Au royaume de la production énergétique française, son trône vacille, mais le nucléaire est toujours roi. Initialement prévue pour 2025, la réduction à 50% (au lieu de 72%) de la part d’électricité issue de l’atome a été reportée par le gouvernement à 2035. Lors de la présentation de sa Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) le 27 novembre, l’exécutif a annoncé la fermeture d’ici cette date de 14 des 58 réacteurs du pays, qui compte le plus important parc nucléaire du monde au regard de sa population [1]. Les deux réacteurs de Fessenheim fermeront en 2020, mais il faudra ensuite attendre, au plus tôt, 2025 pour voir l’arrêt de tranches supplémentaires. Potentiellement, deux quinquennats successifs pourraient s’écouler sans mises à l’arrêt autres que Fessenheim, souligne le Réseau action climat (RAC), qui regroupe en France les ONG investies sur la question climatique.
Le calendrier pose aussi la question du devenir des 44 autres réacteurs, qui auront en 2035 près de 50 années d’âge moyen... Le gouvernement entend-t-il les remplacer par de nouveaux réacteurs EPR, malgré des coûts qui explosent – près de 11 milliards d’euros pour la construction de l’EPR de Flamanville et des déboires techniques qui s’accumulent [2] ? La question reste en suspens... Pour le mouvement anti-nucléaire, l’objectif de réduction à 50% constituait un pas en avant dans la mise en cause de la toute-puissance de l’atome français, empêtré dans une série de difficultés, telles le vieillissement et la sureté des centrales, les retards et surcoûts liés à l’EPR, ou encore l’épineuse et décisive question des déchets. Les derniers reculs montrent néanmoins que leur lutte, qui plonge ses racines au cœur des bouillonnantes années 60 et 70, est loin d’être achevée.
Les opposants au nucléaire sont habitués à devoir vider l’océan à la petite cuillère. « Le nucléaire a été un rouleau-compresseur en France, on a été écrasé militairement, à Creys-Malville comme à bien d’autres endroits » se souvient Jean-Luc Thierry, un historique du mouvement antinucléaire, animateur du Comité contre Superphénix devenu par la suite animateur de campagnes chez Greenpeace. De là à compter plus de défaites que de victoires ? « Dans les grandes lignes, le combat initial est plutôt un échec. Le plan Messmer, par lequel les choses ont démarré, avait une dimension massive qui était difficile à combattre. Mais il ne faut pas oublier que d’autres centrales étaient prévues, dans les Pyrénées, en Bourgogne ou en Bretagne… On est parvenu à limiter la casse, tout de même » [3].
A l’origine, une critique qui est d’abord l’affaire de spécialistes
Le 6 mars 1974, le contexte est bien différent lorsque Pierre Messmer, alors Premier ministre de Georges Pompidou, annonce officiellement la construction de 13 centrales de 1000 MW chacune. Sous le coup du choc pétrolier, la France, encore bercée par l’idéal gaulliste, croit dur comme fer à la possibilité de l’indépendance énergétique avec l’atome [4]. En sus, le gouvernement envisage la création de quatre à six réacteurs supplémentaires par an d’ici 1985 – soit un objectif total de près de 80 unités. Le plan Messmer consacre une véritable révolution : « Jusque-là, on n’avait jamais travaillé sur l’énergie nucléaire de manière industrielle », se souvient Monique Sené, physicienne du nucléaire qui signe alors « l’Appel des 400 », du nom de ces 400 scientifiques s’inquiétant publiquement de cette orientation majeure.
L’année suivante, elle fonde, en compagnie de son mari Raymond Sené, professeur au Collège de France, le Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN), qu’elle préside toujours. A l’époque, la critique est essentiellement une affaire de spécialistes. C’est que la production d’électricité issue de l’atome reste encore marginale : à peine plus de 10 TW en 1973 – pour 400 TW environ de nos jours. « Le 1er kWh d’électricité nucléaire date de 1963, à la centrale de Chinon, la première à vocation de production d’énergie civile », resitue Charlotte Mijeon, du réseau Sortir du nucléaire (SDN).
Des opposants à « la monoculture nucléaire »
Certes, les intentions ne sont pas nouvelles : la commission Peon (Commission pour la production d’électricité d’origine nucléaire) est lancée dès 1955, année qui voit aussi la création du site de Marcoule, où seront menées les premières recherches sur le cycle du combustible et sur les projets de réacteurs. Mais c’est bien le plan Messmer qui marque l’accélération de ce qui deviendra « la monoculture nucléaire ». Avec l’avènement du programme civil naît sa propre force d’opposition, composée de celles et ceux qu’on appelle toujours aujourd’hui les « antinucléaires ».
