Élections US

« Le régime Trump, ses supporters d’extrême droite et une frange du Parti républicain aspirent à un putsch »

Élections US

par William I. Robinson

Pour William I. Robinson, professeur de sociologie à l’université de Californie-Santa Barbara, un putsch fasciste, version 21e siècle, menace aux États-Unis. Il en appelle à un front uni qui réponde à la crise actuelle du capitalisme par un agenda de justice sociale. Nous publions ici la traduction de cet éditorial publié dans le journal indépendant Truthout.

Ce texte a été initialement publié en anglais le 25 octobre 2020 sur le site Truthout, journal en ligne indépendant basé en Californie. Nous en publions sa traduction avec l’accord de l’auteur.

« Peu de gens, compte tenu des événements récents, seraient en désaccord avec le fait que le régime Trump, ses supporters d’extrême droite suprématistes les plus fanatiques et une frange du Parti républicain aspirent à un putsch fasciste. Que ce putsch soit empêché dépendra du déroulement des élections du 3 novembre, de ses suites et, surtout, de la capacité de la gauche et des forces progressistes à se mobiliser pour défendre la démocratie et promouvoir un agenda de justice sociale comme contrepoids au projet fasciste.

Un tel projet couvait aux États-Unis depuis le début de ce siècle. Il est entré dans une phase nouvelle depuis l’avènement du trumpisme en 2016, et semble s’accélérer maintenant que l’élection approche. Le fascisme, dans sa variante du 20e ou du 21e siècle, est une réponse spécifique d’extrême droite aux crises capitalistes, comme celle des années 1930 ou celle qui a commencé avec la débâcle financière de 2008 et s’est intensifiée avec la pandémie actuelle. Le trumpisme aux États-Unis, le Brexit au Royaume-Uni, l’influence croissante de partis et de mouvements néo-fascistes et autoritaires à travers l’Europe (dont la Pologne, l’Allemagne, la Hongrie, l’Autriche, l’Italie, les Pays-Bas, le Danemark, la France, la Belgique et la Grèce) et à travers le monde (comme en Israël, en Turquie, aux Philippines, au Brésil et en Inde) représentent une réponse d’extrême droite à cette crise.

Depuis 2016, des groupes lourdement armés ont émergé

Les signes indicateurs de la menace fasciste aux États-Unis sont visibles de tous. Les mouvements fascistes se sont étendus rapidement depuis le début du siècle, dans la société civile et dans le système politique, à travers l’aile droite du Parti républicain. Trump s’est révélé être une figure charismatique, capable de galvaniser et d’encourager des forces néo-fascistes disparates : des suprématistes et nationalistes blancs et leurs milices, néo-nazis et membres du KKK, jusqu’aux Oath Keepers [milice anti-gouvernementale d’extrême droite], mouvement patriote, chrétiens fondamentalistes et groupes armés anti-immigrants. Depuis 2016, de nombreux groupes ont émergé, Proud Boys, QAnon [QAnon est un mouvement complotiste et pro-Trump. Selon QAnon, Donald Trump mènerait une guerre secrète contre un "État profond", composé d’élites militaires et gouvernementales impliquées dans un réseau pédophile international, ndlr], le mouvement Boogaloo (dont le but explicite est de déclencher une guerre civile), ainsi qu’un groupe terroriste du Michigan connu sous le nom des Wolverine Watchmen. Lourdement armés, ils se mobilisent pour une confrontation, en quasi-accord avec l’extrême droite du Parti républicain, qui s’est depuis longtemps emparée du parti et l’a transformé en parti réactionnaire.

« Trump s’est révélé être une figure charismatique, capable de galvaniser et d’encourager des forces néo-fascistes disparates »

Encouragés par la bravade impériale de Trump, sa rhétorique populiste et nationaliste et son discours ouvertement raciste en partie fondé sur l’attisement des sentiments anti-immigrants, islamophobes et anti-Noirs, ils ont commencé à s’allier à un degré sans précédent depuis des décennies, tout en gagnant des appuis au sein de la Maison-Blanche et de gouvernements fédéraux et locaux. Le paramilitarisme s’est propagé à l’intérieur de plusieurs de ces organisations. Des milices racistes, d’extrême droite et fascistes, identifiées par le FBI et le département de la Sécurité intérieure comme la menace terroriste la plus mortelle, opèrent au sein d’organismes policiers. En 2006, un rapport des services de renseignement gouvernementaux avertissait déjà d’une « infiltration du suprématisme blanc au sein des autorités du maintien de l’ordre, par des groupes organisés et par l’auto-infiltration du personnel policier compatissant avec la cause suprématiste ».

