Entretien

Éric Vuillard : « La littérature ne doit pas être à côté du monde »

Entretien

par Nolwenn Weiler

« On doit pouvoir mettre dans un même livre le petit prolétariat et les notables, les ouvriers et les banquiers. » L’écrivain Éric Vuillard, prix Goncourt en 2017, revient sur ce qui inspire et motive son œuvre.

Basta! : Prise de la bastille dans 14 juillet, conquête de l’ouest dans Tristesse de la terre, guerre de 14-18 dans La bataille d’Occident… Dans tous vos ouvrages vous apportez un regard singulier sur l’histoire, qui mêle la vie des petites gens et celle des puissants, dont vous décrivez les alliances et stratégies. D’où vous vient cette envie de raconter ainsi l’histoire ?

Éric Vuillard : Jane Austen (romancière anglaise née à la fin du 18e siècle) écrivait depuis les pièces communes. Là où les femmes de la gentry étaient alors reléguées, ce qui donne à ses romans leur charge de vérité, puisqu’ils sont le produit d’une observation réelle, constante, mais ce qui leur confère aussi une limite presque invisible, le périmètre d’un monde social étanche, comme magiquement fermé sur lui-même. Nous écrivons tous ainsi, plus ou moins enclos, les gens écrivent en général sur ce qui est autour d’eux. Le problème est que le périmètre de ce qui est autour de nous est de plus en plus étanche aux périmètres voisins, car la société se fragmente. L’écrivain risque de se retrouver enfermé dans un monde social restreint. L’un des mérites de la littérature, c’est de tenter de rompre cette segmentation, de mêler les diverses strates, d’essayer de figurer la société toute entière.

Éric Vuillard
Le dernier ouvrage d’Éric Vuillard, Une sortie honorable (Actes Sud) jette un regard éclairant sur une guerre coloniale méconnue : celle d’Indochine. Écrivain et cinéaste, Éric Vuillard est l’auteur d’une dizaine de romans, dont L’ordre du jour, prix Goncourt 2017.
© Jean-Luc Bertini

Évoquer la colonisation et la guerre d’Indochine en racontant dans le même livre le travail forcé dans les plantations et les dividendes des banquiers, cela peut aider à comprendre notre monde. Ces deux scènes, le travail forcé à la plantation et le conseil d’administration d’une banque, ne sont pas si étrangères l’une à l’autre. Elles ne le sont qu’en apparence : les dividendes proviennent du travail forcé sur les plantations. Ils appartiennent à une même chaîne, à une même série de faits, qui part du travail le plus dur, de l’extraction des matières premières, jusqu’à leur négoce, et à la concentration des profits qui en sont issus. Toute séparation serait ici arbitraire. Ce que d’autres discours isolent, la littérature peut le rassembler. La littérature ne doit pas être à côté du monde. On doit pouvoir mettre dans un même livre le petit prolétariat et les notables, les ouvriers et les banquiers, L’Assommoir et Le temps perdu, le côté de Gervaise et le côté de Guermantes [1].
 
« La littérature ne doit pas être à côté du monde » , dites-vous. C’est-à-dire ?

L’histoire de la littérature est l’histoire d’un dévoilement. Elle n’est pas faite pour nous distraire du monde réel, pour que nous détournions la tête. Une littérature qui raconte un monde dans lequel les enjeux économiques n’existent pas, où les distinctions sociales n’existent pas, où la colonisation n’est qu’un lointain souvenir, est au fond une littérature folklorique.

On a l’habitude d’apprendre les choses de manière segmentée. On a d’un côté l’histoire, de l’autre la sociologie, la littérature. Cela donne une vision idéalisée de la littérature, on la regarde alors comme une activité autonome, séparée, qui se déroule dans un espace social à part. Or, la littérature se déploie dans la vie réelle. Elle est prise dans la vie ordinaire, avec ses contraintes vulgaires. La démocratisation du métier d’écrivain nous livre davantage encore à la vie matérielle, à ses nécessités. C’est de là qu’il faut toujours partir. Si Zola mène l’enquête pour écrire Germinal, c’est pour ne pas être à côté du monde justement, pour ne pas trahir une vie qu’il ne connaît pas.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Avant la Révolution française de 1789, on a le monde des lettres qui réunit des gens lettrés et qui est en grande partie assujetti aux puissants…

C’est très frappant chez les tragédiens, les poètes du Grand Siècle, ils sont complètement dépendants de la vie de Cour. Si ce n’est pas pour le roi, alors c’est pour des hôtels particuliers, pour des patriciens qu’ils écrivent. Ils s’adressent à un tout petit groupe de gens. Les sujets des sublimes tragédies de Jean Racine sont aussi éloignés que possible de la vie réelle. Ils sont piochés dans un répertoire préconstitué, antique. Si pendant longtemps le monde décrit par la littérature est en général si éloigné de la vie réelle, c’est que son public est restreint et exclut la plupart des gens. Toute écriture est adressée.

Avec la Révolution française, ces dispositions sont totalement bouleversées. Tout à coup, on s’adresse à un public très vaste, la littérature s’indexe à l’universel. Au nom d’un rapport plus démocratique au lecteur, et par voie de conséquence au sujet qu’on aborde. Les lecteurs ne sont plus duchesse, prince de Condé ou roi de France, ils sont petits bourgeois, artisans, ouvriers, et ils n’exigent plus du tout la même chose. Ce qu’ils veulent, c’est que l’on parle d’eux et de la vie sociale en général et non plus des princes de l’antiquité. Ils veulent comprendre.

