La pluie s’entête, fine et légère, ce matin d’octobre sur la ferme de Roz Avel, à Dinéault, dans le Finistère. Monique, jeune retraitée, remonte en souriant le chemin qui mène à la maison après avoir emmené les vaches à la traite. C’est sa mission quotidienne depuis qu’elle est à la retraite. « Avant, elle a travaillé 38 ans en psychiatrie, c’est un métier qu’elle a beaucoup aimé », explique Jean-Hervé, son époux, en avalant rapidement son premier café de la journée. Lui aussi, il aime son travail, qu’il pratique depuis… toujours, ou presque.
Car Jean-Hervé Caugant avait 21 ans quand il s’est associé avec son père mais dix ans seulement quand il a fait sa première traite tout seul. « C’était impressionnant mais faisable », évoque-t-il en attrapant une tranche de beurre – fabriqué par un collègue du coin – pour poser sur sa tartine. « Donc, si on résume, ça fait 50 ans que je fais la traite, et j’aime toujours ça. »
Arrêter le bio ?
Quand il prendra sa retraite, c’est son fils qui s’occupera de la ferme. Pour le moment, ils travaillent tous les deux, avec deux salariés à mi-temps. L’exploitation de 180 hectares tourne bien. Une partie des céréales – épeautre et sarrasin – est vendue à une meunerie voisine. Le reste des terres sert à alimenter les 130 vaches du troupeau.
Et le lait, pour le moment, est collecté par la multinationale Lactalis. Mais dans 24 mois, ce sera terminé. Le groupe a annoncé le 25 septembre qu’il allait réduire sa collecte de lait en France de 450 millions de litres (sur les 5,1 milliards de litres de lait collectés chaque année). Soit une baisse de 9 %. Dans un communiqué, Lactalis justifie cette décision par « la nécessité de se recentrer sur les produits de grande consommation français ». Cette annonce touche les producteurs de lait bio en Bretagne. Lactalis leur demande de repasser en conventionnel pour continuer à livrer leur lait à la multinationale. Pourquoi ? Car le lait bio ne se vend plus assez. Jean-Hervé et son fils font partie des livreurs concernés. Ils ont appris la décision de Lactalis par un simple coup de fil. « Le téléphone a sonné. Ils nous ont dit qu’on faisait partie des 26 producteurs bio bretons qui ne seraient plus collectés d’ici 24 mois. »
S’ils passent en conventionnel, en revanche, la collecte pourrait se poursuivre… Quelque part, il les comprend, Jean-Hervé : « C’est une entreprise privée, qui veut augmenter sa rentabilité. Et la consommation de lait bio n’arrête pas de diminuer. Nous, ils nous achètent tout le lait au même prix, environ 50 centimes le litre, mais ils revendent une partie au tarif du conventionnel. Logiquement, ils se séparent de leur activité la moins rentable…. » Lactalis aurait aussi pu choisir de piocher dans les réserves accumulées au cours des dix années de croissance à deux chiffres du secteur.
Président de la chambre d’agriculture départementale depuis huit ans, adhérent à la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, syndicat agricole majoritaire), il reconnaît quand même que le coup de fil du 1er octobre lui a fait « froid dans le dos. On s’est sentis un peu désabusés. Ça fait plus de 60 ans qu’on livre la même laiterie, depuis mes grands-parents... Et puis là, ça y est, on n’a plus besoin de nous. Ça laisse quand même un goût amer. On se dit qu’on n’est pas grand-chose. »
Plusieurs options s’offrent au Gaec de Roz Avel, et aux autres producteurs lâchés par Lactalis : trouver une autre laiterie, continuer à produire en AB et vendre leur lait au prix du conventionnel ou repasser en conventionnel. Car Lactalis est apparemment d’accord pour continuer à collecter la production de la famille Caugant, mais sans la payer au tarif préférentiel du bio, « environ 5 centimes de plus par litre en ce moment ».
