Il est l’un des députés les plus engagés pour faire la lumière sur l’éventuelle utilisation d’armes françaises dans le criminel conflit au Yémen. « En tant que membre de la commission des affaires étrangères, j’ai d’abord été interpellé par les ONG sur la situation humanitaire au Yémen. Je ne connaissais pas spécialement le pays, alors je me suis renseigné, j’ai cherché à comprendre pourquoi on était dans une telle crise humanitaire », raconte Sébastien Nadot, député de Haute-Garonne, élu en 2017 sous l’étiquette La République en marche (LREM). Depuis mars 2015, une coalition d’États arabes emmenés par l’Arabie Saoudite conduit une guerre particulièrement meurtrière au Yémen. Depuis Paris, le député découvre les conséquences dramatiques des bombardements et du blocus imposé au pays : 14 millions de personnes menacées de famine, plus de 6000 morts civils, des hôpitaux détruits et plus d’un million de personnes touchées par le choléra. Sans oublier 3 millions de réfugiés. Pour Amnesty international, des atteintes aux droits humains et des crimes de guerre sont perpétrés dans tout le pays.
Il y a un an, en novembre 2017, le Parlement européen vote une nouvelle résolution pour demander l’arrêt des ventes d’armes à l’Arabie saoudite. Passant outre la volonté des députés européens, la France continue pourtant de livrer du matériel militaire à Riyad. Des armes françaises seraient même utilisées au Yémen. Cette situation pourrait constituer une violation du traité sur le commerce des armes, qui interdit d’exporter ce type de matériel quand il existe un risque de crime de guerre. Sébastien Nadot tente d’en savoir plus, mais se heurte à un mur du silence. Dans la 5e République, c’est l’exécutif qui gère les ventes d’armes à l’étranger. Celles-ci sont approuvées par le Premier ministre, après consultation d’une commission où siègent les ministères de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Économie. « Je veux bien que l’exécutif soit en charge, mais je me suis dit qu’on pouvait exercer un contrôle en tant que parlementaire », raconte Sébastien Nadot.
« Les réponses qu’on me donnait ne m’apprenaient rien »
Le député commence par poser des questions écrites. Il interroge les ministères, demande des rendez-vous... Les explications, quand on daigne lui répondre, ne le satisfont pas. L’exécutif se contente d’affirmer que des procédures strictes garantissent le respect des obligations internationales de la France. « À ma connaissance, les armes qui ont été vendues récemment ne sont pas utilisées contre les populations civiles », a ainsi déclaré, le 30 octobre, la ministre de la Défense Florence Parly, ajoutant que « la France est un fournisseur modeste de l’Arabie saoudite » [1].
Sauf que sur le terrain, le risque que des équipements militaires français – corvettes, canons ou systèmes de visée – soient utilisés pour des bombardements ou pour maintenir le blocus est réel, quoiqu’en dise la ministre. « Les réponses qu’on me donnait ne m’apprenaient rien. Alors j’ai regardé quels autres outils de contrôle je pouvais utiliser. » Le 6 avril 2018, avec le soutien d’une vingtaine de députés rejoints ensuite par des dizaines d’autres, il dépose une proposition de résolution pour la création d’une enquête parlementaire sur les ventes d’armes de la France aux belligérants au Yémen.
L’objectif est de savoir si les autorisations d’exportations délivrées par Matignon respectent bien les engagements internationaux de la France. Notamment ceux qui interdisent de vendre des armes là où il y a risque de violation du droit humanitaire ou des droits humains. Les commissions d’enquête donnent de vraies capacités d’investigation aux députés : un pouvoir de convocation, des dépositions sous serment et une possibilité d’accéder à certains documents classés. De quoi enfin faire la lumière sur l’utilisation des armes françaises dans ce meurtrier mais lointain conflit ? Plus de six mois après le dépôt de la résolution, soutenue par une soixantaine de députés issus de quatre groupes politiques, dont des dizaines de « marcheurs », le texte reste bloqué dans les limbes des procédures parlementaires.
