Pour recycler les cartouches d’imprimante vides, il suffit généralement de les ré-expédiées par simple colis au fabricant. Celui-ci se charge ensuite de les acheminer vers un centre de recyclage ou une déchetterie. Sur le chemin de l’imprimante à son recyclage, les toners passent par une plate-forme de tri des colis (PFC) à La Poste. Comme celle de Gennevilliers, au nord de Paris. Dans ce vaste hangar, aussi étendu que trois ou quatre terrains de foot, on réceptionne quelques 1800 cartouches usagées par jour. Déversés dans de grands bacs, parmi les 180 000 colis quotidiens que gère la plate-forme, les paquets de toners usagés sont happés par un étroit tapis roulant, sur lesquels ils sont posés pêle-mêle. Quelques mètres plus loin, quelqu’un les remet d’aplomb, pour que le code postal puisse être lu par l’ordinateur.
« C’est à ce moment que l’on découvre les paquets éventrés, souligne Jean-Michel Gillet, ancien salarié de la PFC de Gennevilliers, syndiqué chez Sud-PTT et secrétaire du Comité d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) du site pendant treize ans. Mais on ne s’en rend pas forcément compte tout de suite. Puisqu’ils peuvent être sous d’autres paquets, ou à l’envers. Dans tous les cas, on respire des poussières qui piquent les yeux et brûlent la gorge. » Il est aussi arrivé qu’un container plein de cartouches usagés se disloque, libérant un nuage de poudre sur 30 mètres, causant des gênes respiratoires à l’ensemble des agents situés à proximité.
Présence de cancérogènes dans les toners
Pendant longtemps, les salariés ne prêtent pas attention à ces « petits » maux quotidiens. Ils s’habituent, et rentrent chez eux sans prendre soin ni de se doucher, ni de se changer. « Nous avons été négligents, regrette Jean-Michel Gillet. Mais la direction ne nous a pas aidés. Ils n’ont cessé de nous assurer que les poussières de toners, "ce n’était pas très grave" » . Et puis, en 2010, Jean-Michel Gillet emmène à l’infirmerie un collègue qui saigne du nez après avoir pris en charge un colis de toner éventré. Il se dit que quelque chose ne va pas, et s’adresse au médecin de la Poste. La direction régionale des risques professionnels d’Ile-de-France, qui vient visiter la plate-forme de tri, estime qu’il faut prendre le sujet au sérieux, et recommande de ventiler les postes de travail. Quelques mois plus tard, les salariés apprennent que les poudres de toners contiennent de l’oxyde de fer, qui peut endommager les voies respiratoires ; mais aussi du noir de carbone et du titane, classés cancérogènes probables ; ainsi que du chrome et du zinc, cancérogènes avérés [1].
Sur la chaîne de tri, aucune modification d’envergure ne suit ces premières révélations. La direction met à disposition des salariés un kit de protection comprenant un masque, des lunettes et des gants. « Ce kit ne sert à rien, tranche Jean-Michel Gillet. Une fois que l’on s’est aperçus que le colis est éventré, c’est trop tard, puisque nous avons déjà respiré les poussières ! » S’ils sont les plus exposés, les salariés qui sont sur la machine de tri ne sont pas les seuls à être en contact avec les poussières de toners.
Colis et lettres contaminés par les poussières
Ceux et celles qui vident les camions, refont les colis défectueux, les rechargent dans les camions, puis les livrent peuvent aussi en respirer ou en récolter sur leurs mains. En se touchant les yeux ensuite, ou en portant leurs mains à la bouche, ils font entrer ces poussières dans leur organisme. « Nous nous inquiétons aussi pour nos clients, ajoute Frédéric Perdriel, représentant syndical Sud à Rheu, en Ille-et-Vilaine. Dans cette plateforme située près de Rennes, 150 000 colis sont triés chaque jour, dont environ 150 contiennent des toners usagés. Si un enfant touche un colis parsemé de poussières de toners, venues d’un autre colis, et qu’il met ensuite ses mains dans sa bouche, cela donne quoi ? », interroge Frédéric Perdriel.
Lassés de patienter, et de voir se succéder les colis de toners éventrés sans possibilités de s’en protéger, les salariés de Gennevilliers demandent en CHSCT qu’une expertise soit menée. La direction conteste cette demande mais la Justice, estimant que le danger est avéré, donne raison aux salariés. « La direction a fait traîner les choses, s’insurge Jean-Michel Gillet. Nous n’avons pu lancer l’expertise qu’en mars 2016. » Publiés en novembre suivant, les résultats de l’expertise confirment les informations rendues par l’INRS six ans plus tôt : les toners contiennent bien des matériaux cancérogènes. Mais la composition chimique des poussières n’est pas le seul problème. L’expertise révèle une présence massive de particules fines, qui peuvent entrer profondément dans l’organisme, et donc être encore plus toxiques. Ces particules fines représentent jusqu’à 98% des échantillons analysés.
