On a beau être à plus de 700 kilomètres de la côte la plus proche, une armée de mouettes obscurcit le ciel. Au milieu de coteaux agricoles, à quelques centaines de mètres du Danube, l’une des plus grandes décharges à ciel ouvert d’Europe remplit le fond d’une vallée de la banlieue de Belgrade, la capitale serbe. Depuis cinquante ans, les services municipaux entassent à Vinça toutes les ordures ménagères de la ville, soit plus de 500 000 tonnes chaque année. Elles ont fini par y former une montagne nauséabonde de 40 mètres de haut, faite de plastique, de vieux meubles défoncés, de ferraille, de déchets verts...
Au sommet, les camions poubelles de Gradoscka čistoća, l’entreprise publique en charge de la gestion du site, se succèdent pour déverser leur collecte du jour. Des tractopelles repoussent le flot de détritus vers les flancs de l’excroissance urbaine, entourée d’un cours d’eau noirâtre, semblable aux douves d’un château médiéval. Tout autour, un océan de sacs plastique se balancent aux branches des arbres. « Depuis cinquante ans, personne n’a jamais rien fait pour améliorer la situation à Vinça. C’est un désastre écologique total... Tous les six mois, des poches de méthane entraînent des feux de décharge », se désole Dragan Đjilas, leader de l’opposition au président conservateur Aleksandar Vučić. Maire de Belgrade de 2008 à 2013, il avait alors tenté de lancer un projet d’incinérateur public, tombé à l’eau faute de l’appui de bailleurs privés.
Finalement le fourneau va bien sortir de terre, mais sous pavillon français. Fin septembre 2019, la multinationale française Suez, à la tête du consortium international Beo Clean Energy Limited, a conclu un contrat à 300 millions d’euros avec la municipalité de Belgrade pour la construction d’un incinérateur à deux pas de la décharge actuelle. « J’ai peur que ça ne règle pas le problème de Vinça. Suez ne brûlera que les nouveaux déchets produits par Belgrade. Les anciens continueront à pourrir lentement, polluant toujours plus les sols et le Danube », soupire l’imposant homme politique, dans les bureaux de l’Alliance pour la Serbie, une coalition gauche-droite regroupant des partis opposés à la politique libérale et clientéliste du président Vučić.
Le géant français de la gestion de l’eau et des déchets s’est pourtant engagé à produire du biogaz à partir de la décharge existante, et de l’électricité avec son nouvel incinérateur, qui devrait brûler 43 tonnes de déchets par heure pour en faire sortir 103 mégawatts. La mairie peut se targuer de la victoire politique d’être en passe de réussir à fermer l’une des plus grandes décharges d’Europe, tout en « développant une gestion des déchets à la pointe de la technologie », comme le déclarait récemment Goran Vesić, adjoint au maire. De son côté, Suez s’assure un chiffre d’affaires stable pour les 25 prochaines années en Serbie, tout en s’attribuant elle aussi les mérites d’avoir réglé le problème environnemental de Vinça.
Un projet à 1,6 milliard d’euros
Mais l’addition de cette victoire politique risque d’être salée pour les Belgradois. En investissant quelques centaines de millions d’euros à Vinça, Suez compte bien en tirer des bénéfices financiers : près de 1,6 milliard d’euros d’ici 2043, que la municipalité s’est engagée à lui reverser sur 25 ans au titre des frais de fonctionnement du futur incinérateur. Une somme énorme pour un pays dont le PIB est de 40 milliards. « Ce sont nous, les citoyens, qui allons payer. Les taxes de ramassage et de gestion des ordures ménagères vont augmenter. À Belgrade, ces partenariats public-privé mettant l’intérêt privé d’entreprises étrangères au dessus de l’intérêt collectif sont devenus la norme et font sans arrêt augmenter le coût de la vie », détaille Aleksa Petkovic porte-parole du mouvement citoyen Ne Davimo Beograd (« Ne vendons pas Belgrade »).
