Depuis quatre mois, Pol-Olivier héberge une famille d’origine albanaise, une mère, Adana [1], ses trois filles, adolescentes et à peine adultes et leur petit frère. Les quatre femmes ont subi les violences du père et mari. Cela faisait deux ans que la petite famille vivotait à Metz. « Adana et ses enfants se partageaient une minuscule chambre d’hôtel à cinq, sans télé, sans rien à faire, ils tuaient l’ennui toute la journée, nous explique Pol-Olivier dans un bar. Dès qu’elles ont appris qu’un gymnase était occupé par le Collectif mosellan de lutte contre la misère, elles y sont allées. »
Les reconduites à la frontière ont doublé
Une quinzaine d’occupations de lieux publics en tout genre – Maison de l’étudiant, camping municipal, mais surtout gymnases – impulsées par des citoyens, souvent à l’initiative du Collectif mosellan de lutte contre la misère, ont permis à des centaines d’enfants, de femmes et d’hommes de ne pas dormir dehors et d’être relogés par les services de la préfecture depuis novembre 2017. Avant, nombre d’entre-eux survivaient dans un bidonville, désormais démantelé, qui s’étendait sur un parking face à un incinérateur de déchets ménagers. Jusqu’à 1200 personnes ont ainsi « vécu » à Metz, sous des tentes, dans ce qui fut l’un des plus importants camp d’exilés du pays. Depuis sa fermeture, les exilés continuent d’affluer. Et d’échouer à la rue.
À Metz, la politique migratoire du gouvernement s’est fait ressentir avant même la loi asile et immigration de 2018. Les mesures d’éloignements prononcées tout comme les reconduites à la frontières effectives ont plus que doublé depuis quatre ans. Plus de 1500 personnes ont été enfermées au centre de rétention administrative (CRA) de Metz-Queuleu rien qu’en 2018. Metz-Queuleu est le premier CRA de France en termes d’enfermement des enfants [2].
Des enfants, bébés, femmes enceintes sortis de la rue grâce aux occupations de gymnases
Gilet jaune « depuis le premier acte », permanent syndical et de toutes les luttes sociales, Pol-Olivier se rendait de temps en temps dans l’un de ces gymnases, pour apporter un peu de nourriture et de chaleur humaine à la cinquantaine de personnes, dont dix enfants, deux bébés et une femme enceinte, qui y vivaient. Cet ancien ouvrier communal prend la décision d’héberger Adana et ses enfants chez lui un mardi soir d’octobre 2019. Le lendemain, à la première heure, la police aux frontières débarquait au gymnase pour un contrôle. « La mère et la fille plus grande font l’objet d’une obligation de quitter le territoire français [OQTF] depuis un an… Si elles repartent en Albanie, elles sont en danger », confie Pol-Olivier.
Que pensent les candidats à la mairie de Metz de cette situation en particulier et de celles des centaines de personnes réfugiés dans un grand dénuement sur le territoire de la commune ? Lors d’une réunion de quartier, Pol-Olivier a interpellé le candidat LR et sénateur de Moselle, François Grosdidier – et désormais qualifié pour le second tour avec 30 % des voix [3] – sur « la misère humaine », ces centaines de personnes qui dorment dehors, par tous les temps. « Dans une ville qui compte 8500 logements vacants, peut-on ouvrir des logements sociaux pour qu’il n’y ait plus personne à la rue ? » demande le citoyen.
« Il faut éviter le manichéisme excessif. Voilà la réponse de François Grosdidier. Il y a des gens qui sont à la rue parce qu’ils veulent y être. Et même par grand froid, on voudrait vraiment les placer dans des foyers, ils le refusent. On ne peut pas les obliger. »
Les maires d’Alsace-Moselle obligés de mettre l’abri « toute personne dénuée de ressources »
Sur le cas des exilé, François Grosdidier répond par une question : « Mais quel est le statut de chacun ? Si ce sont des demandeurs [d’asile], on doit leur assurer des conditions dignes le temps de la demande. C’est clair, net, précis. » En revanche, c’est moins clair pour les personnes « déboutées », qui ont vu leur demande d’asile refusée. « Ils continuent de vivre sur le territoire alors qu’ils sont censés ne plus y être », dit le candidat. Mais puisqu’ils y sont, que compte-t-il en faire ? « L’accueil des migrants n’incombe pas à la ville », esquive-t-il. C’est faux !
C’est bien aux services de la préfecture de proposer une solution d’hébergement d’urgence à « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale », comme la loi les y oblige [4]. Mais, ici, en Alsace-Moselle, l’État n’est pas le seul acteur à qui incombe ce devoir. « Toute personne dénuée de ressources et âgée de plus de seize ans doit recevoir de la commune dans laquelle elle se trouve un abri, l’entretien indispensable, les soins et prescriptions nécessaires en cas de maladie ainsi que des funérailles décentes », dit un texte de droit local – l’article L511-2 du Code de l’action sociale et des familles [5]. Le texte s’applique à toute personne, qu’importe sa nationalité ou son statut administratif.