Les poussières de toners renferment par ailleurs des nanoparticules, dont le risque cancérogène est directement lié à la taille. « Par exemple, les nanoparticules de fer sont cancérogènes, alors que les particules de fer ne sont pas classées comme telles par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) », souligne l’expertise. Les toners pourraient renfermer d’autres dangers, la composition de ces produits n’étant que partiellement connue, secret industriel oblige. Quoi qu’il en soit, la taille des particules rend les masques mis à disposition des salariés « totalement inefficaces » selon les experts, qui concluent sur « la nécessité de prendre sans tarder des mesures afin d’éviter la mise en suspension, puis l’absorption de particules de toner au travail. »
Pour La Poste, « pas de risque avéré »
Dans le petit monde des plateformes de tri – il y en a quinze en France – l’expertise réalisée à Gennevilliers produit quelques remous. Au Rheu, Frédéric Perdriel, membre du CHSCT, déclenche deux alertes pour danger grave et imminent, en décembre 2016, puis en mars 2017. « L’inspectrice du travail qui s’est déplacée suite à ces DGI a été étonnée de constater qu’aucun des membres de la direction n’avait lu l’expertise réalisée à Gennevilliers. Elle a répété que même l’exposition de courte durée comprenait des risques, et insisté pour qu’un travail d’analyse du contenu des cartouches, et d’estimation de l’exposition réelle des salariés soit mis en place. »
Les salariés ne sont même pas tous au courant qu’un kit, même inefficace, a été mis en place. « Les salariés de nuit sont encore moins bien informés, se désole Frédéric Perdriel. Et ne parlons pas des intérimaires et des CDD. À Rennes, ils sont 50, pour 200 salariés fixes. » La PFC de Gennevilliers compte 210 agents. Sur les 120 personnes en charge du tri, une trentaine sont intérimaires. Des sociétés sous-traitantes s’occupent par ailleurs du chargement des camions et des gros colis.
Face au danger des paquets éventrés, que fait la Poste ? « Nous sensibilisons nos clients », affirme la direction, qui a refusé de nous accorder une interview. Le service communication, chargé de nous répondre, a rapporté les informations suivantes : « Une expertise a été demandée à un bureau de contrôle. Ses conclusions disent que l’on est en deçà du seuil de dangerosité préconisé par l’Organisation mondiale de la santé. Il n’y a donc pas de risque avéré. »
Toujours aucune mesure prise
L’expertise en question n’est pas accessible. Mais celle qui a été menée en 2016 à la demande du CHSCT de Gennevilliers rappelle que pour les agents chimiques cancérogènes, il n’existe pas de dose non dangereuse. La valeur limite d’exposition professionnelle (VLEP) – à laquelle se réfère La Poste – ne prévient pas non plus la dangerosité particulière des particules très fines. L’expertise CHSCT estime même que le respect des VLEP peut « conduire à détourner la nécessaire vigilance vis-à-vis du danger occasionné » par ces agents cancérogènes et particules fines. Axée sur le respect de la valeur limite, l’organisation du travail omettrait ainsi que la vraie sécurité est l’absence d’exposition.
« Pour contrer l’immobilisme de la direction, nous avons lancé une procédure en référé, dit Jean-Michel Gillet. Nous ne voulons plus que ces colis soient traités à l’air libre. Il faut un circuit spécial, comme pour le transport de matériaux dangereux, avec des emballages spéciaux, hermétiquement fermés. Bien sûr, cela va coûter de l’argent, et c’est pour cela qu’ils ne veulent rien changer. »
Les syndicalistes espèrent une condamnation de La Poste pour non respect des conditions de travail et de sécurité depuis 2010, année de la première alerte. En attendant que la justice fasse son travail, les salariés sont toujours exposés. « Ils gagnent du temps, comme toujours », tempête Jean-Michel Gillet. Dans les centre de tri, les salariés continuent, chaque jour, à prendre des risques et à perdre, peut-être, quelques années de vie en bonne santé. « On pense à l’amiante, bien sûr, disent-ils tous. Et cela nous fait peur. »
Nolwenn Weiler
Photo : CC Max Wheeler