Commission d’enquête : la commission des affaires étrangères ne veut pas en débattre
En théorie, une demande de commission d’enquête doit d’abord être validée par la Garde des sceaux, Nicole Belloubet, pour garantir qu’aucune procédure juridique n’est en cours. Ensuite, c’est à la commission permanente compétente d’en examiner la recevabilité et l’opportunité. En l’occurrence, le sujet relève de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Et c’est là que cela coince : depuis des mois, la résolution déposée par Sébastien Nadot n’est pas inscrite à l’ordre du jour.
C’est la présidente de la commission, Marielle de Sarnez, députée de Paris (Modem), et son bureau qui décident de cet ordre du jour. Or ils se refusent à y inclure la résolution sur les armes et le Yémen. Le seul moyen de les obliger à se pencher sur une demande d’enquête est d’utiliser le « droit de tirage » d’un groupe : une fois par an, chaque groupe parlementaire, y compris d’opposition, peut imposer une commission d’enquête, que les commissions permanentes ne peuvent pas refuser d’examiner. Avec une seule opportunité par session parlementaire, il faut donc bien choisir sa bataille. Le sort du lointain Yémen a donc peu de chance de figurer parmi les priorités des groupes d’opposition. « Nous avions beaucoup de sujets », confirme Bastien Lachaud, député Seine-Saint-Denis de la France insoumise, qui suit également de près les questions des ventes d’armes de la France. « Nous avions considéré que la résolution de Sébastien Nadot, député de la majorité, avait peut-être une chance de passer et nous l’avons soutenue. Mais Marielle de Sarnez l’a finalement bloquée. »
Le barrage du groupe parlementaire
Pourquoi ce blocage en commission ? Marielle de Sarnez est peut être opposée à cette enquête. Elle pourrait aussi estimer que la demande n’est pas opportune en considérant, par exemple, que la résolution ne sera ensuite jamais votée en plénière de l’Assemblée nationale. Pour qu’une commission d’enquête soit effectivement lancée, son principe doit aussi être inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée puis adopté par les députés. Or, l’ordre du jour de l’Assemblée est défini par la conférence des présidents, largement dominée par LREM. Si les présidents s’en tiennent à la discipline de groupe, une résolution n’a une chance d’être mise à l’agenda que si elle est soutenue par le groupe majoritaire, les députés d’opposition ne disposant que de rares « niches parlementaires » pour caser leurs propres propositions [2].
Des dizaines de marcheurs soutiennent le principe d’une enquête sur les armes françaises qui finissent au Yémen. Mais leur groupe y serait-il opposé ? « A la commission des affaires étrangères, la responsable du groupe, la whip [3] a dit que de toutes manières le groupe n’en voudrait pas. Elle fait son travail de relai de la présidence du groupe, qui n’en voulait pas. », raconte Sébastien Nadot.
Nos partenariats valent-ils plus que les vies yéménites ?
Derrière un président de groupe majoritaire qui ne veut pas d’enquête – Richard Ferrand en l’occurrence, avant qu’il ne préside l’Assemblée nationale depuis septembre – on peut soupçonner un blocage du gouvernement. Et même une forme de lobbying pour empêcher les parlementaires de mettre leur nez dans les ventes d’armes. Quelques députés LREM, signataires de la résolution, ont ainsi retiré leur soutien. Comment expliquer ces revirements ? Estimeraient-ils finalement que la question des transferts d’armes françaises vers une zone où sont commis des crimes de guerres ne mériterait pas d’être approfondie ?
Le blocage de l’exécutif pourrait venir de plusieurs ministères : du Quai d’Orsay, de Bercy, de la Défense… Les intérêts de la France avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis sont multiples. Il y a bien sûr l’intérêt économique, dans le domaine des armes – les commandes conclues en 2016 avoisinent les 14 milliards d’euros –, mais pas seulement. La France est le 4e investisseur aux Émirats Arabes Unis où plus de 600 entreprises françaises sont implantées, et le 8e fournisseur de l’Arabie Saoudite (en 2016). La récente incertitude sur le contrat d’Airbus avec la compagnie Emirates menace l’existence même du programme A380. Sans oublier les bases militaires françaises aux Émirats Arabes Unis ou le Louvre d’Abu Dhabi… L’économie française vaudrait-elle plus que les millions de vies yéménites ?
