Basta! : À quels enjeux répondent la création des Ephad en 1997 ?
Laura Nirello [1] : Avant 1997, les maisons de retraite n’avaient pas de statut particulier. Elles pouvaient bénéficier de financements publics qui, à l’époque, se négociaient avec les départements. Ces maisons de retraite étaient en général des établissements publics ou privés non-lucratif, c’est-à-dire portés par des associations ou des mutuelles. Au fil des années 1990, il y a eu de plus en plus de personnes dépendantes. La question s’est alors posée de leur prise en charge. L’idée de la loi de 1997 qui a créé les Ehpad était justement de prendre en charge les personnes dépendantes.
Du coup, les maisons de retraite n’ont pas eu le choix : soit elles accueillaient des personnes plus dépendantes et devenaient Ehpad, soit elles devenaient des logements-foyers avec moins de financements publics. Le deuxième élément important, c’est le positionnement à mi-chemin entre le sanitaire et le social. Dès le départ, les Ehpad ont été pensés à la fois comme des lieux de soin et de vie, avec un double financement public, d’une part pour la dépendance et de l’autre pour le soin.
Les Ehpad gérés par des entreprises privées lucratives ont-ils reçu les mêmes financements publics que les établissements gérés par des hôpitaux, par des communes ou des associations ?
Laura Nirello : Ce qui vous permet d’avoir une autorisation d’Ehpad, c’est le niveau de dépendance dans l’établissement, quel que soit votre statut. Si vous êtes un établissement lucratif et que vous accueillez suffisamment de personnes dépendantes, vous avez le droit à devenir un Ehpad. À partir de là, vous avez accès aux financements publics : d’une part par le biais de l’allocation personnelle à l’autonomie [Apa], versée directement par les conseils généraux (les départements) aux établissements, et par la Sécurité sociale pour la partie soin, via les agences régionales de santé, les ARS.
Les Ehpad à but lucratif, pour dégager des bénéfices pour leurs propriétaires, n’ont cessé de prendre de l’importance. Pourquoi ?
Ilona Delouette [2] : La loi « Hôpital, Patients, Santé et Territoires » de 2009 [loi HPST, portée par Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé de Sarkozy] a favorisé le privé lucratif, en prévoyant de financer les Ehpad par le biais d’appels à projet. Les appels à projets des ARS poussent les établissements à accueillir toujours plus de personnes dépendantes, avec l’idée que les personnes moins dépendantes devraient rester à domicile. Le privé lucratif s’est armé pour répondre à cette demande.
Laura Nirello : Les appels à projet exigent aussi des regroupements. Or, les grands groupes lucratifs ont déjà plusieurs établissements : ils ont les outils pour répondre à l’objectif de concentration. Les grands groupes d’Ehpad privés ont même au sein de leur siège social des salariés dédiés qui font de la veille sur les appels à projets. Dans le secteur public et le non-lucratif, les établissements n’ont pas du tout les mêmes moyens administratifs. Ainsi, le système a favorisé la concentration, donc le secteur lucratif. Cela a eu des effets sur le secteur non commercial. Aujourd’hui, même au sein des structures associatives, on a de plus en plus de personnes dans les directions qui viennent du secteur privé, qui font du marketing.
Ilona Delouette : Dans ces conditions, c’est de plus en plus compliqué d’être un Ehpad public ou non-lucratif. De véritables OPA [acquisition d’Ephad par des groupes plus importants, ndlr] ont lieu sur les petits établissements. Aujourd’hui, l’existence d’un Ehpad de seulement 30 résidents, qui ne serait pas standardisé, avec une vision un peu différente, semble impossible.
Les Ehpad publics, dépendant des communes ou des hôpitaux, doivent-ils eux aussi répondre aux appels à projets ?
Laura Nirello : Ils sont soumis exactement aux mêmes règles que le lucratif. Des départements vont plutôt favoriser le public et l’associatif, mais c’est de moins en moins le cas. Les appels à projet, au-delà de permettre des financements complémentaires, sont aussi nécessaires si vous voulez créer un nouvel établissement ou ne serait-ce qu’agrandir votre Ehpad. Même un Centre communal d’action sociale d’une commune ne peut pas décider d’augmenter le nombre de places dans son Ehpad sans répondre à un appel à projet de l’ARS. Et quand bien même il y aurait une demande de places dans sa population. Précisons qu’il y a de moins en moins d’appels à projets car les ARS n’ont plus d’argent pour créer des Ehpad.
Comment expliquer que les prix soient beaucoup plus élevés dans les Ehpad privés lucratifs alors qu’ils reçoivent les mêmes niveaux de financement publics que les autres établissements ?
