Drapeau dans une main, banderole dans l’autre. Au milieu des cabanons de campagne des partis politiques, à Stockholm, le groupuscule « Mouvement de résistance nordique » s’installe. L’organisation néonazie attire les regards des passants, en cet après-midi de début septembre. Les élections législatives se déroulent dans quelques jours. « Vous pouvez voter pour nous à cette élection, se vante l’un des militants en treillis. On ne croit pas en la démocratie, mais c’est bien que les gens puissent nous voir. » Ils passeront quelques heures sur la place, à distribuer des tracts, sous le regard attentif de la police suédoise. « C’est terrifiant. Il y a quelques années, c’était impensable de voir des gens ouvertement vanter ces idées », commente Gabriella, militante sociale-démocrate.
Quelques jours plus tard, la montée des idées d’extrême droite se concrétise dans les urnes : le parti des Démocrates de Suède, fondé par des nationalistes et des néonazis à la fin des années 1980, réalise 20 % des voix, derrière les sociaux-démocrates. Il permet à la coalition de droite, dont il fait partie, de battre sur le fil le bloc de gauche (sociaux-démocrates, écologistes et gauche radicale). L’extrême droite pourrait ainsi entrer au gouvernement. La négociation est encore en cours avec les autres partis de droite. Quoiqu’il arrive, l’extrême droite aura une influence importante au sein de l’alliance avec les conservateurs, les démocrates-chrétiens et les libéraux. On pensait le pays scandinave fief inébranlable de la social-démocratie. Le parti d’extrême droite est désormais la deuxième force politique du pays.
Aujourd’hui la Suède, demain l’Italie ?
Les élections italiennes arrivent à grands pas, et la perspective est tout aussi sombre. Georgia Meloni, cheffe du parti d’extrême droite les Frères d’Italie (Fratelli d’Italia) est en bonne position dans les sondages. À la fin de l’été, elle était créditée de près de 25 % des intentions de vote pour les élections anticipées du 25 septembre [1]. Elle envisage une alliance avec la Ligue du Nord, parti de Matteo Salvini également à l’extrême droite, et Forza Italia, le parti (très) à droite de l’ancien Premier ministre Silvio Berlusconi. Leur coalition pourrait, comme en Suède, obtenir la majorité, et Georgia Meloni est bien placée pour devenir la prochaine présidente du Conseil.
En Suède, la campagne a été largement dominée par les thèmes de l’insécurité et de l’immigration, les sujets de prédilection de l’extrême droite, particulièrement depuis 2015. Les problématiques d’intégration des immigrés, en particulier ceux originaires du Moyen-Orient, sont utilisées pour expliquer l’augmentation des règlements de compte entre gangs, le plus souvent liés au trafic de drogue. Si la criminalité demeure faible, les fusillades entre gangs défraient la chronique. Plus d’une quarantaine de personnes, des jeunes de quartiers pauvres, ont été tuées au cours de ces règlements de compte. À droite comme à gauche, les partis se sont saisis de ses questions et ont durci leurs positions sur l’immigration. « Aborder les thèmes de l’extrême droite les légitime dans l’espace médiatique », analyse Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques et spécialiste de l’extrême droite.
La fin du « cordon sanitaire » entre droite et extrême droite
La montée en puissance de l’extrême droite a fini par submerger la digue qui la dissociait de la droite classique. « La droite conservatrice traditionnelle est en grand danger de disparaître. Elle n’a absolument pas pris la mesure du phénomène et se retrouve dans une position d’affaiblissement. Dans la majorité des pays, elle perd son leadership. » Pour s’assurer une place au pouvoir, cette droite en déclin envisage désormais tranquillement une coopération plus ou moins approfondie avec l’extrême droite. C’est la fin du « cordon sanitaire ». Il y a encore quatre ans, en Suède, il était impensable de négocier avec les nationalistes. « À moins que le ciel nous tombe sur la tête », le leader de la droite traditionnelle Ulf Kristersson avait juré ne jamais travailler avec les Démocrates de Suède. Mais en Suède, comme en Italie, la politique se fait par alliances. Pour la droite scandinave, il était impossible de former une coalition majoritaire sans eux. Alors les grands principes ont été mis de côté. L’extrême droite est désormais présentée comme « respectables ». Les fondateurs néonazis à l’origine du parti sont négligemment oubliés.
