Basta! : En quoi vos expériences, à la fois comme ingénieur de recherche et éditeur scolaire, ont-elles été utiles à votre critique de la politique scolaire actuelle ?
Philippe Champy : J’ai vécu les dernières années de mon travail d’éditeur scolaire sous la pression de plus en plus forte du ministère et d’un certain nombre de hauts décideurs, qui étaient de plus en plus négatifs vis-à-vis de la liberté pédagogique. Cette liberté pédagogique comporte trois aspects : liberté de création et d’édition des ressources pédagogiques, liberté de choix par les enseignants et liberté d’utilisation en classe. Les professionnels de terrain, bien que recrutés et formés – ce n’est pas du jobdating comme le font certaines académies – étaient de plus en plus mis en cause.
Ce qui m’a frappé, c’est la méconnaissance de l’histoire du système éducatif – y compris chez les professionnels eux-mêmes. C’est une contradiction étonnante dans un lieu où on est censé transmettre le savoir. C’est important pourtant de connaître sa généalogie, de savoir de quoi on a hérité, d’où viennent les débats, les affrontements politiques, les grandes évolutions des pratiques, la manière de faire cours et d’évaluer les élèves … Dans le système actuel, on hérite de cela sans savoir d’où ça vient.
Dans les années 1880, arrivent les grandes lois républicaines : liberté d’expression, liberté d’association, liberté de la presse, de l’édition en général, et de l’édition scolaire en particulier. Contrairement aux périodes précédentes, il n’y a plus du tout d’autorisation préalable ou de veto avant de publier un manuel scolaire. J’ai essayé, dans mon ouvrage Vers une nouvelle guerre scolaire, de comprendre ce qu’a été la doctrine dominante pendant presque un siècle – la liberté pédagogique – et pourquoi elle est désormais mal vue, avec le soupçon d’être la cause de la « médiocrité » des résultats des élèves les plus faibles.
Aujourd’hui, quel constat dressez-vous au sujet de l’école ?
Le discours dominant veut faire croire que le système éducatif français est un système qui s’appuie sur deux grands principes : l’égalité des chances et la méritocratie républicaine. Le système étant géré centralement, les programmes étant nationaux, chaque enfant aurait des chances égales de réussite. Si cet enfant travaille bien, fait les efforts nécessaires, il mérite sa place dans la compétition avec les autres. Ainsi les meilleurs seront récompensés, au sommet, et les moins bons, les moins « travailleurs », resteront en bas.
C’est un discours qui remonte à loin, et qui est complètement fallacieux : de multiples enquêtes démontrent que le système français est fondé sur une sélection très élitaire. Les formes de transmission des connaissances, d’accès au savoir pour l’ensemble des jeunes, sont très fragmentées. Tous n’ont pas accès aux mêmes contextes et aux mêmes leviers pour apprendre. La méritocratie républicaine et l’égalité des chances comme principes proclamés camouflent une promesse de démocratisation des savoirs. Celle-ci n’a pas vraiment lieu dans les faits. Le tri entre les élèves n’est pas seulement organisé par le biais des évaluations mais, en amont, par le biais des savoirs eux-mêmes.
Comment se justifie cette remise en cause de la liberté des enseignants de choisir leur manière d’apprendre aux élèves ?
Si le système scolaire dysfonctionne, c’est à cause des profs qui n’utilisent pas les bonnes méthodes répètent certains politiques et hauts décideurs, souvent de droite. Ils ont une vision décliniste de la situation. Le discours tenu par Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Éducation nationale durant le premier mandat d’Emmanuel Macron, ndlr) est, en substance : « Nous, grâce à la science, on va pouvoir indiquer quelles sont les bonnes pratiques, on va faire des expérimentations en bonne et due forme, etc. » Il s’appuie sur des propos de neuroscientifiques en accord avec ses idées. Stanislas Dehaene, éminent chercheur en neurosciences et actuel président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale (mis en place par Jean-Michel Blanquer), porte aussi cette vision décliniste.