Laura Nirello : Les Ehpad ont trois volets de financement. L’aspect des soins, pour payer le personnel soignant, est financé par les ARS. Tous les types d’Ehpad reçoivent cette enveloppe de la Sécurité sociale. Il y a ensuite le financement de l’aide à la dépendance, par exemple pour la toilette réalisée par du personnel paramédical. C’est ici un financement majoritairement abondé par l’allocation personnelle à l’autonomie, donc par les départements, avec des participations forfaitaires des résidents. Le dernier volet est celui de l’hébergement, payé intégralement par les résidents, sauf si ceux-ci bénéficient de l’aide sociale des départements. Le coût de l’hébergement est censé couvrir les prestations liées au ménage, au personnel administratif, à la restauration, à l’animation. Quand les résidents paient parfois deux fois plus cher une place dans un Ehpad privé lucratif que dans un Ehpad public, cela ne signifie donc pas qu’il y aura deux fois plus de médecins, d’infirmières ou d’aide-soignantes. Le taux d’encadrement est même en moyenne plus bas dans le secteur lucratif que dans le public. Cela coûte quand même 1000 à 2000 euros de plus. On peut donc imaginer la marge que dégagent ces structures !
Ce qui induit également d’importants écarts de prix, c’est l’habilitation à l’aide sociale. Les Ehpad habilités peuvent accueillir des personnes qui bénéficient de l’aide du département. Dans ce cas, le département fixe les tarifs d’hébergement à un niveau plus bas. Le fait d’être habilité à l’aide sociale fait que les établissements n’ont aucune marge de manœuvre financière. S’il ont un problème sur le bâtiment ou doivent réparer un ascenseur, ils ne peuvent pas investir. Le lucratif n’a pas ces contraintes.
En 2017, le gouvernement a fait adopter une réforme des règles de tarification des Ehpad. Celle-ci risque-t-elle de renforcer encore plus le privé lucratif ?
Ilona Delouette : La loi de 2017 doit organiser une convergence tarifaire sur sept ans. Selon les prévisions, il semble que sur l’ensemble du secteur, les Ehpad publics auront plus à perdre que les privés, notamment au niveau des financements de la dépendance.
Laura Nirello : Sur la partie soins, cela fait quelque années qu’il existe un tarif national commun à tous les établissements. Sur la dépendance, il y avait encore des départements qui négociaient des rallonges avec les structures. En appliquant dorénavant une formule nationale unique, le lucratif obtiendra plus. C’est comme pour l’hôpital : c’est bien gentil de vouloir financer tout le monde de la même manière, mais le public accueilli est différent selon les établissements. Dans le non-lucratif et le public, les résidents n’ont pas forcément les taux de dépendance les plus élevés, mais il peut s’agir de personnes qui souffrent d’isolement ou de problèmes psychologiques. Cela demande un temps de prise en charge qui n’est pas du tout valorisé dans la grille déterminant le taux de dépendance des résidents, la grille « Aggir » [utilisée à la base dans le cadre d’une demande d’Apa].
Ce calcul se fait sur la dépendance physique, et ne prend pas vraiment en compte la situation sociale, l’isolement, les problèmes psychiques. C’était au départ un simple outil d’évaluation de la dépendance qui a été transformé en outil pour calculer le financement des Ehpad. On dit : « Telle personne a tel niveau de dépendance, cela représente 32 minutes de soin, voilà ce qui est financé ». Alors que dans la réalité, des personnes qui n’ont pas un haut niveau de dépendance physique, au sens de cette grille, ont cependant besoin qu’on discute avec elles le matin. Cette standardisation de la prise en charge n’a aucun sens face à l’humain. C’est le résultat du nouveau management public : vouloir standardiser par des indicateurs qui ne représentent pas la réalité des soins.
En 2017, un quart des Ehpad étaient des établissements privés lucratifs. Source : CNSA.
Vous avez aussi étudié les conditions de travail dans les Ehpad. Confirmez-vous le constat d’une dégradation constante, dénoncé par les personnels ?
Laura Nirello : Quand vous parlez à des salariés, ils relatent tous la dégradation progressive de leurs conditions de travail. L’explication est assez évidente : les financements ont stagné alors que les personnes accueillies sont de plus en plus dépendantes. Le discours est le même dans le lucratif, le non-lucratif et le public. Le personnel est souvent en sous-effectif, les salariés n’ont plus de temps pour tout ce qui n’est pas mesuré par la grille Aggir, comme parler avec la famille ou proposer des activités. On l’a bien vu avec le Covid, dès qu’il y a une crise, ça explose dans les Ehpad, parce que le personnel est déjà en tension permanente. Que ce soit au niveau des infirmières, des aides-soignantes, des agents de service, elles et ils subissent toutes et tous la même pression.
