C’est une improbable bâtisse qui se dresse au sommet d’une colline du Nord de Marseille, sur une petite esplanade encerclée par de grandes barres des années soixante. « Bienvenue au Kalliste », lance Antoine en se garant face à la villa. Le Kalliste, c’est une des cités du 15e arrondissement de Marseille, desservie par une unique ligne de bus. Et cette « maison de la famille Adams » comme l’appelle le jeune médecin, c’est le futur centre de santé du coin. Alors que le ciel balayé de mistral est encore bleu vif, Antoine et Oriane, deux des neuf cofondateurs de ce projet, font visiter les trois étages à la lampe torche. Après cinq ans de tractations avec la mairie, propriétaire des lieux, l’heure est enfin à l’aménagement et aux considérations techniques : possibilité d’ascenseur, taille de l’infirmerie, de la salle de réunion, emplacement des toilettes. L’espace doit permettre à l’organisation d’autres activités que les consultations, comme des ateliers cuisine.
Associatifs, municipaux ou mutualistes, les 1 609 [1] centres de santé français se distinguent essentiellement des maisons de santé – regroupements de professionnels de santé libéraux – par le salariat d’équipes pluridisciplinaires. Sous le même toit peuvent être réunis des professionnels de la santé, du social, des agents d’accueil et des coordinateurs [2]. Pour être conventionné par l’Assurance maladie, le centre doit pratiquer le tiers payant, les tarifs conventionnels de secteur 1 et se donner les moyens de lutter contre les « inégalités sociales de santé ». Car en quartier populaire et ailleurs, l’accès aux soins n’est pas seulement entravé par l’éloignement géographique des structures.
« Réintégrer la santé dans le champ du politique et du social »
Une évidence pour l’équipe marseillaise, constituée en septembre 2011 autour du « Massilia sante system », un collectif de soignants qui souhaite « réintégrer les problématiques de santé dans le champ du politique et du social ». Si tous ont l’expérience de la médecine de ville, certains sont aussi passés par des centres de santé ou des associations comme le Planning familial ou Médecins du Monde. Aujourd’hui, ils s’approprient le concept de « santé globale » [3]. « On avait envie de changer « l’espace-temps » de la santé, de pouvoir se parler entre collègues, de prendre le temps avec les gens quand il y en a besoin. Ce qui n’est pas très motivant ou possible quand on est seul en cabinet libéral, payé à l’acte » note Oriane.
« Nos expériences nous ont donné envie de faire une médecine qui prenne en compte tous les aspects de la santé, donc aussi les douleurs qui sont issues de la violence sociale », explique la jeune femme. « Quelqu’un qui a mal au dos, c’est souvent quelqu’un qui en a plein le dos…, illustre Antoine. En médecine, nous avons été formés pour être des techniciens compétents, mais on ne nous apprend pas que le problème n’est pas forcément la santé. » Les jeunes médecins critiques veulent aussi s’affranchir des pressions exercées par les lobbies pharmaceutiques [4]. « Autant que possible, on voudrait expérimenter autre chose que le tout-médicament, le tout-psychiatrique, ne pas tomber dans une médicalisation de la souffrance », explique Oriane.
Impliquer les habitants dans la vie du centre de santé
Les centres associatifs ne représentent qu’un petit tiers des centres de santé. Mais le projet marseillais s’inscrit dans une démarche de « santé communautaire », déjà éprouvée au Québec ou en Belgique, mais encore méconnue en France. Le principe : impliquer réellement les habitants du quartier dans la conception et la vie du centre, définir avec eux leurs besoins, encourager leurs initiatives. « On veut commencer avec des bases qui laissent de la souplesse, des possibilités d’organisations collectives », explique Antoine. « Il ne faut pas arriver avec des problématiques de santé publique préconçues. Nous pensons que la demande de soins ne doit pas être produite par le soignant ».
A Échirolles, en Isère, une autre équipe de trentenaires déterminés s’apprête à ouvrir les portes d’un centre de santé atypique à l’entrée du « Village 2 », un quartier prioritaire enclavé au bout d’une ligne de tramway, construit pour les Jeux Olympiques de Grenoble de 1968. Médecins, kiné, professionnels du travail social ou de l’éducation populaire, ont d’abord préparé le terrain avec un travail de « diagnostic de santé communautaire » amorcé il y a trois ans. « L’idée est parti d’une première question : puisque nous sommes, en majorité, des personnes blanches ayant fait des études supérieures, qu’est-ce que ça signifie de nous implanter dans un quartier populaire ? » raconte Benjamin, coordinateur du projet. « Le diagnostic ne nous a rien appris de surprenant sur l’état social du quartier. Il s’agissait surtout de rencontrer les gens, de nous construire une carte mentale du quartier. Maintenant, nous savons précisément comment se traduisent les inégalités, et au contraire où se trouvent les solidarités. Nous avons établi le début d’une confiance auprès des habitants ». Encore à la recherche de financements publics et privés et d’un local pérenne, l’équipe se réjouit néanmoins de l’ouverture d’un premier centre, qui doit intervenir au mois de septembre.