Un logement sur huit vacant à Metz
Pol-Olivier repart vers sa cité ouvrière, tandis que nous poursuivons notre tournée des locaux de campagne [6], cette fois aux côtés des membres du Collectif mosellan de lutte contre la misère. Ils ont prévu un questionnaire adressé à chacun des dix candidats aux élections municipales de Metz (il n’en reste plus que trois, sous l’étiquette LR, Unis pour Metz (EELV, PS, PCF) et RN (extrême-droite). La question principale, aux yeux de ces militants pour l’hébergement « immédiat, continu et inconditionnel des personnes à la rue », est celle de la réquisition des logements vacants. L’agglomération en compte 11 700, la ville de Metz 8500 – soit un logement sur huit de son parc ! [7].
Les quartiers bourgeois, premiers concernés par la vacance
Candidat de droite sans parti, Emmanuel Lebeau (5 % au premier tour) ne répond pas mieux que son concurrent : « Les logement vacants sont soit en très mauvais état, soit ils se trouvent à Borny, à Bellecroix, au Sablon [des quartiers populaires et périphériques de Metz], ça va ajouter de la pauvreté à la pauvreté. » Ce n’est pas ce que dit l’Agence d’urbanisme de l’agglomération de Moselle, selon laquelle la vacance est à Metz « beaucoup plus élevés dans les quartiers centraux ».
Mais la réquisition de logements vacants n’est pas au programme d’Emmanuel Lebeau. Celle des gymnases non plus – « car ils ne sont pas faits pour ça », dit-il. Si demain, des dizaines, des centaines de personnes se retrouvaient de nouveau à la rue, ce managing director dans un établissement financier au Luxembourg, diplômé d’expertise comptable, préfère ouvrir des anciennes casernes militaires « inoccupées ». Les casernes militaires ne sont pas vraiment faites « pour ça » non plus, lui fait-on remarquer. « Sauf qu’elles appartiennent à l’État », précise-t-il.
L’auteur de la loi qui privatise les HLM
Au local de campagne de Richard Lioger, candidat investi par La République En Marche (7 % au premier tour), à peine franchissons-nous le seuil qu’il défend son bilan national de député. « Vous savez que j’ai été rapporteur de la loi Elan [sur le logement] ? ». Richard Lioger a été adjoint à l’urbanisme de la mandature PS, de 2008 à 2017. Parmi les projets qu’il a soutenus, on trouve : un quartier « Cœur impérial » composé de logements coûtant 3500 à 5000 euros le mètre carré, deux grands centre commerciaux ouverts en 2014 et 2017, le futur Hôtel Starck quatre étoiles exploité par le groupe luxe Hilton, un centre des congrès, deux cinémas multiplexes…
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« On ne peut pas obliger un propriétaire à louer... » « Si, si ! C’est dans la loi »
Richard Lioger entend « inciter » les propriétaires à « rénover, isoler, louer » les logements vacants dans son programme. Mais pas les réquisitionner pour être habités par des personnes privées du minimum vital ? « On ne peut pas obliger un propriétaire à louer... », répond-il. « Si ! si ! C’est dans la loi », lui assure Éric Graff, le porte-parole du Collectif mosellan de lutte contre la misère. En effet, les préfectures peuvent procéder à des réquisitions « des locaux à usage d’habitation vacants » pour « les personnes dépourvues de logement ou logées dans des conditions manifestement insuffisantes » [8].
« Bien sûr, accorde Richard Lioger. Mais après, quand on regarde dans le détail, je peux vous assurer que chacun des propriétaires a de bonnes raisons pour expliquer la vacance. Il y a des gens de condition modeste qui n’ont pas les moyens de réhabiliter leur logement, par exemple. » Il y a aussi des gens de condition modeste qui n’ont nulle part où dormir... « C’est un drame, c’est terrible, reconnaît le député En Marche. Je vois bien, il y a une dame qui est juste là en face... » « Annick [9] », précise Jean, membre du collectif, qui lui rend visite quotidiennement. « Je ne connais pas son nom, reprend le député-candidat. Mais assez régulièrement, ici, on lui donne quelque chose pour l’aider. Plusieurs fois, je lui ai demandé pourquoi elle ne va pas vers les solutions qui existent pour elle… » Richard Lioger met son manteau, prend ses clés, s’apprête à partir. « On n’est pas aussi inhumains que vous le dîtes », conclut-il.
Quelques dizaines de mètres plus loin, Annick fait la manche. Nous lui rapportons les propos de Richard Lioger. « Je voudrais bien vivre en foyer. Mais des foyers, à Metz, il y en a huit. Un seul est réservé aux femmes et aux enfants... », explique-t-elle.