La rébellion fasciste a atteint un pic fiévreux à la suite des manifestations de masse provoquées par le meurtre de George Floyd par un policier en mai. Parmi les incidents récents, trop nombreux pour être énumérés, des membres d’une milice fasciste se sont rendus, lourdement armés et de manière répétée, à des marches anti-racistes pour menacer les manifestants, et à plusieurs reprises ont conduit à des homicides. Trump a refusé de condamner cette rébellion armée d’extrême droite. Au contraire, il a défendu un justicier autoproclamé et supporter de “Blue Lives Matter” [1] qui a tiré sur deux manifestants non-armés à Kenosha dans le Wisconsin le 25 Août, et les a tués. Le 3 septembre, des policiers fédéraux ont assassiné Michael Reinoehl, qui avait admis avoir tué quelques jours plus tôt un membre d’un groupe suprématiste, Patriot Prayer, lors d’une confrontation entre des supporters de Trump et des contre-manifestants à Portland dans l’Oregon. « Il doit y avoir un châtiment » avait déclaré Trump dans une interview effrayante, au cours de laquelle il avait semblé s’attribuer le mérite de cette exécution.

« Des milices racistes, d’extrême droite et fascistes, identifiées par le FBI et le département de la Sécurité intérieure comme la menace terroriste la plus mortelle, opèrent au sein d’organismes policiers »

La Maison-Blanche a également refusé de condamner le plan particulièrement inquiétant d’une milice terroriste domestique, déjoué le 8 octobre, qui envisageait de prendre d’assaut le capitole du Michigan pour kidnapper la gouverneure démocrate de l’État ainsi que d’autres élus.

Même s’il y a de grandes différences entre le fascisme du 20e et celui du 21e siècle et qu’aucun parallèle ne devrait être exagéré, il semble bon de se remémorer le « putsch du Beer Hall » de 1923 en Bavière, qui a marqué un tournant dans la montée au pouvoir des nazis. Lors de cet incident, Hitler et un groupe de ses supporters lourdement armés avaient prévu de kidnapper les chefs du gouvernement bavarois. De loyaux élus avaient déjoué le putsch et emprisonné Hitler, mais l’insurrection fasciste s’était épanouie par la suite.

« Le niveau général de polarisation sociale et d’inégalité est sans précédent »

Le putsch fasciste repose maintenant sur l’élection. L’État de droit dépérit. Trump a déclaré, sans preuves crédibles, que le vote sera frauduleux, a refusé de se soumettre à un transfert de pouvoir pacifique s’il venait à perdre. Lui-même capitaliste transnational, raciste et fasciste, Trump a profité des manifestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd pour pousser son projet à un niveau inédit, incitant depuis la Maison-Blanche à la mobilisation fasciste au sein de la société civile américaine, manipulant la peur et le contrecoup raciste avec son discours sur la « loi et l’ordre » et menaçant d’une intensification de l’État policier.

La crise actuelle du capitalisme global est à la fois structurelle et politique. Politiquement, les états capitalistes font face à des crises de légitimité croissantes, après des décennies de précarité et de déclin social causés par le néolibéralisme, aggravés désormais par l’inaptitude de ces États à gérer l’urgence sanitaire et l’effondrement économique. Le niveau général de polarisation sociale et d’inégalité est sans précédent. Les 1 % les plus riches contrôlent plus de la moitié des richesses mondiales, pendant que les 80 % des moins riches se débrouillent avec juste 5 % de ces richesses. Des inégalités aussi extrêmes peuvent seulement être maintenues par des niveaux également extrêmes de violence étatique et privée, se prêtant à des projets politiques fascistes.

Structurellement, l’économie globale est engluée dans une crise de sur-accumulation, ou de stagnation chronique, empirée par la pandémie. Alors que les inégalités augmentent, le système continue de produire des richesses que la majorité de la classe ouvrière ne peut pas consommer. En conséquence, le marché global ne peut pas absorber la production de l’économie globale. La classe capitaliste transnationale ne peut pas trouver d’exutoire pour « décharger » ces trillions de dollars qu’elle a accumulés. Depuis quelques années, ceci a causé des niveaux hallucinants de spéculation financière, de pillage des budgets publics à l’accumulation de capital de manière militarisée ou répressive. Ainsi cette accumulation de capital dépend de plus en plus de systèmes transnationaux de contrôle social, de répression et de guerre, alors que l’État policier s’étend pour défendre une économie globale de guerre face aux rébellions venues des bas-fonds.