Pourtant, dans sa thèse de sociologie consacrée à l’essor du mouvement en France [5], Mikaël Chambru fait remonter sa genèse plus tôt dans le temps, en 1962 précisément : « Un mouvement social ne naît jamais de rien ni de nulle part : pour comprendre le mouvement anti-nucléaire, il faut prendre en compte les premières formes d’organisation et de réflexion qui l’ont nourries » explique l’auteur, qui évoque par exemple la manifestation organisée en 1960 par le commandant Cousteau, aux côtés du Prince Rainier de Monaco, pour dénoncer l’immersion de déchets radioactifs en pleine Méditerranée. « Cela peut être considérée comme l’une des premières mobilisations dans l’espace publique contre l’énergie nucléaire en France ».
« On n’imaginait absolument pas le développement du nucléaire à d’autres fins que militaires »
Ce sont deux autres structures aux combats bien différents qui vont élever en premier la voix contre le nucléaire dans l’hexagone. En 1962, Jean Pignero fonde l’Association de protection contre les rayonnements ionisants (Apri), qui, comme son nom l’indique, s’inquiète d’abord de la radioactivité : « En tant qu’enseignant, on devait effectuer une radioscopie pour prouver que nous n’avions pas la tuberculose. Or, cet examen nous irradiait 50 à 60 fois plus qu’une radiographie ! Mais à cette époque, c’était considéré comme un crime de s’opposer à la radioscopie… », témoigne Jean-Jacques Rettig, qui s’engage dans ce combat en 1967 en Alsace, avant de devenir, quelques années plus tard, l’un des principaux animateurs de la lutte contre la centrale de Fessenheim. « Bien qu’elle soit restée assez isolée, l’Apri est la première structure organisée à s’opposer à l’énergie électro-nucléaire, la première à fournir une base de critique à partir de connaissances techniques », atteste de son côté Mikaël Chambru.
A cette préoccupation d’ordre sanitaire s’ajoute la lutte contre l’arme nucléaire, incarnée notamment par le Mouvement contre l’armement atomique (MCAA), créé l’année suivante, en 1963, sous l’égide notamment du biologiste Jean Rostand. « On est très loin des enjeux énergétiques, cela reste surtout une question de géopolitique internationale, notamment portée par le Parti communiste, très investi dans le mouvement contre la bombe atomique », décrypte Mikaël Chambru.
Sur fond de guerre du Vietnam, plusieurs personnalités s’opposent publiquement à l’utilisation du plutonium comme arme de guerre, à l’image de Lanza del Vasto. De fait, dans les années 60, nucléaire rime presque exclusivement avec militaire : « On n’imaginait absolument pas le développement du nucléaire à d’autres fins que militaires ! » admet aujourd’hui Didier Anger, opposant historique à l’usine de retraitement La Hague. Une usine qui symbolise parfaitement cette transformation : lorsque sa construction est lancée par le Commissariat pour l’énergie atomique (CEA), en 1962, La Hague n’a vocation à extraire du plutonium qu’à des fins militaires.
Mai 68, parent oublié des anti-nucléaires
C’est d’ailleurs dans cette période de contestation, notamment anti-militariste, que germent les « événements » de 68. Or, si l’événement est rarement associé dans l’Histoire à la lutte anti-nucléaire – et pour cause, cette source d’énergie étant alors elle-même marginale – Mai 68 constitue pourtant un « virage », selon les mots de Bernard Laponche. Figure scientifique de la critique du nucléaire en France, cet ancien polytechnicien travaillait alors au CEA, qui vit pleinement la mobilisation générale. Il détaille son propre cheminement personnel : « Jusque-là, j’étais syndiqué, mais de façon assez passive. Mais en 1968, le mouvement est très puissant à Saclay, tout est en grève au CEA. Il y a des élections de conseil partout, à tous les échelons. J’étais très impliqué. Mai 68, c’était des questions à caractère social, les droits des travailleurs, la différence entre cadres et non-cadres, etc. Mais il n’a pas été question de nucléaire, ça n’a pas été un sujet : à cette époque, cette question était peu relayée en France... »
Bernard Laponche poursuit : « C’est avec Mai 68 que je suis devenu militant. Et les premières interrogations sur le nucléaire sont arrivées peu de temps après, avec le changement de technologie : la fin du graphite gaz et le choix des réacteurs à eau ordinaire. C’est ainsi que je découvre les risques du nucléaire pour les travailleurs et les populations » [6]. C’est à la suite de cela qu’il rédige, aux côtés de son collègue à la CFDT Jean-Claude Zerbib, la première grande somme sur l’atome : L’électronucléaire en France, signé par le syndicat et édité au Seuil en 1975. Une référence : « Ce fut la Bible du mouvement anti-nucléaire, et elle reste toujours d’actualité » assure Monique Sené.
