Droit de grève

Eboueurs, raffineries : dans quelles conditions les réquisitions sont-elles justifiées ?

Droit de grève

par Michel Miné

« Les réquisitions de salariés grévistes imposées de manière unilatérale ne sont pas conformes aux recommandations de l’Organisation internationale du travail », rappelle Michel Miné, avocat au barreau de Paris.

Michel Miné
Avocat (barreau de Paris), membre de la Ligue des droits de l’Homme

Le droit de réquisition préfectorale est encadré. Une disposition du Code général des collectivités territoriales – article L.2215-1 – donne pouvoir au préfet de réquisitionner toute personne nécessaire au fonctionnement d’un service donné dans un certain nombre de cas, quand il y a « atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publique ».

Ce texte date d’une loi de 2003 sur la sécurité intérieure qui visait à accroître les pouvoirs d’organisation des préfets pour conduire des actions. Cette loi, adoptée sous la présidence Sarkozy, couvre des choses très différentes : le proxénétisme, le trafic de drogue, la détention d’armes, les attroupements en bas d’immeuble... Cependant, la question de la grève n’y figure pas ; ce texte n’ayant pas été présenté comme pouvant permettre des réquisitions de travailleurs grévistes.

Seulement pour les services essentiels

Les réquisitions auxquelles on assiste aujourd’hui ne sont pour autant pas nouvelles. Il y en a depuis 2010. Se pose alors la question de l’atteinte à la liberté fondamentale de faire grève, garantie par la Constitution et par des textes de l’Organisation internationale du travail (OIT) et du Conseil de l’Europe. Cette liberté, même si elle est fondamentale, doit être conciliée avec d’autres libertés et droits fondamentaux.

Il est ainsi possible de restreindre l’exercice du droit de grève s’il existe une justification. Le préfet peut procéder à des réquisitions pour assurer la continuité de « services essentiels » (services dont l’interruption risquerait de mettre en danger la vie, la sécurité ou la santé de la personne dans une partie ou dans l’ensemble de la population), et pour assurer le maintien de services minima dans les secteurs où les grèves d’une certaine ampleur et durée pourraient provoquer une crise nationale aiguë menaçant les conditions normales d’existence de la population et dans les services publics d’importance primordiale.

Dans les raffineries, qui ne constituent pas des services essentiels, la réquisition de salariés grévistes est possible pour assurer les besoins de ravitaillement des véhicules prioritaires d’urgence et de secours aux personnes pour assurer la continuité de leurs activités.

Si des salariés refusent d’exécuter la réquisition, la loi prévoit des peines lourdes : jugé en tribunal correctionnel, on s’expose à six ans d’emprisonnement et 10 000 euros d’amende.

Des précédents au tribunal

Ensuite, la réquisition doit être proportionnée, et ne pas aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire. La réquisition doit être limitée dans la nature des travaux requis, le nombre de travailleurs affectés et la durée, afin de répondre à la stricte nécessité de rétablir l’ordre public.

La réquisition ne doit pas avoir pour objet ou pour effet de rétablir un service normal. Les services minima ne doivent pas être étendus au point de rendre la grève inopérante. La réquisition ne doit pas être utilisée pour porter atteinte au droit de grève, qui est un « droit de nuire » en vue d’obtenir la satisfaction de revendications professionnelles. C’est ce qui a pu être jugé dans des raffineries ou dans d’autres secteurs.

Le 22 octobre 2010, en pleine protestation contre la réforme des retraites, le préfet réquisitionne des salariés grévistes dans la raffinerie de Grandpuits en Seine-et-Marne. Saisi par l’intersyndicale, le tribunal administratif de Melun suspend le soir même l’arrêté préfectoral de réquisition considérant que ce dernier porte une « atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève ». Le préfet a en effet réquisitionné « la quasi-totalité du personnel de la raffinerie », instaurant, de fait, un « service normal ».

Le 9 décembre 2016, le préfet du Nord prend un arrêté de réquisition à la demande du dirigeant d’ArcelorMittal. Saisi, le tribunal administratif de Lille suspend le 20 décembre l’arrêté, considérant que la réquisition porte là encore sur la quasi-totalité du personnel et donc pas uniquement sur les postes de travail « indispensables pour assurer la surveillance des installations et leur maintien dans des conditions de sécurité minimales ».

Le 9 décembre 2021, le tribunal administratif de Rouen annule un arrêté de réquisition du préfet de Seine-Maritime qui donnait suite à la demande du directeur du site de Total Gonfreville-l’Orcher sollicitant neuf personnes par quart sur douze, etc., cette réquisition n’étant pas « proportionnée aux nécessités de l’ordre public ».

Ces différentes décisions annulant ou suspendant les arrêtés de réquisition donnent la possibilité de poursuivre la grève.

Une concertation préalable

La France a fait l’objet d’une plainte devant le Comité de la liberté syndicale (CLS), instance essentielle de l’OIT, qui a donné lieu au rapport n°362 en 2011 avec un point très important. Le comité demande au gouvernement « de privilégier à l’avenir, devant une situation de paralysie d’un service non essentiel, mais qui justifierait l’imposition d’un service minimum de fonctionnement, la participation des organisations de travailleurs et d’employeurs concernées à cet exercice, et de ne pas recourir à l’imposition de la mesure par voie unilatérale. » La France a ratifié les Conventions numéro 87 et 98 de l’OIT et doit respecter cette recommandation.

Si les organisations syndicales déposent de nouveau une plainte, le gouvernement français va être obligé de s’expliquer devant les instances de l’OIT. D’un point de vue diplomatique et politique, il est peu reluisant pour le gouvernement du « pays des droits de l’Homme » d’être mis en cause sur le fait de ne pas respecter le droit de grève.

Cette recommandation peut être mobilisée dans les actions devant les tribunaux dans les jours qui viennent. Les organisations syndicales peuvent saisir le tribunal administratif en référé pour obtenir la suspension de l’arrêté du préfet allant au-delà de ce qui est nécessaire, et faire respecter la liberté fondamentale de faire grève. La décision du tribunal peut intervenir très rapidement, dans les heures ou les jours qui suivent.

L’enjeu est d’éviter la mise en œuvre d’une décision préfectorale qui apparaît illégale et la sauvegarde d’une liberté fondamentale.

Michel Miné, avocat (barreau de Paris), membre de la Ligue des droits de l’Homme

Propos recueillis par Sophie Chapelle