Cette option ne fait pas trop rêver Jean-Hervé, qui a choisi de convertir l’exploitation il y a 25 ans, avec le soutien précieux de son père. C’était en 1998, on sortait de la crise de la vache folle, qui n’avait pas touché la ferme mais qui avait mis la pression à pas mal de producteurs. Jean-Hervé Caugant était aussi tenté par le « challenge technique et environnemental » de l’agriculture biologique, et puis il avait « fait le tour de l’agriculture conventionnelle. La bio, c’est très technique, très délicat et cela peut entraîner d’importantes pertes de rendement. C’est un challenge quotidien, surtout avec la météo qui n’est jamais pareille d’une année sur l’autre. Il faut s’adapter, ce n’est pas une agriculture comme dans les livres. »
Produire autre chose que du lait ? Impossible
Au fil des années, la ferme s’est transformée. Pour que les vaches puissent paître toute l’année sans s’enfoncer dans la gadoue en passant d’une parcelle à l’autre, quatre kilomètres de chemins ont été tracés puis empierrés et stabilisés. De cette façon, les vaches peuvent circuler par tous les temps. Un réseau sous-terrain de tuyaux alimente des abreuvoirs répartis à divers endroits des parcelles.
Et plusieurs kilomètres de haies ont été plantés. La dernière émerge, timide, des grillages de protections qui entourent les jeunes plants pour éviter que les lièvres ne viennent les dévorer. Juché sur son « Gator », sorte de quad amélioré pour se déplacer sur la ferme, Jean-Hervé Caugant remarque que « c’est du boulot de planter tous ces arbres, puis de les entretenir ».
En contrebas de la route qui mène aux champs, un nouveau bâtiment est en train de sortir de terre. Jean-Hervé Caugant arpente le chantier en souriant. C’est souvent gratifiant un enfant qui reprend l’activité. Ce nouvel outil de travail, auquel ils ont réfléchi pendant des mois a une structure tout en bois, il est couvert de panneaux solaires et promet un certain confort de travail, mais oblige par contre à continuer l’activité laitière. « Vous avez vu notre installation ? Que voulez-vous que l’on fasse d’autre ? » Plus d’un million d’euros ont été investis. Les prêts courent sur 10, 15 et 20 ans ; soit une bonne partie de la carrière du jeune repreneur.
« Ce qui est difficile aujourd’hui, c’est qu’on n’a plus les consommateurs avec nous, pense Jean-Hervé. Il y a du monde pour nous expliquer comment on devrait faire le métier, mais au moment de consommer, c’est différent. L’acte alimentaire reste secondaire. » En même temps, il ne leur en veut pas, aux consommateurs. « Je sais que tout coûte cher, le logement, l’énergie, etc. Mais bon aujourd’hui, on se dit s’il n’y a pas les consommateurs et s’il n’y a pas le collecteur, est-ce qu’il faut continuer ? » Certains agriculteurs, fatigués de trimer, vont sans doute se laisser tenter pas des « déconversions », soit le passage du bio au non-bio…
Qu’est-ce qui changerait, à Roz Avel, s’ils repassaient en conventionnel ? « On retrouverait une certaine souplesse dans le métier, et peut être même de l’efficacité, lâche ironiquement Jean-Hervé Caugant. On aurait moins de stress pour le désherbage du maïs : au lieu de biner, on pourrait mettre du désherbant. On pourrait mettre du répulsif contre les choucas [qui viennent picorer les semis, ndlr], on utiliserait de l’aliment concentré pour les vaches, ce qui améliorerait leur rendement… »
Du côté du soin des bêtes, il y aurait des antibiotiques, des anti-inflammatoires, des anti-graminées, etc. « En bio, on a le droit d’utiliser des antibiotiques, mais le moins possible. C’est une autre façon de faire le métier. On travaille pour avoir des animaux qui ne tombent pas malades, en les sélectionnant par exemple. On fait les choses en amont, pour ne pas avoir de problèmes, cela s’apprend au fil du temps et de l’engagement. » Cet engagement, justement, Jean-Hervé Caugant n’est pas prêt à l’abandonner. Son projet, pour le moment, c’est donc plutôt de trouver une autre laiterie. Comme il a deux ans devant lui, il est plutôt confiant.
« Ça peut être la Sill, Laïta, Sodiaal ou Biolait… » Cette dernière option est « tentante » pour l’éthique de la structure, qui fait un peu office d’ovni au pays des ogres du lait ; car Biolait soutient les agriculteurs bio depuis trente ans en proposant un prix stable et identique pour tous les éleveurs, quel que soit le lieu de la ferme et le volume collecté.
Mais la crise du secteur les a contraints dernièrement à baisser leurs prix et pour le Gaec de Roz Avel, « ce n’est pas tenable financièrement ». Autre solution : le respect par les pouvoirs publics de la loi Egalim qui impose 20 % de bio dans les cantines, loin des 6 à 10 % actuels. Le respect des 20 % ferait bondir d’un coup les besoins en produits lactés, permettant aisément d’absorber l’abandon de Lactalis.
Nolwenn Weiler (texte et photos)