Emmanuel Macron minimise les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite
Le gouvernement n’a, semble-t-il, pas envie de déranger les monarchies du Golfe. Interpellé sur le Yémen, Emmanuel Macron minimise nos ventes d’armes aux Saoudiens – qui sont pourtant nos deuxièmes clients en termes de livraison en 2017. Quand le journaliste Jamal Khashoggi disparaît au consulat d’Arabie Saoudite, il faut un communiqué conjoint avec l’Allemagne et le Royaume Uni et un engagement fort des États-Unis pour que la France se décide à exprimer sa préoccupation. Dans ce climat de prudence, on imagine difficilement que l’exécutif soit prêt à laisser des députés mener leur propre enquête qui pourrait conclure que les ventes d’armes à Riyad ou aux Émirats sont illégales.
Que reste-t-il aux parlementaires qui voulaient en savoir plus sur ces ventes d’armes ? « On a posé plusieurs questions écrites et orales, on ne nous répond pas sur le fond, on nous dit de ne pas nous inquiéter et qu’on ne vend pas des armes comme on vend des baguettes de pain. On a déposé des amendements, mais tout est rejeté », déplore Bastien Lachaud, de la France insoumise. « Si le gouvernement n’a rien à cacher, si on était certains de la légalité de ces ventes d’armes, pourquoi mettre des bâtons dans les roues aux parlementaires qui veulent en savoir plus ? »
Une mission d’information pour « enterrer le sujet » ?
Le 31 octobre, Marielle de Sarnez annonçait finalement la mise en place d’une mission d’information. Celle-ci ne serait pas focalisée sur le Yémen mais s’intéresserait plus généralement au contrôle des exportations d’armements. Les rapporteurs seront Jacques Maire de LREM, ancien du Quai d’Orsay, et Michèle Tabarot des Républicains, ancien soutien de Jean-François Copé aux côtés d’Olivier Dassault, fils de l’industriel qui a produit les Rafales. Les députés s’étant mobilisés sur le sujet ont donc été écartés. « Avec une mission d’information, on peut nous dire ce qu’on veut, on ne peut pas exiger de documents, il n’y a pas les mêmes pouvoirs d’investigation », souligne Sébastien Nadot. « Cela n’a rien à voir avec une enquête, il n’y aura pas de pouvoir de convocation, pas d’audition sous serment... c’est un moyen d’enterrer le sujet », déplore Bastien Lachaud.
Il se trouve qu’une mission d’information sur le contrôle des armements a déjà été conduite en 2000. Dix-huit ans plus tard, ses propositions n’ont pas toutes été suivies d’effet. Les députés ont obtenu la transmission d’un rapport annuel sur les ventes d’armes, pour un contrôle a postériori, qui donne des informations trop lacunaires pour permettre un réel contrôle du respect du droit international ou l’engagement d’une quelconque responsabilité dans ce domaine. « Nous sommes dans un pays où il y a des zones d’ombre démocratiques, constate Sébastien Nadot. La mobilisation des députés sur ce sujet est sans précédent, mais on se heurte à une fin de non-recevoir. »
Les exportations d’armes : une zone d’ombre de la démocratie française
Le 8 novembre prochain, une conférence interparlementaire sur le Yémen se tiendra à l’Assemblée nationale, pour évoquer la situation humanitaire ainsi que les ventes d’armes. Des députés de plusieurs pays sont attendus. Peut être l’occasion d’échanger avec eux sur leurs pratiques en la matière. Au Royaume-Uni et en Allemagne, des commissions parlementaires permanentes publient tous les ans un contre-rapport sur les exportations d’armes, après auditions de décideurs, industriels et ONG concernés. En Suède les parlementaires participent en amont au processus d’octroi des autorisations d’exportations. Aux États-Unis, le Sénat peut interrompre une vente d’armes. En France, malgré les efforts de Sébastien Nadot, de Bastien Lachaud et de quelques autres élus, le sujet demeure tabou.
« Si ça n’avance pas, on discutera au sein du groupe France insoumise de l’opportunité d’utiliser notre droit de tirage sur la question des ventes d’armes l’année prochaine », assure Bastien Lachaud. En imaginant que cette commission soit enfin créée, il faudra ensuite que ses membres aient suffisamment de poids pour obtenir des documents généralement classés « secret défense ». Pour le député insoumis, « Les parlementaires ont peu de pouvoir en général, mais dans le domaine de la défense, c’est encore pire »
Anne-Sophie Simpere
Photo : CC loguer27