D’où vient ce discours ? Sur quoi se base-t-il ?
Le discours décliniste plonge ses racines à la fin des années 1990, quand arrivent les premiers tests PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves, créé par l’OCDE). PISA évalue le niveau des enfants à la sortie du collège dans plusieurs matières – en mathématiques, lecture et sciences. La France découvre qu’elle n’est pas bien placée parmi la vingtaine de pays évalués, elle qui pensait avoir l’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde. Les résultats montrent un énorme écart entre les bons élèves – l’élite – et les élèves en difficulté.
PISA vient apporter une touche d’objectivité à cette vision décliniste préexistante. C’est aussi le moment où est mise en œuvre la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) adoptée en 2001 : l’État serait mal géré, le système scolaire ne serait pas assez évalué, il faudrait mettre en place des indicateurs de pilotage. L’efficacité est le maître mot de la gestion technocratique néolibérale. Pour rendre le système plus efficace, il faudrait donc dépenser mieux, mais pas davantage, voire réaliser des économies.
Comment se traduit aujourd’hui ce « discours décliniste » ?
L’ancien déclinisme, proche des idées réactionnaires d’extrême droite, consiste à penser que la « haute » culture est inaccessible au « bas peuple ». L’idée que tout le monde peut se cultiver, apprécier les meilleures productions artistiques et culturelle est vue comme une dangereuse illusion visant à contester la place des élites. D’où un discours permanent contre l’égalitarisme et le réformisme scolaire – en fait, la démocratisation de l’école – et en faveur d’un retour aux ségrégations du passé.
Le nouveau déclinisme, lui, ne condamne pas cette démocratisation, mais prétend réorienter le système vers l’efficacité. Cela, grâce à des expérimentations neuro-pédagogiques et à une refonte institutionnelle et managériale. Dans plusieurs tribunes, Stanislas Dehaene explique que les mauvaises performances de l’école sont extrêmement inquiétantes. Elles annonceraient la perte d’acquis civilisationnels majeurs. En une génération, on ne serait plus capable, selon lui, de former des ingénieurs. Ce serait même notre espèce, sapiens, qui serait en danger. En une génération ! Si ce n’est pas du déclinisme, je ne sais pas ce que c’est. La caution des neurosciences permet ainsi de passer des difficultés de lecture d’un élève en classe à la survie de l’espèce ! L’épistémologie scientiste sous-jacente à cette prise de position est extrêmement critiquable.
Difficilement critiquable d’ailleurs, puisque l’argument de la science fait autorité et dépolitise totalement la question. Que cela cache-t-il ?
L’évaluation donne un vernis d’objectivité aux choix politiques. On est loin du vécu des élèves et du terrain. On regarde les élèves par leurs flux, en termes technocratiques. L’État tel qu’il fonctionnait avant est vu comme onéreux et inefficace puisque les tests mettent en évidence des problèmes de performance. Vu que l’État est présenté comme défaillant, on préconise de revoir son fonctionnement.
Petit à petit, sont prises des mesures qui modifient, de l’intérieur, le pilotage et l’organisation de l’État. C’est typique de la vision « entrepreneuriale » d’Emmanuel Macron, la start-up nation. Concrètement, cela aboutit à favoriser le recrutement de contractuels, à diminuer le nombre de fonctionnaires. On déshabille les services publics sous divers prétextes. On veut que les enseignants deviennent des employés comme les autres, dans des structures privées ou mixtes - privées avec financement public - au nom de « l’agilité ».
Est-ce que vous voyez un lien avec les autres services publics en dégradation accélérée ?
On peut établir bien des parallèles entre la manière d’envisager l’organisation de l’école et celle de l’hôpital. La LOLF vise à instaurer des formes de rentabilisation des services publics. Pour l’école comme pour l’hôpital, la même logique est appliquée. On en voit aujourd’hui, 20 ans plus tard, les résultats ! Ça mène à des désastres, à des fermetures de lits, à des déserts médicaux, comme il y a désormais des déserts éducatifs et des ghettos scolaires. Ces évolutions renforcent les disparités, les systèmes à deux vitesses. L’efficacité budgétaire recherchée n’est pas au service de la population.