« Le fascisme cherche à sauver le capitalisme »

Le fascisme tend à sauver le capitalisme de cette crise organique : il cherche à violemment rétablir l’accumulation du capital, à établir de nouvelles formes de légitimité étatique et à supprimer les menaces des profondeurs sans s’encombrer de contraintes démocratiques. Ce projet prévoit la fusion du pouvoir répressif et réactionnaire de l’État avec une mobilisation fasciste au sein de la société civile. Le fascisme du 21e siècle, tout comme son prédécesseur du 20e, est un mélange toxique et violent de nationalisme réactionnaire et de racisme. Son répertoire idéologique et discursif prend en compte le nationalisme extrême et la promesse d’une régénération nationale, la xénophobie, les doctrines des races et des cultures supérieures aux côtés d’une violente mobilisation raciste – à la masculinité martiale –, d’une militarisation de la vie politique et civique, jusqu’à la normalisation voire la glorification de la guerre, de la violence sociale et de la domination.

« Les mouvements néofascistes et d’extrême droite canalisent l’insatisfaction vers le soutien de l’agenda de la classe capitaliste transnationale »

Tout comme son prédécesseur, le projet fasciste du 21e siècle repose sur un mécanisme psycho-social de dissémination de peur et d’angoisse massive, à une époque de crise capitaliste aiguë, envers des communautés de boucs émissaires ainsi qu’envers un ennemi externe. Il cherche à organiser une base sociale de masse avec la promesse de restaurer la stabilité et la sécurité pour ceux déstabilisés par les crises capitalistes. Les organisateurs fascistes font appel à la même base sociale des millions qui furent dévastés par l’austérité néolibérale, l’appauvrissement, l’emploi précaire et la relégation au rang de surplus de main d’œuvre, tout ceci étant aggravé par la pandémie. Alors que l’insatisfaction populaire augmente, les mouvements néofascistes et d’extrême droite jouent un rôle crucial, dans la continuité de l’effort des groupes dominants. Ils canalisent cette insatisfaction non pas vers une critique du capitalisme global mais vers le soutien de l’agenda de la classe capitaliste transnationale, agenda déguisé sous une rhétorique populiste.

Cet appel fasciste est destiné en particulier à des secteurs historiquement privilégiés de la classe ouvrière globale, comme les ouvriers blancs du Nord développé et la classe moyenne urbaine du Sud en développement, qui vivent une insécurité croissante et affrontent les spectres d’un déclassement social et d’une déstabilisation socio-économique. L’inconvénient de cibler certains secteurs mécontents est le contrôle violent et la suppression d’autres secteurs – qui, aux États-Unis, viennent de manière disproportionnée des rangs du surplus de main d’œuvre et des communautés faisant face à une oppression raciale, ethnique, religieuse ou autre.

« Le système politique des États-Unis fait face à une crise d’hégémonie et de légitimité »

Les mécanismes d’exclusion coercitive incluent l’incarcération massive et l’expansion de l’industrie carcérale ; la législation anti-immigration et les régimes de déportation ; l’aménagement de l’espace de manière à ce que les résidences sécurisées et les ghettos soient tous deux contrôlés par des armées privées de gardes de sécurité et des systèmes de surveillance technologiquement avancés ; l’omniprésence d’une police paramilitaire ; les méthodes « non-létales » de contrôle des foules ; et la mobilisation des industries culturelles et des appareils idéologiques étatiques pour déshumaniser les victimes du capitalisme global, les représentant comme dangereuses, dépravées et culturellement dégénérées.

Nous ne pouvons pas sous-estimer le rôle du racisme dans la mobilisation fasciste américaine. Mais nous devons approfondir notre analyse de cette mobilisation. Le système politique des États-Unis ainsi que ses groupes dominants font face à une crise d’hégémonie et de légitimité. Ceci a impliqué l’effondrement du bloc historique blanc et raciste, qui, d’une manière ou d’une autre a régné depuis la fin de la reconstruction ayant suivi la guerre de Sécession jusqu’à la fin du 20e siècle, mais a été déstabilisé par la mondialisation capitaliste. L’extrême droite et les néofascistes essayent de reconstruire ce bloc, au sein duquel l’identité nationale devient l’identité blanche, un code pour une mobilisation raciste contre les sources présumées d’anxiété et d’insécurité.

