Être prof en 2012

« Enseignez plus pour gagner plus » : un choix d’école

Être prof en 2012

par Léo Boniface

Ces cinq dernières années, le « travailler plus pour gagner plus » a aussi été appliqué dans l’Éducation nationale. Pourtant, l’école est de moins en moins capable, pendant le temps scolaire, de soutenir les élèves les plus faibles. Et l’État préfère aider les entreprises privées de cours particuliers.

« T’es un Arabe, toi, de toute façon. » L’insulte a été prononcée par Clément, 8 ans, un élève de ma classe. L’Arabe, c’est Ethan, un camarade de Clément, né aux États-Unis, d’un père d’origine algérienne. À mes remontrances, mes explications, des élèves ont tenté : « C’est comme si toi, Clément, on te disait : "T’es un sale Français." » J’ai essayé de leur expliquer qu’Ethan, aussi, est français.

Une classe est un petit observatoire de la société. Où se révèle et s’exprime sa diversité. Jennifer ne fait que trop rarement ses leçons. Ses parents, charcutier et coiffeuse, n’ont pas le temps de suivre son travail. Mathilda n’a pas fait ses conversions de masse : sa mère n’a pas réussi à l’aider. Jeanne et Clémentine sont suivies par leurs parents, instit ou prof. Quant à Agathe et Antoine, ils ont des cours particuliers pour les aider dans leurs difficultés. Ethan, lui, suit des cours d’anglais pour se perfectionner – et mettre toutes les chances de son côté.

À chaque milieu, son rapport au savoir. Certaines familles développent les mêmes codes que ceux de l’école [1]. Elles valorisent le travail scolaire (lire, écrire et compter). Elles ont une bibliothèque, visitent des musées. D’autres n’ont pas cette chance. Dans ces familles, la télévision est souvent allumée dès le petit-déjeuner. On joue parfois beaucoup aux jeux vidéo. Le midi, plutôt que la cantine, on va chez McDo, me raconte Léa, et le soir, on mange des assiettes toutes faites – « Tu sais, c’est pratique, on enlève le plastique, et hop, on mange. »

Réussir à l’école, grâce aux cours particuliers ?

Tous ces élèves, l’école se doit de les faire réussir. Leur donner les mêmes connaissances et compétences. Les faire parvenir à une même ligne d’arrivée, sachant qu’ils ne sont pas tous sur la même ligne de départ. Pour donner sa chance à chacun, il faut développer une pédagogie différenciée : proposer des outils différents pour atteindre le même but (l’école a depuis longtemps abandonné l’enseignement magistral et rigide). Et passer plus de temps avec ceux qui sont en difficulté. Tout cela, du lundi au vendredi, entre 8 h 30 et 16 h 30.

Pourtant, de plus en plus, c’est en dehors du temps scolaire que la réussite à l’école se joue. Faute de moyens humains. À cause de programmes toujours plus chargés, de tâches administratives toujours plus lourdes, d’évaluations omniprésentes (lire la chronique précédente). De plus en plus, c’est grâce aux cours particuliers qu’Agathe et Antoine progresseront ; à l’anglais étudié en dehors de l’école qu’Ethan arrivera en 6e avec un très bon niveau ; au suivi du père professeur de mathématiques que Clémentine réussira dans cette matière.

À l’inverse, il y a Mathilda, Léa, Lise et tant d’autres. Ceux qui, en plus de ne pas avoir la culture, a priori, pour réussir à l’école, n’ont ni ce suivi parental ni l’argent pour suivre des cours particuliers. Ceux qui ne paient pas assez d’impôts pour bénéficier des déductions fiscales de 50 % accordées aux parents qui inscrivent leur enfant chez Acadomia. Une mesure qui coûte chaque année 400 millions d’euros à l’État [2].

Moins de profs, plus d’heures supplémentaires

Quand l’État ne favorise pas le secteur privé, il crée des stages de remise à niveau, pendant les vacances de Pâques, début juillet et fin août. Mis en place à la rentrée 2008, ces stages sont proposés aux élèves de CM1 et de CM2, et assurés par des enseignants volontaires. Un petit coup de pouce financier quand le pouvoir d’achat s’amenuise : 15 heures de cours rémunérées aux alentours de 400 euros, exonérées d’impôts et de cotisations sociales. Aux enseignants de proposer aux parents le stage de remise à niveau. Même si les besoins de leur enfant ne collent pas tout à fait avec les ateliers proposés, il faut s’assurer de la présence d’un minimum d’élèves pour pouvoir bénéficier de ces heures supplémentaires. Les familles, elles, sont souvent ravies d’être « déchargées » de leurs enfants pendant une partie des vacances scolaires…

En cinq ans, de nombreuses primes et heures supplémentaires ont été instaurées. Dans le second degré, en 2012, ce ne serait pas moins de 1,3 milliards d’euros qui vont être dépensés en indemnités en tout genre [3]. Combien de postes auraient pu être créés avec cette somme ? Qu’à cela ne tienne : les hausses de salaire permettent de contenir, parfois, la colère de certains enseignants face aux suppressions des moyens humains. « Enseignez plus pour gagner plus. » Un choix politique. Un choix d’école. De société.

« Un deuxième hôpital pour accueillir les patients qui auraient été mal soignés dans le premier. »

Ces dispositifs mis en place à l’intérieur de l’école, mais en dehors du temps scolaire, vont-ils aider nos élèves en difficulté ? « Ce système entre dans un fantasme de l’individualisation dans lequel on abandonne le temps scolaire et la classe pour créer une usine à individualisation en dehors, estime Sébastien Sihr, secrétaire général du Snuipp, dans le quotidien Le Monde [4]. C’est comme si l’on créait un deuxième hôpital pour accueillir les patients qui auraient été mal soignés dans le premier. »

L’alternative consiste à s’intéresser au temps scolaire, à développer des espaces pour prendre en charge et soutenir les élèves les plus faibles, à renforcer les Rased (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté), à obtenir l’aide d’enseignants spécialisés, au sein de la classe. Bref, à rénover l’enseignement, au quotidien. On en est très loin.

Le soir, je devais rencontrer les parents de Clément pour ses problèmes de concentration – et, déjà, de comportement. La réunion tombait à pic. Je leur ai résumé les propos de leur fils, le matin même. « Il doit entendre ça chez ses frères et sœurs », m’a dit le père. La mère, elle, s’est tournée vers son fils : « Clément, tu ne peux pas dire ça. C’est comme si toi, on te disait : "T’es un sale Français." »

Léo Boniface

Photo : CC / Cybrarian77