Lettre à Macron

« Monsieur le Président, en baissant le coût du capital, on peut embaucher et augmenter les salaires »

Lettre à Macron

par Daniel Sanchis

Le droit du travail empêche-t-il d’embaucher ? Le coût du travail est-il trop élevé pour permettre aux entreprises d’être compétitives ? Les représentants des employés et des employeurs ont-ils les moyens de réellement négocier dans l’intérêt de tous ? Daniel Sanchis s’appuie sur son expérience de consultant et de chef d’entreprise pour interpeller, dans cette tribune, Emmanuel Macron sur ses nombreuses erreurs de diagnostic. Et lance des pistes pour une politique alternative au sein des entreprises : « Cela suppose d’inverser la logique qui considère que le travail, c’est à dire le moyen de la création humaine, ne se mesure que comme un coût. »

« Monsieur le Président,

Je vous écris une lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps. »
L’emprunt à la chanson de Boris Vian s’arrêtera là, je ne suis en effet ni déserteur, ni résigné.

Je veux ici vous faire part de mes convictions fondées sur l’expérience d’un consultant et chef d’entreprise. J’ai donc, semble-t-il au moins, la légitimité de mon appartenance à la société civile. Il paraît que c’est un gage de vertu.
Je voudrais vous faire part de mon désaccord profond sur la méthode que vous avez utilisée dans la mise en œuvre des réformes du « marché du travail » et, comme je suis un optimiste raisonné et constructif, de quelques propositions.

Mon désaccord porte tout d’abord sur la formulation d’un diagnostic que vous présentez comme allant de soi : la société française serait malade d’un excès de contraintes qui pèseraient sur le travail et la compétitivité de nos entreprises. Les solutions seraient donc évidentes : il suffirait de réduire ces contraintes et le coût du travail pour que « le travail soit libéré » et que notre pays soit à nouveau dans la « course ».

Je pourrais vous faire remarquer que nombre de responsables politiques, ministres et Présidents de la République, sans compter les commentateurs, cercles de réflexion et autres lobbies n’ont pas tenu de discours différents depuis de nombreuses années. On pourrait également rétorquer que la plupart des thérapies administrées tant au niveau du pays que dans les entreprises vont dans le même sens, depuis longtemps aussi. Je préfère néanmoins m’appuyer sur des éléments factuels de démonstration qui sont de nature à vous éclairer sur quelques erreurs de diagnostic que vous commettez.

 Vous nous dites que le coût du travail est trop élevé et pèse trop sur le prix de nos produits et de nos services, ce qui nous empêcherait d’exporter

Pourtant, depuis 1959, d’après les chiffres de l’Insee [1] le coût des salaires et des cotisations sociales [2] a augmenté 25,5% moins vite que la création de richesse et surtout 4,5 fois moins vite que les revenus de la propriété (dividendes et intérêts bancaires).

Par contre, on remarquera que les investissements productifs ont également progressé moins vite que la création de richesse. On obtient des résultats analogues lorsqu’on regarde les rapports annuels des groupes français, comme le suggère le tableau ci-dessous :

(1) Salaires + cotisations sociales divisés par 12 (2) Résultat net + charges financières + rémunération des dirigeants (CA, directoire, Conseil de surveillance) divisés par 12 Source : Documents de référence annuels et calculs Degest

On pourrait aussi souligner que, contrairement à une idée reçue, les frais de gestion de la Sécurité sociale ou de l’assurance chômage sont nettement inférieurs à ceux des assurances ou des entreprises de reclassement privées.
Voilà, Monsieur le Président, pour l’erreur de diagnostic concernant le coût du travail.

 Concernant les contraintes qui pèseraient sur l’emploi et qui vous ont conduit à la réforme du Code du Travail que vous avez initiée :

Si j’en juge par les mesures que vous aviez introduites dans la loi qui porte votre nom dans le précédent gouvernement, alors que vous étiez ministre, je dois conclure que la tâche n’est pas aussi aisée que d’aucuns le prétendent puisque alors que vous appeliez de vos vœux une « cure d’amaigrissement » pour le Code du Travail, ces mesures ont conduit à en rajouter plusieurs pages !

Plus sérieusement, différentes enquêtes, tout comme le très officiel Insee [3], mettent en évidence que les différentes mesures que votre gouvernement veut imposer ne correspondent pas à des problématiques au cœur des préoccupations des entreprises françaises. En effet, les entreprises qui souhaitent embaucher mettent en avant surtout les incertitudes économiques et l’inadéquation des compétences par rapport à leurs besoins, en tant que freins à leur développement.