« Il y a juste à aérer et à rallumer le chauffage »
« Je ne l’exclus pas, mais me pose la question : comment réquisitionner des logements vacants ? », s’interroge aussi Béatrice Agamenonne. Elle est l’ancienne référente En Marche, exclue du mouvement pour avoir maintenue sa candidature (6 % au premier tour) aux élections municipales alors qu’elle n’était pas investie par LREM. À la sortie du confinement, cette ingénieure en cheffe des ponts, eaux et forêts a fusionné sa liste avec celle de François Grosdidier.
Soutenue par la France Insoumise, la liste « Metz Commune libre » (2,3 % au premier tour) – dont fait partie Éric Graff – a de son côté déjà réfléchi à quels bâtiments pourraient être réquisitionnés. « Il y a des bâtiments municipaux inoccupés en parfait état dans la métropole, assure Fernand Beckrich, membre du NPA. Des instituteurs y logeaient jusqu’au début des années 2000. Moi-même j’habite dans un logement municipal qui a été entouré par quatre appartements vides pendant dix ans. »
Éric Graff nous rappelle comment se sont traduits, pour les exilés, les deux précédents mandats du maire sortant, le socialiste Dominique Gros. « Même avec un texte du droit local – unique en France – qui oblige le maire à mettre à l’abri les personnes à la rue, Dominique Gros persistait à décharger sa responsabilité sur l’État », dit le militant. En novembre 2015, d’énormes pierres avaient été installées sur une pelouse où les demandeurs d’asile échouaient, pour les empêcher d’y monter leurs tentes. Le maire a aussi déposé des requêtes au tribunal administratif de Strasbourg, en octobre 2019, pour obtenir l’évacuation du gymnase dans lequel des exilés s’étaient réfugiés.
Il y a aussi eu les déclarations publiques alarmantes : « Nous sommes envahis par des personnes sans droit ni titre ! », avait dit le maire lorsque 64 personnes occupaient un gymnase, en avril 2019, à propos de personnes pourtant munies d’attestations de demande d’asile délivrées par la préfecture ou de convocations pour l’enregistrement de leur demande [10]. Dominique Gros peut aussi s’afficher sous un autre jour. Comme lorsqu’il souhaitait ses vœux en janvier 2018 [11] : « Il nous faut sans doute trouver une approche responsable – et j’en prends ma part –, digne, où les grandes villes prennent en charge, en lien avec les associations, l’accueil des demandeurs d’asile. »
Pourquoi ne pas attaquer l’État en justice ?
Xavier Bouvet, conseiller au cabinet du maire pendant quatre ans, nous rejoint. Avec sa liste de gauche (qui réunit des candidats issu de différents partis, Générations, Place Publique, Europe écologie Les Verts, Parti communiste), il fait partie, avec 25 % des voix, des trois qualifiés pour le second tour des municipales, derrière François Grosdidier et devant le Rassemblement national. Xavier Bouvet reprend l’idée de Damien Carême, maire de Grande-Synthe entre 2001 et 2019, d’« expérimenter un revenu minimum social garanti », qui serait versé en monnaie locale (voir notre article sur la politique de Damien Carême à Grande-Synthe). « Nous devons encore en définir les conditions, le montant. »
Ce communicant de 36 ans porte une autre grande mesure : créer un « village des solidarités » pour les personnes démunies. En gros, dit-il, « un site central où l’on pourrait concentrer l’ensemble des moyens d’hébergement, d’accompagnement, de point d’information... » Encore faut-il que l’État prenne en charge, ensuite, les personnes qui y auront été recueillies temporairement. « Car le but n’est pas qu’elles restent. Il ne faut pas que ce soit un tombeau des espérances, il faut que ce soit... un sas. »
Et pourquoi ne pas attaquer l’État en justice ? L’idée a surgi subitement dans la conversation. C’est Éric Graff qui l’a lancée. Xavier Bouvet semble pensif. « Effectivement, je n’avais jamais analysé ça. Il y a bien eu une pétition appelant à attaquer l’État français en justice pour "inaction face aux changements climatiques" [12]. S’il faut en passer par le droit, la justice, et la médiatisation qui va derrière pour faire bouger les choses, je ne l’exclus pas. »
Faudra-t-il en passer par là ? Dès la sortie du confinement, des personnes sans-abri se sont trouvées à nouveau sans toit dans le centre-ville de Metz. Des exilés sans autre moyen de se loger ont recommencé à installer des tentes aux abords de la ville. Un terrain vague boueux sert de bidonville à des personnes habitant en caravanes. « Pendant le confinement, j’ai fait le tour de la ville, je n’ai vu absolument personne dormir à la rue, note Jean, du Collectif mosellan de lutte contre la misère. Tout le monde avait pu être mis à l’abri. Comme quoi, quand il le veut, l’État sait faire son boulot. »
Franck Dépretz
Photos : © France Timmermans