« Il y a une normalisation des idées traditionnelles de l’extrême droite, et pas seulement en Suède, explique Jan Christer Mattson, sociologue à l’université de Göteborg (Suède). Les organisations que nous avions l’habitude d’appeler "extrémistes" étaient les Démocrates de Suède, tout comme le Front national... Nous avons désormais cessé de les appeler ainsi. Non pas parce qu’ils ont changé d’idéologie, mais parce qu’ils se sont fondus dans le débat public. »
« Sverige ska bli bra igen » (La Suède va redevenir bien), « Make America great again » (Redonnons sa grandeur à l’Amérique), « Pronti a risollevare l’Italia » (Prêts à relancer l’Italie) … Les slogans des candidats d’extrême droite font appel à la même nostalgie d’un pays dominant. Ils surfent sur le mythe du déclin et promettent d’inverser la tendance. « Il y a des similitudes sur la question européenne et celles du triptyque identité-insécurité-immigration pour tous ces partis en Europe, souligne Anaïs Voy-Gillis, chercheuse spécialiste des partis nationalistes européens. En revanche sur le plan économique, les démocrates de Suède sont plus proches du RN que des partis italiens. »
En parallèle, les groupes encore plus extrêmes se font de plus en plus remarquer. En témoignent la multiplication des projets d’attentats et des violences de plus en plus fréquentes. Selon Jan Christer Mattson, ces groupes d’« ultra droite » permettent de rendre « acceptables » les partis d’extrême droite en voie de banalisation dans le jeu politique : « Les partis extrêmes des mouvements, ceux qui saluent Hitler ou font l’apologie du fascisme, deviennent l’exemple commun de ce qui n’est pas acceptable. »
Grand remplacement, antiféminisme et relativisme climatique
Le sociologue suédois constate cependant l’existence d’une vision commune à l’extrême droite, des partis comme le RN, les Frères d’Italie ou les Démocrates de Suède aux groupuscules identitaires, fascistes ou néonazis : « Ils partagent un ensemble commun de valeurs, d’attitudes, qui les orientent dans leur perception de la réalité. Il y a trois composantes principales, l’idée d’un grand remplacement des blancs, la croyance en l’État profond – l’idée que les personnes sont manipulées, qu’elles ne contrôlent pas leur propre État –, et une forte notion d’antiféminisme. » La question écologique n’est pas non plus au cœur de leur discours. En Suède, « le mouvement néonationaliste prétend que les questions climatiques sont un canular ou, pour les moins extrêmes, que c’est la Chine ou l’Inde qui doit résoudre le problème », explique Jan Christer Mattson, de l’Université de Göteborg.
Point commun entre les Frères d’Italie et les Démocrates de Suède : ils se sont développés assez vite. L’extrême droite suédoise ne pesait que 6 % des voix il y a une décennie, quand son homologue italien ne dépassait pas 4 %. Ces partis sont désormais aux portes du pouvoir. Une dynamique qui s’explique, selon Anaïs Voy-Gillis, par « la recherche de normalisation et de dédiabolisation », mais aussi par « leur professionnalisation ». Selon la chercheuse, ils bénéficient également d’un avantage : ils peuvent se présenter comme des outsiders, les seuls qui n’ont jamais exercé le pouvoir. Un discours que l’on retrouve autant en Suède – les Démocrates de Suède n’ont jamais intégré l’une des coalitions gouvernementales – qu’en Italie – le parti de Georgia Meloni n’a pas rejoint le gouvernement d’alliance nationale de Mario Draghi. Et Fratelli d’Italia était resté à l’écart de la précédente coalition « populiste » autour de Matteo Salvini.