Dans ce cadre-là, c’est donc un projet politique cohérent…
Tout à fait. Un projet qui ne peut pas être énoncé comme tel en dépit d’un discours républicain répété à satiété. L’idéologie républicaine prône la défense de l’intérêt général, l’État étant censé être le seul capable de s’élever au-dessus des intérêts particuliers. Les entreprises privées défendent leurs intérêts propres dans le cadre d’une concurrence généralisée. Dans notre société, le seul lieu où l’intérêt général peut être défendu, c’est bien au sein d’un État social, indépendant des grands groupes privés. On est bien là sur des questions idéologiques de fond, entre une vision d’intérêt général et une vision qui, derrière un discours républicain, est en fait néolibérale, entretient la confusion sur les intérêts en jeu.
Si ce n’est pas la faute des enseignants, comme certains discours politiques le laissent entendre, d’où vient l’échec scolaire ?
S’il y a de l’échec scolaire, s’il y a des décrocheurs, la responsabilité n’en incombe pas aux élèves ou aux familles comme on l’affirme en général en cherchant systématiquement à culpabiliser les individus. Elle incombe au système lui-même. Dans le choix restrictif des savoirs à enseigner et leur hiérarchisation, dans la façon d’organiser les choses, dans la manière d’évaluer… Il y a, plus que jamais aujourd’hui, un décalage entre la culture scolaire héritée d’un système élitaire et les besoins de la société. Par exemple, pourquoi n’enseigne-t-on pas de droit, de psychologie, de sociologie à tous les lycéens ? Pourquoi certains savoirs essentiels à la fabrication de futurs citoyens actifs, engagés, ne sont-ils pas au cœur du curriculum ? Pourquoi les évaluations scolaires sont-elles si contestables, la démocratie scolaire si formelle ?
Comment remédier aux inégalités que crée toujours le système scolaire ?
Changeons de point de vue ! Qu’il y ait une prise de conscience des professionnels sur certains pièges, qu’ils prennent des distances avec l’imaginaire dominant que partagent nombre d’acteurs. Le piège disciplinaire par exemple, qui consiste à penser les savoirs à enseigner sous la forme de disciplines fragmentées et cloisonnées. Il s’agit de trouver une pensée commune qui dépasse les cases dans lesquelles on enferme les élèves, les frontières étanches entre des filières très différemment valorisées. Un autre piège pour les enseignants serait de penser qu’en tant que fonctionnaires, ils n’auraient pas leur mot à dire sur les objectifs et l’organisation de l’école. Le statut de fonctionnaire ne doit pas servir à neutraliser les débats de fond – souvent monopolisés par le ministre – ou à empêcher la lutte contre les abus de pouvoir de la hiérarchie.
La désyndicalisation peut aussi s’expliquer par cette frilosité. Avec les évaluations d’élèves, chaque prof est seul face à sa hiérarchie. Il y a une solitude réelle. Les syndicats doivent être les lieux où cette solitude peut être rompue, où les enseignants retrouvent une communauté de pensée et d’action, comme ça a toujours été le cas.
Comment refonder et réorganiser l’école ?
Il faut tout reprendre, des fondations au toit, dans la maison de l’Éducation nationale. Le problème est systémique. Il faut sortir des logiques sélectives du système scolaire tel qu’il est aujourd’hui et se préoccuper de ce que les élèves apprennent vraiment. En quoi on les arme face aux défis politiques, économiques et sociaux actuels et futurs. La « crise de l’école » n’est pas qu’une crise technocratique, ou de moyens, c’est une crise de pensée, bien plus profonde, une réflexion à mener sur son inadaptation aux défis contemporains.
