Le convoi arrive, peu avant 10 h, à l’angle de l’un des terrains communs du cimetière de Thiais (Val-de-Marne). Ces espaces sont dédiés à la mise en terre des personnes sans ressources ou dont le corps n’a pas été réclamé, ainsi qu’aux personnes non identifiées. À bord de l’un des véhicules, quatre cercueils en bois clair abritent les corps d’une femme et trois hommes, âgé es de 59 à 89 ans, décédé es en 2022.
En ce début avril, ces personnes s’apprêtent à reposer dans les « jardins de la fraternité », sous l’œil de deux bénévoles du collectif Les Morts de la rue. L’une d’entre elles est Camille, 36ans, professeure d’histoire de l’art. Pour elle, accompagner ces personnes constitue « un devoir civique ». « C’est insupportable que des gens soient enterrés seuls », insiste-t-elle.
Depuis 20 ans, ce collectif tente de recenser et de retracer le parcours des personnes sans chez soi mortes sur le territoire français. Trois fois par semaine, il enterre des personnes isolées ou sans domicile décédées à Paris. Ces corps, les bénévoles les récupèrent à l’Institut médico-légal et dans les hôpitaux de la capitale.
« À l’hôpital , à la différence de l’Institut médico-légal, on peut voir le visage du défunt », explique Nadia, historienne de l’art. Bénévole au collectif depuis huit ans, elle estime que découvrir les visages, « ça change beaucoup pour nous qui avons écrit un éloge funèbre à partir de quelques informations ». « Ça incarne l’individu », ajoute-t-elle.
Une mort par jour depuis le début de l’année
Les morts de l’année 2022 n’ont pas tous encore été enterrés. Mais depuis le 1er janvier 2023, au moins 117 personnes sans toit (sans domicile personnel depuis au moins trois mois avant leur décès) ou hébergées de manière temporaire sont déjà décédées, à la date du 14 avril. C’est plus d’une mort par jour.
« 35 personnes en situation de rue, 11 personnes hébergées, en centre d’hébergement, chez un proche, à l’hôtel, dans un squat, et 71 personnes probablement sans chez soi », sont mortes depuis le début de 2023, énumère Adèle Lenormand, coordinatrice de l’équipe « dénombrer et décrire » au sein des Morts de la rue. Parmi ces premiers décès de l’année, il y a par exemple un homme de 33 ans début mars atteint d’une pathologie pulmonaire, ainsi qu’un mineur de 15 ans disparu en janvier.
« Ça fait trois ans que je suis chez Médecins du monde et depuis janvier, c’est hallucinant le nombre de personnes dont on apprend le décès », souffle Guillemette Soucachet, coordinatrice du programme « Pas de santé sans toit » de Médecins du monde, partenaire des Morts de la rue. Et tous les décès ne sont pas forcément recensés. « On fait face à un obstacle majeur pour dénombrer les morts, explique Adèle Lenormand. Certains décès de personnes sans-abri ou anciennement sans-abri restent hors radar, surtout quand elles n’étaient pas suivies de leur vivant par des associations. »
Alerter sur le sort des plus précaires
C’est au sein des locaux de l’association, situés dans le nord de Paris, que s’organise le recueil de données sur les personnes défuntes. « Dans un premier temps, quand on a les signalements, que ce soit par la presse, des associations, des institutions locales ou encore des particuliers, on n’a pas toujours l’identité de la personne », indique Adèle Lenormand. Un véritable travail d’enquête commence alors, qui peut prendre des mois.
« Parfois on a tout, parfois rien », résume Rodrigue, 22 ans, qui effectue son service civique au collectif. Le jeune homme archive les premières informations obtenues notamment grâce aux actes de décès. De son côté, Pierre, chargé d’enquêter sur les morts dans les Hauts-de-France, tente de retracer la vie des personnes. Et parfois les informations proviennent de sources inattendues. « Il y a un homme pour qui je ne trouvais rien et je suis tombé sur son CV sur internet », raconte le septuagénaire, qui travaillait dans le secteur du logement social avant de devenir bénévole pour le collectif.