Un modèle économique fragile
Mais la grande référence de ces projets en devenir, c’est la Case de Santé, une petite structure associative toulousaine. Expertise juridique dans l’accompagnement des étrangers malades, accompagnement social, ateliers vidéo et théâtre-forum, formation d’étudiants en médecine, carrefour de luttes pour les usagers… Depuis son ouverture en 2006, l’équipe ne cesse d’innover. « La Case » est même devenue un repère pour les habitants du quartier Arnaud Bernard. Ici, soignants et travailleurs sociaux estiment que les conditions de logement ou de travail ne sont pas annexes, qu’elles ont un impact crucial sur la santé des personnes. Conséquence : quand en 2014, la Case menace de fermer pour cause de restriction des financements, les usagers se mobilisent aux côtés de l’équipe en grève.
En effet, si tous les décideurs locaux ne cessent de vanter les résultats de la structure, la Case, « qui ne rentre dans aucune case » administrative, doit se battre pour survivre. Cette situation est malheureusement représentative du modèle économique des centres de santé, condamnés à affronter seuls les déficits inhérents à leur mode de fonctionnement. Ces structures militantes, encore minoritaires, se heurtent à un casse-tête : comment financer les activités hors consultations médicales qui ne génèrent pas de revenus, comme le temps de travail social, mais aussi la coordination de l’équipe, les actions de prévention ? Un peu partout, c’est du « bricolage ». C’est-à-dire la quête de subventions auprès des villes, des Agences régionales de santé (ARS), de l’État — via le ministère de la santé, la CPAM ou la politique de la ville — et le recours aux emplois aidés.
Une médecine « adaptée aux quartiers populaires »
La « Place santé » de Saint-Denis, autre modèle historique de centre de santé communautaire, n’est pas épargnée par ces tourments. A l’origine du projet, une recherche-action lancée en 1986 par l’université Paris 8 et la fac de médecine de Bobigny, amène des sociologues dans le quartier des Francs-Moisins, l’un des plus gros bidonvilles de la région, devenu « grand ensemble ». Didier Ménard, médecin généraliste aujourd’hui à la retraite, les voit débarquer dans son cabinet : « Ils m’ont observé et m’ont dit : "Tu fais une médecine qui est adaptée aux quartiers populaires". Ça nous a permis de réfléchir, de prendre du recul. Le pharmacien du coin s’est aperçu qu’il faisait bien plus que vendre des médicaments ».
Les soignants du quartier forment un réseau d’entraide et créent en 1992 l’Association communautaire santé bien-être (ACSBE), dont Didier Ménard est toujours président. Des habitantes des Francs Moisins, repérées pour leur débrouillardise et leur implication dans les réseaux de solidarité locaux, y suivront une formation et deviendront des « médiatrices santé » – une profession qui, alors, n’existait pas encore. Asta et Zahia, déjà polyglottes, sont devenues des expertes de l’accès aux droits et de la santé communautaire. Élisabeth, secrétaire de l’association et auteure-compositrice, s’est formée à la musicothérapie, l’autre marque de fabrique de l’ASCBE. « Dans ces séances, les gens peuvent respirer, changer d’air, faire une pause », explique Élisabeth. « Pour beaucoup, c’est aussi un moyen de sortir de chez soi, de parler à quelqu’un qui ne les juge pas. Ils viennent parce qu’ils traversent une période compliquée, parce qu’ils ont des problèmes au travail, pas pour des problèmes de santé au sens strict ».