Faisons le parallèle avec la question climatique. Quel sens y aurait-il à proposer « les dix mesures pour transformer l’économie française en une économie décarbonée en deux ans » ? Qui y croirait ? Les enjeux, en termes systémiques, sont trop énormes. Pensons l’évolution du système scolaire dans une logique de curriculum, en organisant l’école en fonction d’un parcours cohérent des élèves. Et se demander quels sont les grands savoirs que le système doit transmettre s’il veut faire en sorte de former des citoyens-démocrates.
Il n’y a donc pas actuellement de guide, de ligne commune pour l’école ?
Le système français ne définit pas ses finalités. Il n’y a aucun texte important où elles sont précisées. Les programmes scolaires, en France, devraient être revus complètement et être soustrait de la main du ministre. Les grands objectifs de ces programmes devraient être définis à un niveau constitutionnel. Davantage de marge de manœuvre doit être donnée aux équipes enseignantes pour former les jeunes - dans ce cadre global clairement défini et partagé.
À chaque fois qu’on a voulu définir un socle éducatif destiné à expliciter de nouvelles orientations au système, il a été accusé de niveler vers le bas ! C’est resté lettre morte. Il y a eu deux essais, en 2005 et en 2013, mais sans succès. La réaction élitaire est puissante ! Bien sûr qu’un socle ne définit pas une sorte de sommet à atteindre. La question n’est pas « qu’est-ce que les meilleurs élèves peuvent maîtriser ? » mais « qu’est-ce que tous les élèves ne doivent pas ignorer en quittant l’école après les études primaires et secondaires ? » Peut-on tolérer que l’école « produise » des jeunes déconnectés de certains savoirs indispensables, qu’ils soient la proie d’obscures croyances, ne comprennent pas le monde dans lequel ils vivent ? C’est un problème majeur, particulièrement à l’ère du complotisme, de l’obscurantisme religieux, du réveil des courants politiques antidémocratiques … Si, par exemple, à la sortie de l’école, des élèves refusent de se faire vacciner parce qu’ils méconnaissent la logique de la vaccination, c’est problématique.
Concrètement, qui devrait penser ce nouveau socle ?
Le ministère ne doit pas accaparer la définition des savoirs à enseigner. La société dans son ensemble – les professionnels de l’éducation, les responsables du système scolaire à tous les niveaux, les parents d’élèves, toutes les « forces vives » comme on dit – doivent y réfléchir. On doit en débatte dans les médias, que ce soit discuté. C’est un travail de longue haleine. Il ne s’agit pas ici d’une affaire qui peut se régler en quelques mois d’états généraux ou de convention citoyenne. C’est la mentalité profonde de beaucoup d’acteurs qui doit changer.
La place importante de la gauche dans la nouvelle Assemblée nationale est-elle un espoir de voir les choses changer ?
Oui. Mais pour l’instant elle porte surtout des demandes sur la revalorisation des traitements, du point d’indice et sur les recrutements et les conditions de travail. Ça paraît unitaire car tout le monde est d’accord pour que la désorganisation programmée de l’école depuis plusieurs décennies soit jugulée. Il y a aussi la contestation d’un certain nombre de mesures injustes mises en place par Jean-Michel Blanquer à tous les niveaux. Et c’est salutaire !
Mais ça ne veut pas dire nécessairement que ces revendications s’accompagnent d’une réflexion globale. J’ai l’impression que la nouvelle union est plutôt, pour l’instant, désireuse de reprendre les revendications d’ordre syndical qui font consensus. Il est difficile à cette date de se projeter plus loin. Est-ce que la nomination surprise de Pap Ndiaye va tenir ou pas ? Est-ce qu’il va être en capacité d’agir et dans quel sens ? C’est encore trop tôt pour des prévisions en la matière.
Propos recueillis par Emma Bougerol
Photo de une : Une manifestation de parents d’élèves devant un collège de Seine-Saint-Denis en novembre 2021. ©Emma Bougerol