Les objectifs du collectif, qui fête ses 20 ans cette année, sont de rendre visible la mort des ces personnes invisibilisées de leur vivant, rendre hommage à ces hommes et ces femmes, ainsi qu’alerter l’opinion publique sur le sort des plus précaires. « Le but des rapports sur la mortalité des personnes “sans chez soi”, c’est de montrer que vivre à la rue tue et a des effets de long terme sur la santé », expose Adèle Lenormand. C’est pourquoi le collectif évoque également la mortalité des personnes anciennement sans-abri pour montrer les conséquences dans la durée de la vie à la rue. À ces 117 décès de début 2023, « il faut rajouter dix personnes anciennement “sans chez soi” » elle aussi décédées, complète la jeune femme.
« Il n’y a pas de bonne santé possible en étant à la rue, insiste Guillemette Soucachet. Ce que l’on fait à travers les accueils, les maraudes ; c’est utile, mais ce n’est pas suffisant. À partir du moment où la personne reste dans un habitat très précaire ou en rue, sa santé ne pourra pas se stabiliser, s’améliorer et être bonne. » La rue va favoriser des pathologies ou en tout cas l’aggravation de certaines d’entre elles. « Il y a, par exemple, des personnes qui étaient diabétiques avant de tomber en rue, mais très clairement la rue va rendre compliquée l’accès aux soins et le suivi de leur pathologie, détaille la responsable de Médecins du monde. D’autant plus que « les personnes restent de plus en plus longtemps en rue et, de fait, leur état de santé se dégrade », explique-t-elle.
Moyenne d’âge des décès : 48 ans
En février, la dernière Nuit de la solidarité, durant laquelle professionnels du secteur social et bénévoles réalisent un décompte anonyme des personnes vivant à la rue [1] a montré une augmentation du nombre de SDF à Paris par rapport à 2022. « Les personnes sans domicile sont plus à risque de tuberculose et autres maladies respiratoires, de traumatismes, de maladies sexuellement transmissibles et de troubles nutritionnels », rappelle le Collectif des morts de la rue dans son dixième rapport annuel, publié en octobre 2022.
D’après cette étude, au moins 620 décès de personnes « sans chez soi » ont été répertoriés en 2021 (et 706 en tout, si l’on compte les personnes anciennement « sans chez soi »). En 2021, les personnes décédées avaient en moyenne 48 ans et étaient majoritairement des hommes. Dans plus de la moitié des 620 cas recensés (58 %), le collectif n’est pas parvenu à déterminer les causes de la mort, tandis que les morts violentes (agressions, suicides, noyades, accidents, froid, chaleur, intoxications, etc.) représentaient 30 % des cas.
Venaient ensuite les tumeurs (5 %), les maladies de l’appareil circulatoire (4 %), les décès liés à la consommation d’alcool ou de stupéfiants (moins de 1 %) les maladies de l’appareil digestif (moins de 1 %). Les autres causes (maladies de l’appareil respiratoire, infections, parasites, maladies du système nerveux…) représentaient 2 % des décès. Selon Adèle Lenormand, l’étude non achevée sur la mortalité de 2022 s’achemine vers un nombre de morts au moins équivalent.
Harcèlement policier
Pour éviter ces morts, il faut pour Médecins du monde et le collectif Morts de la rue travailler en priorité sur l’accès au logement et aux soins des personnes sans toit. Il faudrait « plus de structures d’hébergement pour les personnes qui ne pourraient pas accéder immédiatement à un logement, plus de structures médicalisées pour les personnes à la rue, plus de moyens financiers et humains pour l’hôpital public et le secteur social », énumère Guillemette Soucachet.
La responsable insiste aussi sur le besoin d’« arrêter la logique sécuritaire qui prévaut pour certains publics comme les personnes exilées, celles en bidonville ou vivant dans des squats, qui se traduit par un harcèlement policier et des expulsions régulières. »
« Avec les Jeux olympiques de Paris, on est très inquiets. Parce qu’il y a de plus en plus de personnes isolées dans le centre de Paris à qui la police demande de bouger tous les jours ou tous les deux jours », se désole la coordinatrice de Médecin du monde. Or, la multiplication des évictions contribue à des ruptures dans le suivi social et médical. « Si la personne a réussi à créer un réseau de professionnels autour d’elle avec un médecin traitant, une assistante sociale, un accueil de jour dans lequel elle se rend, tout ça va exploser du jour au lendemain si la personne doit partir », et avoir des effets sur sa santé. Les festivités sportives des uns risquent de fragiliser encore plus la survie des autres.
Margaret Oheneba
Photo de une : À Paris en 2020. ©Ivan du Roy