Critique scientifique, contestation démocratique
De fait, Mai 68 a joué un rôle, indirect et discret mais néanmoins fondamental, dans la constitution d’un mouvement de réflexion et d’opposition au nucléaire : « On ne peut pas établir une filiation directe, mais Mai 68 a une influence culturelle considérable sur toute une génération de militants. S’il n’est pas le déclic, il le prépare en toile de fond », résume Mikaël Chambru. Une influence que détaille elle-même cette fameuse génération : « Mai 68 est une critique irrévérente de l’autorité, y compris scientifique : il y a cette idée que la science ne peut plus être un « absolu » incontesté, se souvient Jean-Luc Thierry, alors étudiant au lycée. C’est un véritable choc intellectuel : on ébranle toutes les certitudes, tout devient questionnable. C’est de ce doute instillé que naît véritablement le mouvement nucléaire ».
Quelques mois plus tard, ce dernier deviendra objecteur de conscience et assumera son insoumission à l’armée. Même son de cloche chez Didier Anger, qui voit dans cette émotion collective un déclencheur plus profond : « Mai 68 convertit en quelques sortes la contestation marginale du nucléaire, essentiellement réduite à son utilisation militaire, en un sujet beaucoup plus global. En tant qu’énergie centralisée, dans laquelle le citoyen est tenu très loin des circuits de décision, le nucléaire entre en contradiction avec les revendications montantes d’autogestion et de démocratie participative. La critique d’abord scientifique du nucléaire, rencontre un bruit de fond plus général, une atmosphère propice à la défense d’un autre type de société ».
En 1971, une grande marche devant la centrale du Bugey
De ce terreau fertile, plusieurs penseurs émergent pour questionner le modèle de société soumis par l’industrie nucléaire. Jean-Luc Thierry cite par exemple Herbert Marcuse [7] – « penseur fétiche de Mai 68 dont la critique de la société de consommation va insuffler un état d’esprit qui s’est propagé à tous les secteurs de la société » - mais également Alain Touraine, sociologue qui co-écrit en 1980 le livre La prophétie anti-nucléaire. Ce sont deux autres figures qui aident considérablement à la visibilité et à l’engagement dans la lutte contre le développement de l’énergie nucléaire. Alexandre Grothendieck d’abord. Le célèbre mathématicien sera, par le biais de son association « Vivre et survivre », l’un des premiers grands lanceurs d’alerte sur le sujet.
« À Saclay, la section syndicale CFDT a organisé une assemblée générale à laquelle Grothendieck fut invité, au début des années 1970. La salle était pleine. Grothendieck a fait un discours expliquant que les déchets, c’était dangereux, qu’il y en avait à côté de Saclay qui étaient mal gérés, qu’il y avait des fuites radioactives… Un discours très alarmiste, et très antinucléaire. La hiérarchie était venue – parce que c’était M. Grothendieck, un grand mathématicien – et ils étaient fous de rage, se remémore Bernard Laponche. C’était la première fois qu’il y avait, in situ, dans le temple du nucléaire, une AG avec un scientifique très respecté qui en expliquait les dangers. Cela a fait scandale ».
Ensuite, Pierre Fournier, journaliste et dessinateur passé notamment par Hara-kiri et Charlie hebdo, où il fait entrer ce sujet dans le paysage médiatique. Considéré comme un précurseur du mouvement écologiste [8], il fonde La Gueule ouverte en 1972, et en fait un porte-voix actif de la lutte naissante contre le nucléaire. « Il était à nos côtés à la toute première manifestation contre la centrale de Fessenheim, au printemps 1971, se rappelle ainsi Jean-Jacques Rettig. Puis il fut à l’initiative de la grande manifestation à Bugey, quelques semaines plus tard ». Avec 15 000 à 20 000 personnes réunies le 10 juillet 1971, la grande marche devant la centrale de Bugey fait définitivement entrer le sujet à l’agenda politique. « Pierre Fournier est un personnage central, menant à la fois un gros travail de vulgarisation scientifique et en même temps, un vrai plaidoyer pour médiatiser les enjeux », analyse Mikaël Chambru.