Sur un coin de mur de son bureau, on peut voir la photo d’un canard géant flottant sur le Danube : l’emblème du collectif depuis les grandes manifestations de 2016 contre le Belgrade Waterfront, une vaste opération immobilière émiratie sur les rives du deuxième plus grand fleuve d’Europe. Depuis, Ne Davimo Beograd s’oppose à d’autres grands projets urbains privés, dont le futur incinérateur de Vinça. « Ce type de partenariat est très critiqué, ils creusent de grosses dettes dans le budget des collectivités sur de longues années, analyse Pipa Gallop, de l’ONG Bankwatch, spécialisée dans la surveillance de l’activité des institutions financières internationales en Europe de l’Est. « Pourtant ils sont ardemment défendus par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Société financière internationale [IFC, organisation de la Banque mondiale, ndlr]. »
À Vinça, les couches de plastique se sont accumulées dans le sous-sol à mesure que la classe politique locale laissait le problème de la gestion des déchets de côté. Dans tout le pays, les dépôts d’ordure sauvages se sont multipliés, le tri sélectif est quasiment inexistant et le système de collecte trop souvent défaillant. Toutes les ordures de Belgrade finissent à Vinça, la seule décharge de la ville. La municipalité n’a jamais investi dans des technologies de traitement. Le recyclage repose entièrement sur quelques entreprises privées qui récupèrent des déchets électroniques, ou sur le secteur informel des biffins, souvent des Roms très précaires.
Au pouvoir à la mairie de 2008 à 2013, Dragan Đjilas avait tenté de lancer un projet d’incinérateur municipal, qui aurait permis à la ville de produire sa propre électricité, et d’employer une partie de ces collecteurs informels, sans dépendre d’un bailleur privé. « Ces 1,6 milliard que nous allons devoir payer à Suez, c’est sept fois plus que le montant de mon ancien projet. On avait deux possibilités, l’une était d’investir 300 millions de notre poche afin de produire notre propre électricité, l’autre de payer plus d’un milliard à une compagnie étrangère, tout en devant en plus acheter une énergie au-dessus des prix du marché. Je vous laisse deviner l’option que nous avons choisie... »
Pour les 25 prochaines années, la mairie s’est effectivement engagée à acheter l’électricité produite par l’incinérateur de Suez deux fois le prix des tarifs du marché, à en croire les premières versions du contrat publiées en ligne par Transparency Serbia. « Ce n’est pas avec des prix aussi élevés que les gens vont arrêter d’utiliser du charbon pour se chauffer », ironise Aleksa Petkovic. Les subventions accordées par la mairie à Suez pour la production d’énergie renouvelable feront gonfler la facture énergétique des citoyens de plusieurs centimes par kilowattheure. L’augmentation pourrait paraître dérisoire, si le salaire moyen en Serbie ne dépassait pas à peine les 300 euros par mois.
« Aucune des entreprises n’a avancé de pistes pour développer le tri sélectif ou le recyclage des déchets »
L’étiquette « énergie verte » reste d’ailleurs très discutable ; elle entre en contradiction avec la législation européenne, que la Serbie a en partie intégrée à son droit national dans la perspective d’une éventuelle future adhésion à l’Union. C’est ce que pointe Bankwatch dans un récent rapport sur les irrégularités du partenariat entre Belgrade et Beo Clean Energy Limited. Les auteurs y affirment que le contrat tarifaire de rachat d’électricité n’est pas compatible avec les règles européennes, qui ne reconnaissent pas comme renouvelables les énergies issues de la combustion de déchets plastiques. En brûlant 340 000 tonnes de déchets par an, la ville risque aussi d’être en porte-à-faux avec l’objectif national de recycler 50 % des déchets municipaux d’ici 2030, toujours dans la perspective de respecter le droit communautaire. Le vernis vert du futur incinérateur de Suez s’écaille donc un peu. « Lors de l’appel d’offres, aucune des entreprises n’a avancé de pistes pour le développement du tri sélectif ou le recyclage des déchets », analyse Pipa Gallop.
À Vinça, seuls quelques ballots de plastique attestent d’un début de recyclage. Dans la décharge, c’est surtout la communauté rom qui s’y emploie. Très précaires, travaillant sans aucune protection, les ferrailleurs attendent que les camions de Gradoscka čistoća aient fini de décharger leurs bennes pour voir ce qu’ils peuvent récupérer : bouts de ferraille, tiges à béton, meubles cabossés, électroménager hors service... Ils mettent tout ce qu’ils peuvent dans leurs voitures surchargées, parfois de vieux camions Yugo, et se dirigent vers le village voisin, où se trouvent leurs entrepôts. Là-bas, ils découpent le métal à la scie sauteuse pour le revendre au poids, ou récupèrent des pièces détachées sur les appareils électroniques.