Repérage et prise en compte des inégalités sociales
En 2008, l’arrivée d’une nouvelle génération de médecins permet l’ouverture de la « Place santé » par l’ACSBE. L’équipe est regroupée dans un même local, au pied des tours des Francs-Moisins. Aujourd’hui, la structure compte 21 salariés et accueille les habitants du lundi au samedi, avec ou sans rendez-vous. Le programme affiché dans la salle d’attente annonce des cours de yoga, des discussions autour d’un café hebdomadaire, des ateliers « bien-être » ou « estime de soi », animés par les médiatrices. « Une des spécificités du projet, c’est que nous avons tous été associés à sa construction. Cela permet de donner notre point de vue, de comprendre les enjeux, notamment financiers », explique Maxime, un des médecins de l’équipe. « Nous étions attirés par la notion de santé globale, et par le statut salarié, qui nous apporte des protections comme les congés payés ou parentalité, ainsi qu’une maîtrise du temps de travail et une limitation de la charge administrative ».
Ici comme à Toulouse, les médecins gagnent en moyenne deux à trois fois moins que leurs collègues libéraux, par choix. Des réunions d’équipe quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles rythment la vie du centre. « Nous étions surtout motivés par le travail en équipe avec les médiatrices. Dans le cursus de médecine, il n’y a pas de formation spécifique au repérage des inégalités sociales de santé et à leur prise en compte », reprend Maxime. Adèle, autre médecin de l’équipe, approuve : « Les problèmes sociaux ont des conséquences immédiates sur la santé des gens. Cette problématique revient souvent en consultation, et nous oblige à penser dans une autre temporalité. Quand le travail des médiatrices permet d’ouvrir des droits à la couverture maladie universelle (CMU) ou à une mutuelle, ça nous permet d’avancer, par exemple en prescrivant une IRM à un patient ».
Un travail essentiel mais précaire
Ici, ce n’est pas la pénurie de structures de soin qui pose le plus problème, mais celles de structures d’accès aux droits. Les médiatrices passent la majeure partie de leur temps à recevoir les usagers en consultations individuelles. « Des gens qui pourraient être autonomes sont bloqués par des problèmes liés à la langue », constate Nathalie, une des dernières arrivées. « J’ai par exemple aidé la même dame à faire les papiers pour la CAF, le fournisseur d’accès internet et un courrier pour les nuisances sonores ».
Alors que le travail des médiatrices est capital pour la structure, leurs postes, financés par des emplois aidés — les contrats « adulte relais » — restent particulièrement précaires. « Par définition, ce sont des contrats d’insertion », explique Émilie, la directrice du centre. « Mais ici, on a du mal à comprendre pourquoi on devrait remplacer tous les trois ans les médiatrices les plus anciennes sur lesquelles on a capitalisé, qui ont plein de relais dans le quartier, déplore la jeune femme. En plus ce serait contraire au droit du travail ». Le poste de la coordinatrice du centre, créé l’année dernière, est lui aussi menacé.
L’amorce d’une « révolution culturelle » dans la médecine généraliste ?
Existe-t-il une solution aux problèmes de financement de ces structures pionnières ? A Saint-Denis, Marseille, Toulouse et ailleurs, on rêve d’un système de paiement « par capitation » – une enveloppe annuelle allouée aux structures en fonction de leur nombre d’usagers. Une pratique banale en Belgique ou au Royaume-Uni, que le Syndicat de la médecin générale (SMG, classé à gauche) réclame depuis des années. Après cinq ans de financements expérimentaux [5], un récent accord national des centres de santé prévoit l’allocation par l’Assurance maladie d’une rémunération forfaitaire spécifique, censée compléter les revenus tirés du paiement à l’acte [6]. « Aujourd’hui, il y a un essor des centres de santé municipaux dans les villages isolés. Avec le salariat, les communes peuvent y attirer de jeunes soignants, qui n’ont plus l’esprit entrepreneurial de la médecine libérale », note Richard Lopez, président de la fédération nationale des centres de santé (FNCS).
De jeunes soignants que Didier Ménard voit comme les représentants d’une « révolution culturelle » de la médecine généraliste. « Aujourd’hui, le médecin doit accepter que quelqu’un d’autre regarde son travail. Ce n’est pas évident pour des gens qui ont travaillé seuls pendant quarante ans… Nous montrons que travailler en équipe permet de partager ses angoisses et ses doutes, d’éviter des erreurs ». Malgré la précarité des financements et les impasses bureaucratiques, le modèle des centres de santé continue à essaimer. La FNCS dénombrait 150 projets en cours en 2015. Ce mois de mai, une association d’habitants du quartier des « 3 cités », à Poitiers, inaugurera ainsi son centre de santé communautaire – un projet qu’ils ont eux-mêmes réfléchi et lancé.
Sarah Bosquet
– Photo de Une : CC source
– Plans du Massilia santé system : © Sarah Bosquet
– Mobilisation pour la Case de santé : © Case de santé