Elles sont relativement peu nombreuses à citer les difficultés de licencier, sont très minoritaires pour regretter trop d’instances et de représentants du personnel – qui semblent plus relever des éléments de langage dans les discours du Medef que de la réalité quotidienne des entreprises et des entrepreneurs. D’ailleurs, dans la plupart des mesures négociées par les employeurs qui font des plans sociaux, on relève des mesures incitatives ou des primes de départ qui vont au-delà de la loi !

Souffrance, accidents, absentéisme et gâchis de qualification

Cependant, l’angoisse de la précarité, des déroulements de carrières inexistants et des salaires trop bas constituent des freins à la créativité pour les salariés qui aimeraient progresser ou changer d’emploi voire d’entreprise. Les dysfonctionnements de la formation initiale et professionnelle sont des freins concrets pour la disponibilité de qualifications demandées. Les désaccords sur les critères de qualité du travail sont autant d’entraves à la satisfaction des clients. Un état de restructuration permanente, des systèmes de gestion par objectifs non discutés et souvent irréalistes mettent en péril les collectifs de travail et génèrent de la souffrance, des accidents, de l’absentéisme au travail, et des gâchis de qualification.

Voilà donc, Monsieur le Président une seconde erreur de diagnostic qui ne situe pas les entraves du travail et de l’emploi au bon endroit !

Vous considérez aussi que le dialogue social n’est pas de bonne qualité à cause d’une dilution des instances de représentation du personnel qui ne leur permettrait pas d’avoir la vision globale des enjeux de l’entreprise. C’est ce qui vous conduit à vouloir fusionner l’ensemble de ces instances et à supprimer, en particulier, le CHSCT.

Pourtant, si le dialogue social dans les entreprises est dans une situation en effet très préoccupante, les raisons, me semble-t-il, doivent être recherchées ailleurs. Par exemple dans le fait que l’information donnée aux représentants des salariés et le plus souvent incomplète, peu pertinente, peu fiable. La lenteur à mettre en œuvre les dispositions de la loi Rebsamen [4] en la matière est significative de ce point de vue.

Les représentants des employeurs qui président toutes ces instances dans les grandes entreprises, ont le plus souvent eux-mêmes, une information insuffisante et surtout trop peu de pouvoirs [5], ce qui ne favorise pas la négociation réelle. Ce constat se vérifie lorsqu’on compare l’organigramme des centres de décisions à celui des instances représentatives du personnel.

S’agit-il de vraiment négocier ou de « faire semblant » ?

Ce déséquilibre, qui ne permet pas aux représentants du personnel, dans bien des cas, d’avoir les véritables décideurs pour interlocuteurs, est renforcé par la nature des relations entre l’entreprise et ses « partenaires » (externes, ou internes au groupe auquel elle appartient), de type « client-fournisseur ». Ce type de relation permet aux représentants des employeurs de renvoyer la balle vers les « fournisseurs » pour justifier d’un débat impossible. C’est le cas, par exemple, lorsque ces relations sont contractualisées avec des objectifs de réduction des coûts ou de gains de productivité pluriannuelle qui s’imposent de fait au « client » et qui réduisent voire suppriment toute marge pour les négociations.

Lorsque les instances sont consultées, les représentants du personnel doivent donner leur avis de plus en plus vite, de plus en plus tard dans le processus de décisions et avec de moins en moins d’informations. Les dernières lois Rebsamen et El Khomri n’ont fait que renforcer cette dérive en limitant à quelques jours, au plus quelques semaines dans les cas les plus complexes, le temps utile pour formuler un avis sur des projets construits unilatéralement pendant plusieurs mois voire plusieurs années.

Cette forme de consultation contribue aussi à donner un caractère de plus en plus virtuel à la négociation et au dialogue social. L’essentiel ne serait dons plus de dialoguer et négocier, mais de « faire semblant », quitte à ce que la ressemblance avec la réalité soit telle que l’on ne fasse plus la différence !

Le CHSCT n’est pas une instance parmi d’autres. C’est celle qui met en commun de manière concrète et au plus près du terrain la compréhension des problématiques du travail, de ses modes opératoires, de la charge de travail et de sa qualité, de l’évaluation du suivi et de la prévention des risques. C’est en son sein que se nouent des coopérations fructueuses entre les représentants des salariés, les professionnels de la prévention dans l’entreprise et hors de celle-ci (sécurité sociale, santé et soins du travail, inspection du Travail, etc.)