« L’idéologie du fascisme du 21e siècle est un projet qui n’a pas besoin de faire la distinction entre la vérité et le mensonge, et donc qui ne la fait pas. »

Pourtant, de nombreux membres blancs de la classe ouvrière éprouvent une déstabilisation sociale et économique, un déclassement social, une insécurité croissante, un futur incertain et une précarisation accélérée – soit des conditions de vie et de travail toujours plus précaires. Ce secteur a historiquement joui de privilèges ethniques venant de la suprématie blanche par rapport à d’autres secteurs de la classe ouvrière, mais a commencé à perdre ses privilèges face à la mondialisation capitaliste. Cette augmentation des discours subtilement et ouvertement racistes venus d’en-haut cherche à pousser les membres de ce secteur blanc et ouvrier vers une compréhension raciste et néofasciste de leur condition.

Le racisme et l’appel au fascisme offrent aux ouvriers des groupes ethniques dominants une solution imaginaire à de réelles contradictions ; la reconnaissance de l’existence de la souffrance et de l’oppression, même si leurs solutions sont fausses. Les partis et les mouvements associés à ces projets ont mis en avant un discours raciste, moins codé et modéré que celui des politiques mainstream, ciblant ceux qui sont racialement opprimés, les minorités ethniques ou religieuses, les immigrants et les réfugiés en particulier comme boucs émissaires. Pourtant, en cette époque de capitalisme globalisé, il y a peu de possibilité pour les États-Unis ou n’importe quel pays, d’ailleurs, de fournir ces bénéfices, et donc le « salaire du fascisme » apparaît maintenant comme entièrement psychologique. L’idéologie du fascisme du 21e siècle dépend de l’irrationalité – une promesse de restaurer la sécurité et la stabilité qui est émotionnelle, non rationnelle. C’est un projet qui n’a pas besoin de faire la distinction entre la vérité et le mensonge, et donc qui ne la fait pas.

« Un front uni contre le fascisme doit être basé sur un agenda de justice sociale »

Le discours public nationaliste et populiste du régime de Trump, par exemple, ne ressemble en aucun point à ses véritables politiques. Les « Trumponomics » [terme qui désigne la doctrine économique de Trump] impliquent une dérégulation du capital, la réduction de la dépense sociale, la destruction de ce qui reste de l’État-providence, la privatisation, l’allègement fiscal envers les entreprises et les riches, des lois anti-ouvrières et une expansion des subventions étatiques au capital – en somme, le néolibéralisme radical. Le populisme de Trump n’a pas de substance politique. Il est presque entièrement symbolique – d’où la signification de son fanatique « Construisons le mur » et de sa rhétorique similaire, symboliquement essentielle au maintien de la base sociale à qui l’État peut fournir peu ou pas de pots-de-vin matériels. Ceci nous aide aussi à comprendre le désespoir croissant dans la bravade de Trump alors que l’élection approche.

Mais voici l’argument décisif : des conditions socio-économiques dégradantes et une insécurité croissante ne mènent pas automatiquement à un contrecoup raciste ou fasciste. Une interprétation raciste/fasciste de ces conditions doit être arbitrée par des agents politiques et des agences étatiques. Le trumpisme représente précisément cet arbitrage.

Pour repousser la menace du fascisme, des forces de résistance populaire doivent mettre en avant une interprétation alternative de la crise, impliquant un agenda de justice sociale fondé sur des politiques de la classe ouvrière pouvant rallier la potentielle base sociale du fascisme. Celle-ci est composée d’une majorité d’ouvriers qui vivent les mêmes effets nocifs du capitalisme global en crise que le reste de la classe ouvrière. Nous avons besoin d’un agenda ouvrier de justice sociale qui réponde à la condition de plus en plus pauvre de la classe ouvrière, pour ne pas l’abandonner aux manipulations populistes d’extrême droite. Joe Biden pourrait très bien gagner l’élection. Pourtant, même s’il gagne et parvient à entrer en fonction, la crise du capitalisme global et le projet fasciste qu’elle entretient vont continuer. Un front uni contre le fascisme doit être basé sur un agenda de justice sociale qui cible le capitalisme et ses crises. »

William I. Robinson, professeur de sociologie à l’université de Californie-Santa Barbara.

Traduction : Émilie Rappeneau.

Photo : Des membres du groupe paramilitaire Oath Keepers à Charlottesville - CC Anthony Crider

Notes

[1Mouvement de soutien aux forces de police, créé en 2014 à la suite de la mort de deux policiers du NYPD.