Ce secteur informel ferait vivre plusieurs milliers de personnes. L’entreprise publique Gradoscka čistoća a octroyé à certains un permis pour pouvoir travailler dans la décharge. Incapable de mettre en place le tri sélectif à la source, la municipalité en est réduite à externaliser le recyclage de ses déchets à des populations vulnérables, qui s’empoisonnent lentement pour collecter et revendre du plastique 30 centimes les trois kilos.
La Slovénie voisine approche du « zéro déchet » non recyclé
La faillite de la gestion publique des déchets à Belgrade n’est qu’une illustration de ce qui se passe dans le reste du pays : seuls 5 % des déchets y sont traités et recyclés. Pourtant, ailleurs dans l’espace post-yougoslave, la Slovénie a réussi à devenir le champion européen du traitement des déchets, sans pour autant avoir recours aux services du privé. Chaque année, le centre de tri public de Ljubljana transforme 166 600 tonnes des déchets qu’il reçoit en compost, biocarburant, ou en nouveaux objets, soit près de 98 % du total des ordures qui y entrent. Pour Aleksa Petkovic, c’est bien la preuve que le zéro déchet peut devenir une réalité dans les Balkans. « Pour cela, il faudrait déjà que l’État serbe améliore le système de collecte et de tri, ce qui permettrait de mieux valoriser les déchets organiques par exemple. »
« Avec les partenariats public-privé, il est toujours très difficile de déterminer qui est gagnant : l’entreprise ou l’intérêt général ? » Nemanja Nenadic, de Transparency Serbia continue de se poser la question après avoir participé aux comités d’évaluation des offres des entreprises retenues pour le site de Vinça. Difficile aussi pour les membres du conseil municipal de se faire un avis sur la question : ils n’ont eu que quelques jours pour prendre connaissance des plus de 1000 pages du contrat, non traduites en serbe. La Banque européenne d’investissement, émanation de l’Union européenne, qui devait financer une partie de l’investissement initial de Suez s’est finalement retirée, considérant que le projet n’était pas compatible avec les normes environnementales communautaires.
Cette impasse juridique n’a pas empêché la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), une institution internationale chargée de favoriser la transition vers l’économie de marché des pays d’Europe de l’est, de tout de même valider le projet de Suez. « Ce partenariat avec le secteur privé introduit une nouvelle façon de financer le service public en Serbie, moins exposée à l’instabilité politique, justifie Alex Reiserer, porte-parole de la BERD. Ce contrat permettra aussi à Belgrade de prévenir les risques de pollution tout en réduisant la destruction des écosystèmes. »
Mais en ayant délégué la gestion de ses déchets à un partenaire privé pour 25 ans, la ville risque de perdre la main sur la gestion des risques environnementaux, qui de toute façon étaient déjà loin d’être la priorité du gouvernement et de la mairie, tous deux plus préoccupés d’attirer des investisseurs étrangers pour relancer l’emploi et une industrie déclinante. « Comment fera-t-on pour évaluer les émissions de dioxines et de furane émises par le futur incinérateur ? Il n’existe aucun laboratoire serbe capable de le faire », s’inquiète Aleksa Petkovic. Si les Belgradois n’avaient déjà que peu de moyens de faire entendre leur mécontentement du temps de la décharge municipale, ils en auront encore moins quant elle sera passée aux mains de Beo Clean Energy Limited.
« Nous allons lancer un recours devant la BERD pour tenter de les convaincre de se retirer de ce projet nocif », conclut l’activiste de Ne Davimo Beograd, déterminé même si son mouvement pèse peu face à un projet à 1 milliard d’euros. S’il revient au pouvoir, Dragan Đjilas est lui aussi décidé à faire annuler ce partenariat public-privé. « Et si Suez nous traîne devant un tribunal arbitral, quelqu’un de l’administration finira bien par parler, et dira qui à la mairie s’est rempli les poches avec ce contrat insensé. »
Benoît Collet
Cet article est extrait de Villes contre multinationales, publié par l’Observatoire des multinationales et ses partenaires du réseau européen ENCO, un recueil d’articles inédits écrits par des militants, des journalistes, des élus et des chercheurs de divers pays européens, offrant un panorama d’une confrontation qui se joue dans de nombreux secteurs, de la privatisation de l’eau à Uber et Airbnb.
« Villes contre multinationales » est publié dans le cadre de la collection Passerelle de ritimo. Plus d’informations ici, notamment pour obtenir une version imprimée.
Photos : © Benoît Collet