Voilà donc encore des erreurs de diagnostic !

Je vais arrêter là mon énumération qui pourrait devenir lassante pour vous rappeler que les erreurs de diagnostic peuvent être fatales et… pour partager avec vous, Monsieur le Président, encore deux désaccords de méthode : d’une part, vous confondez vitesse et précipitation et d’autre part, vous limitez le nombre et la qualité des personnes ou institutions consultées.

Ce n’est pas de démocratie virtuelle dont nous avons besoin mais de permettre aux principaux intéressés de donner leur avis alors même que ce sont sans doute ceux qui doutent déjà le plus de l’efficacité de nos institutions élitistes et l’ont manifesté par leur désaffection record des urnes dans les récentes échéances électorales.

« Inverser la logique qui considère que le travail ne se mesure que comme un coût »

Vous êtes cependant, à présent, le Président de tous les citoyens de ce pays et à ce titre, vous nous devez un peu plus d’égards, et en premier lieu des changements dans la méthode de travail. Notre pays manque de cohésion sociale. Vous dites vouloir nous redonner la confiance individuellement et collectivement, encore faut-il donner un peu de lisibilité et de visibilité dans les moyens nécessaires à la construction d’un compromis fondé sur la réalité.

C’est pourquoi, pour terminer cette missive, je me permets de vous suggérer quelques pistes d’action qui permettent de donner de l’espoir aux forces vives de ce pays. Il est possible baisser les prix pour améliorer la compétitivité des entreprises, en améliorant l’emploi, la rémunération et les conditions de travail tout en rémunérant les apporteurs de capitaux.

Par exemple, sur la base du tableau précédent en baissant le coût du capital de 20%, nos calculs ci-dessous montrent que l’on peut embaucher dans des proportions significatives et augmenter les salaires pour améliorer le pouvoir d’achat.

Au-delà de ces calculs ponctuels dont le rôle est surtout de démontrer que des financements durables sont possibles pour une autre politique dans les entreprises et dans le pays, cela suppose d’inverser la logique qui considère que le travail, c’est à dire le moyen de la création humaine, ne se mesure que comme un coût.

On peut opposer à cette logique une conception de l’investissement à moyen et à long terme avec une démarche globale incluant les investissements matériels et humains (technologies, organisation, emploi en qualité et en quantité, rémunération directe et indirecte du travail, formation, etc.) et les financements nécessaires.

Il est possible de relancer le dialogue social en donnant de la pertinence aux niveaux et aux acteurs de la négociation qui doit impérativement nourrir le dialogue social pour construire les compromis nécessaires. Il convient également, si vous souhaitez vraiment améliorer le dialogue social, de conforter les moyens des représentants des salariés en nombre, formation, financement, qualité des informations disponibles et recours aux experts de leur choix. Et ce, au lieu des choix que vous semblez privilégier, qui risquent de déboucher sur une réduction drastique de leur nombre et de leurs moyens, entrainant la marginalisation et la perte de crédibilité.

Vous l’aurez compris, Monsieur le Président, organiser le débat et l’action concrète à partir des faits, pour surmonter les clivages idéologiques et favoriser la construction de compromis, nous paraît être une perspective autrement préférable et enthousiasmante à la démarche autoritaire, dogmatique et injuste que vous privilégiez en ce début de quinquennat.

Daniel Sanchis

Notes

[1Données calculées à partir des tableaux S11 des comptes des sociétés non financières de l’Insee divisées par le nombre d’habitants et en euros constants (déflatés de l’indice des prix de l’Insee).

[2L’Insee ne distingue pas les salaires des dirigeants de ceux des autres salariés, alors que tout le monde s’accorde à reconnaitre que les rémunérations versées aux membres des Conseils d’administration, Directoires et Conseils de Surveillance ont augmenté nettement plus vite que les autres rémunérations du travail.

[3Voir ici.

[4La loi Rebsamen faisait obligation aux entreprises de fournir des données dans trois domaines de consultation annuelle obligatoire : la stratégie de l’entreprise, sa politique économique et financière, sa politique sociale, incluant l’emploi et les conditions de travail.

[5Les présidents d’instance (comité d’entreprise ou CHSCT) disposent d’une délégation de pouvoir qui leur donne, légalement, la possibilité de répondre au nom de la direction de l’entreprise auprès de leurs interlocuteurs syndicaux. En pratique, c’est loin d’être le cas, la plupart ayant tendance à se défausser dès lors que les sujets abordés deviennent sensibles.