Plogoff, une victoire en trompe-l’œil
C’est dans cette dynamique « post-soixante-huitarde » que le mouvement anti-nucléaire s’amplifie, simultanément à l’avènement du nucléaire civil. Les années 70 voient fleurir d’autres penseurs, tel Ivan Illich, qui prennent le relais. D’autres lieux de luttes émergent également, qui enracinent l’existence du mouvement, mais avec des fortunes diverses : en 1977, Vital Michalon, 31 ans, est tué lors de la tragique manifestation de Creys-Malville, tandis qu’en 1981, François Mitterrand offre une victoire symbolique au mouvement en abandonnant le projet de centrale nucléaire de Plogoff. Une décision politique en trompe-l’œil, rappelle au passage Charlotte Mijeon : « L’emblème de Plogoff ne doit pas faire oublier que le programme nucléaire a connu une accélération sans précédent sous le quinquennat de Mitterrand : plusieurs réacteurs ont ouvert, à un rythme très soutenu, dans les années 80 ».
Sans compter le drame du Rainbow warrior, le navire de Greenpeace coulé en juillet 1985 le long des côtes de Nouvelle-Zélande par les services secrets français, alors qu’il protestait contre les essais nucléaires menés par Paris dans le Pacifique… Bien qu’il s’agisse là d’un enjeu lié au nucléaire militaire, les conséquences sont lourdes pour le mouvement : « Cet événement a marqué un véritable coup d’arrêt. On a semé le doute et jeté l’opprobre avec des rumeurs en tous genres. Pendant plusieurs années, un mouvement comme Greenpeace n’a plus souhaité communiquer sur le nucléaire », rappelle Jean-Luc Thierry.
Bure, nouvel épicentre de la lutte anti-nucléaire ?
A la différence de l’industrie qu’elle combat, le mouvement antinucléaire est resté longtemps décentralisé – d’aucuns diraient désorganisé – sans grande articulation principale au niveau national : le réseau national Sortir du nucléaire n’est créé qu’en 1997. « Le mouvement antinucléaire n’a jamais été quelque chose d’unifié. Il a toujours été constitué de différentes poches de résistance au niveau local, agrégeant différentes cultures politiques », observe Charlotte Mijeon. La conséquence logique d’une certaine vision du monde, qui sous-tend la lutte contre l’industrie de l’atome, souligne Jean-Jacques Rettig : « Mai 68 a appris à déconstruire l’État pyramidal, ultra-centralisé et centraliste, et on y a opposé une certaine idée du régionalisme. Il faut croire que cette critique des structures paternalistes établies garde toute sa pertinence à l’heure de Macron-Jupiter… ».
Qu’en est-il de ce vaste mouvement, un demi-siècle plus tard ? L’inventaire est forcément périlleux. Le mouvement est fatigué, miné par le manque de victoires, des conflits en interne et un renouvellement des forces vives qui n’est pas toujours assuré [9]. « Ce n’est pas tout à fait la même chose de lutter contre l’ouverture d’une centrale, que contre sa prolongation… », remet en perspective Mikaël Chambru.
D’autres luttes, à l’image de l’opposition au projet de centre d’enfouissement de déchets radioactifs Cigeo, à Bure, ont pris le relais et continuent de porter le flambeau de la lutte antinucléaire. Peut-être faut-il chercher l’héritage du mouvement un peu plus loin, hors du seul cadre nucléaire ? « Le nucléaire a servi d’ouvre-boîte à d’autres luttes, par exemple à celle contre les OGM. Toutes les questions de risque global ont été fondamentalement influencées par le mouvement anti-nucléaire, analyse Jean-Luc Thierry. Et quand je vois l’opposition aux "grands projets inutiles et imposés" aujourd’hui, qui mobilise différents acteurs autour d’un même territoire, je me dis que la convergence des luttes a encore du sens… ». Ce sont aussi des employés et techniciens d’EDF au sein des centrales, ou des cheminots impliqués dans le transport de matières radioactives, qui n’hésitent pas à alerter sur les défaillances et les risques (lire nos enquêtes sur le sujet, notamment : « C’est incroyable qu’on n’ait pas encore fondu un cœur de réacteur » : des techniciens EDF s’inquiètent). Reste à prendre la mesure d’un nouveau contexte politique, marqué par la criminalisation sans précédent du mouvement d’opposition à Bure.
Barnabé Binctin
Photo : Manifestante française lors d’une action contre un transport de déchets radioactifs en Allemagne en 2011 / CC Oliver Hallmann
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– Lire notre enquête la plus récente : Centrales nucléaires : les failles du dispositif d’urgence prévu par EDF en cas de scénario catastrophe
– Notre dossier sur le risque nucléaire