Les exceptions allemande et britannique
« Il y a une dynamique européenne, voire mondiale, qui profite à ces partis et aux idées nationalistes identitaires », constate la chercheuse Anaïs Voy-Gillis. Et dans ce domaine, le laboratoire européen est italien : l’extrême droite y a pour la première fois participé à une coalition gouvernementale en 1994 (La Ligue du Nord et l’Alliance nationale autour de Silvio Berlusconi). Quelques années plus tard, en 2000, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ, fondé notamment par d’anciens SS, entrait au gouvernement. « C’était une première depuis la Seconde Guerre mondiale, et l’émoi politique fut grand dans les pays de l’Union européenne », écrivait alors la géographe Béatrice Giblin dans la revue de géopolitique Hérodote. Depuis, des partis nationalistes ou ultraconservateurs sont arrivés au pouvoir en Europe de l’Est – Hongrie et Pologne notamment – ou ont intégré des coalitions en Finlande ou en Norvège.
La France ne fait pas exception à cette montée des extrêmes, avec un record historique de sièges à l’Assemblée nationale pour le RN en avril. Pour Jean-Yves Camus, seuls deux pays européens échappent en partie à la montée de l’extrême droite : l’Allemagne et le Royaume-Uni. « Au Royaume-Uni, le système électoral est uninominal à un tour. Cela crée une situation de bipartisme pratiquement parfait, qui rend improbable l’émergence d’un tiers parti. En Allemagne, c’est différent. À cause de son histoire, jusqu’à l’entrée de l’AfD [Alternative für Deutchland] au Bundestag en 2017, la simple idée que l’extrême droite puisse siéger au parlement était impensable. » L’AfD compte quand même 79 députés (sur 736) au Bundestag, mais pour le moment le cordon sanitaire entre droite classique et extrême droite n’a pas été rompu.
Une tendance lourde ?
Cette montée de l’extrême droite est-elle inexorable ? « Cela peut n’être qu’une phase de l’histoire politique, à la condition que partout la gauche sorte de sa posture morale, avance Jean-Yves Camus. On ne peut évacuer le débat à la manière de Macron : ni en disant "on ne parle pas avec les fascistes ", ni en disant qu’on ne l’a pas vu venir… La riposte doit être politique et sociale, par tout ce qui parle aux classes populaires – le maillage associatif, des partis de masse, par l’éducation populaire. »
Penser que l’exercice du pouvoir peut nuire à l’extrême droite est une erreur, selon Anaïs Voy-Gillis. « Une étude du Tony Blair Institute démontre que les "populistes" peuvent se maintenir au pouvoir, appuie la chercheuse. Six ans après leur première élection, les dirigeants populistes ont deux fois plus de chances que leurs homologues non populistes de conserver les rênes du pouvoir. » « Les cas de la Hongrie et de la Pologne illustrent bien cette affirmation, ajoute l’universitaire – Viktor Orban y est Premier ministre depuis douze ans. L’étude montre également que les populistes sont plus susceptibles de porter atteinte de manière durable à l’État de droit et aux institutions démocratiques par des réformes remettant en cause le principe de séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice ou encore la liberté de la presse. »
Le Suédois Björn Söder, ancien numéro deux du parti nationaliste au Parlement, ne s’est pas retenu longtemps avant de critiquer les journalistes de son pays. Il a exprimé son mécontentement envers la télévision publique après un reportage un peu trop critique à son goût. « La fonction publique doit être réformée en profondeur ! » a-t-il tweeté. Une attaque qui fait écho, en France, à la volonté de Marine Le Pen de privatiser le service public audiovisuel. Avant même leur arrivée officielle au pouvoir, les Démocrates de Suède ont déjà montré leur hostilité envers la presse libre.
Emma Bougerol
Photo de une : Le groupe néonazi « Mouvement de résistance nordique » s’invite au milieu des cabanes des partis politiques, pour distribuer des tracts à quelques jours des élections. Il est possible de voter pour l’organisation pour la deuxième élection consécutive. À Stockholm, le 3 septembre 2022. © Emma Bougerol