On voit aussi des directeurs d’Ehpad complètement abattus parce qu’ils passent leur temps à gérer des pénuries et à répondre à des appels à projet pour obtenir des financements. Dès qu’ils veulent faire quelque chose qui sort des clous, comme accueillir des gens de l’extérieur pour des animations, c’est impossible car cela n’entre pas dans la grille financière décidée tous les cinq ans. Tout est compliqué et très verrouillé, aucune innovation n’est possible.
Un mode de financement différent est-il discuté parmi les acteurs du secteur ?
Ilona Delouette : Ce serait déjà intéressant de rassembler sur un même financement le soin et la dépendance. Certains acteurs en ont assez d’avoir ce double système : la dépendance financée par les départements et le soin par la Sécurité sociale. Cela permettrait aussi d’éviter les reports de tâches. Surtout, il faudrait davantage de financement, sans créer forcément une nouvelle branche de la Sécurité sociale. Cela pourrait se faire via la branche maladie. La dépendance n’est certes pas une maladie, mais c’est bien un enjeu de santé.
Laura Nirello : Il y a un problème évident de sous-financement. Dans les Ehpad, les taux d’encadrement sont beaucoup moins importants que dans les anciennes unités de soins de longue durée des hôpitaux, dont un grand nombre a fermé quand le statut des Ehpad a été créé. Dans les Ehpad, un médecin vient une fois par semaine. Parfois, il n’y a pas d’infirmier la nuit. L’animation n’est pas du tout valorisée par les financements publics. La question des tarifs liés à l’aide sociale fait aussi débat.
Certains acteurs de l’économie sociale et solidaire, des établissements privés non-lucratifs, disent qu’il faudrait peut-être avoir deux tarifs dans un même Ephad, un pour les résidents bénéficiant de l’aide sociale et un pour les autres. Et une question se pose : ne faudrait-il pas encadrer les tarifs du lucratif ? Tous les établissements ont droit aux mêmes financements, mais le non-lucratif et le public doivent être transparents sur leurs prix et leur coût, et respecter des tarifs quand ils sont habilités à l’aide sociale. En face, il n’y a aucune limite pour les établissements lucratifs. Ils font ce qu’ils veulent.
Le Covid a mis en lumière les dysfonctionnements dans les Ehpad, avec des situations souvent pires dans les établissements lucratifs. Cette crise a-t-elle changé la donne ?
Laura Nirello : Le Covid a rendu encore plus visibles la sous-dotation et les problèmes du positionnement entre sanitaire et social. Les Ehpad accueillent des personnes à risque, mais ils ont reçu des masques après-coup car ils n’ont pas été considérés comme relevant du sanitaire. On a rassemblé au même endroit des personnes très vulnérables, sans les moyens qui vont avec. En revanche, concrètement, quand vous discutez avec des directeurs d’Ehpad, ils disent que ça n’a rien changé. Ils ont par exemple dû négocier pour essayer d’obtenir la prime Covid pour tout leur personnel. À l’origine, elle n’était prévue que pour les aides-soignantes et pas pour les agents de service.
Le Covid a affaibli les établissements au niveau financier. L’épidémie pourrait donc avoir l’effet inverse : favoriser encore plus le privé lucratif, qui a plus de trésorerie et, comme dans tous les secteurs, pourra rattraper des parts de marché. Les salariés en sont sortis avec un sentiment d’abandon extrême. Elles et ils sont allés travailler sans masque au début, dans des établissements avec des personnes à risque. Ce sont des aides-soignantes et des agents des services hospitaliers, payés à peine plus que le Smic.
Ilona Delouette : Les salariés des Ehpad tirent la sonnette d’alarme depuis des années. Les établissements publics et non-lucratifs ont aussi subi la mauvaise image des lucratifs. C’est très compliqué pour les gens de comprendre qu’on peut faire du profit sur des personnes très vulnérables. C’est compréhensible que la population puisse être choquée de cela, mais dans tous les types d’établissement, les salariés font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont. Les personnels des Ehpad lucratifs savent que les résidents paient très cher, alors qu’eux, les salariés, n’ont pas plus de moyens pour faire leur travail. Car, derrière, il y a une recherche de profit. Le secteur entier est en souffrance, que ce soient les résidents, les familles, ou le personnel.
Propos recueillis par Rachel Knaebel
Photo : © Julie Sebadelha, de la série « Bains de soleil dans un Ehpad ».