Avec La Comédie humaine, Balzac va être l’un des premiers à explorer la vie réelle. Malgré son ambition encyclopédique, son exploration renonce encore à l’essentiel, il s’en tient aux aristocrates, aux bourgeois, aux commerçants, aux employés, aux curés, aux courtisanes, aux militaires… Il touche certes à l’innombrable, mais sa concurrence à l’état-civil souffre d’une prévention, les classes populaires sont seulement les figurants de sa comédie.

« C’est dans ce cadre-là qu’apparaît un souci qui devient central dans la littérature : le souci économique », expliquez-vous. Pouvez-vous préciser ?

Auparavant, la littérature ignore l’argent. Elle se déploie dans un monde en quelque sorte désintéressé, sauf le roman picaresque qui raconte les tribulations éperdues de pauvres bougres. De ce point de vue, La vie de Lazarillo de Tormes est un roman éminemment moderne, mais il fut publié de manière anonyme. Son édition originale a été retrouvée récemment, emmurée, dissimulée [2]. Il ne circule librement entre toutes les mains qu’aujourd’hui. D’ailleurs, c’est sur ce registre que le titre de Comédie humaine, irrévérencieux, s’oppose à sa référence lointaine, La Divine comédie de Dante, où il n’est question d’argent qu’en Enfer, avec les cupides.

La Comédie humaine est saturée par les problèmes d’argent. Idem pour les livres de Jane Austen, de Zola ou de Dos Passos. Toute la littérature moderne est hantée par l’argent, les problèmes économiques, qui sont bel et bien au centre de la vie sociale. Ce que j’écris participe seulement de ce phénomène au long cours, de cette levée du tabou des intérêts.

Vous évoquez Balzac, Zola ou Austen. Est-ce qu’ils sont des sources d’inspiration pour vous ?

Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les œuvres sont inscrites dans leur temps et réussissent à s’en séparer ; comment les écrivains ont tenté, à travers le périmètre toujours étroit d’une vie sociale donnée, d’exprimer à travers leurs livres quelque chose de plus universel. Comment la littérature a tissé une sorte de chemin, en partie émancipateur, à travers des subjectivités singulières.

Ainsi, Jane Austen appartient à la petite bourgeoisie provinciale anglaise, elle a une vie assez étroite, côtoie peu de monde, ne se mariera pas. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf décrit très bien l’univers de Jane Austen, le petit salon où elle coud, les enfants de ses frères dont elle s’occupe, le cottage où elle reçoit. Jane Austen ne va pas chercher plus loin, elle décrit ce qu’elle voit, à partir des contraintes qui se sont imposées à elle, de ses difficultés, le mariage aliénant qu’elle repousse, la dépendance financière par rapport à ses frères. Ainsi, la première phrase d’Orgueil et préjugés me semble parfaitement rendre compte des contradictions réelles où l’œuvre se débat : « C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier… » 
 
C’est de ce monde-là dont elle va nous parler dans ses livres. Avec cette touche ironique qui déchire délicatement le voile pudique de la vie familiale, qui incrimine les mythes circulant autour du mariage, de l’amour, et qui replace les événements sous un jour plus cru, dans leurs perspectives matrimoniales, dénonçant ainsi, à travers l’ironie en basse continue de son style, avec une clairvoyance narquoise parfaitement incorporée à son écriture, inséparable d’elle, les fondements patriarcaux de la société.

Toute son œuvre signale la fragilité des femmes de cette petite bourgeoisie, condamnées à se marier, à s’occuper des enfants, dans un rôle bien déterminé. Si elles font le choix de ne pas se marier, elles peuvent garder une petite marge de liberté mais mèneront une vie plus précaire. C’est précisément ce qui est arrivé à Jane Austen. Entre le mariage et le célibat, elle n’a fait que choisir entre deux formes d’assujettissement.

Votre dernier ouvrage Une sortie honorable, est le second qui s’intéresse à la colonisation après Congo. Pourquoi cet intérêt pour ce fait historique là ?

La colonisation est ce qu’on pourrait appeler « un fait social total », pour reprendre l’expression de Marcel Mauss. La colonisation a de multiples aspects, économiques, sociaux, politiques. Mais ce qui fait sa particularité par rapport à d’autres faits sociaux, c’est le déni. Car si le véritable but de toute entreprise coloniale est, en dernière instance, le profit ; si pour exploiter les ressources de territoires étrangers, asservir des populations entières, il faut un recours systématique à la violence, cela ne peut se maintenir qu’au prix d’un constant camouflage, d’une dénégation permanente. En ce sens, le discours colonial est une véritable fiction. L’intérêt est son moteur essentiel, mais il se présente sous d’autres auspices : la conversion des indigènes, la civilisation des mœurs, etc. C’est réellement un fait social qui se déguise, qui ment.

C’est intéressant pour la littérature d’essayer de raconter ce qui tente de se dissimuler, de nous échapper, et de trouver les moyens narratifs permettant de défaire ce sortilège, la fiction coloniale. Car à l’inverse de ce que l’on croit, ce n’est pas la littérature qui est du côté de la fiction, au contraire, c’est l’État, la politique, la vie coloniale toute entière. Voyez le livre de Graham Greene, Un américain bien tranquille, ou Sur la route mandarine de Roland Dorgelès, ne sont-ils pas moins fictifs que les discours des gouverneurs d’Indochine ? Ne sont-ils pas moins fictifs que le discours du ministre des Colonies qui, en 1954, pendant une tournée en Algérie, dans un élan de laïcité, félicite les colons, entre un puits de pétrole et une route toute neuve, d’avoir « retouché l’œuvre de Dieu ! »

Vos ouvrages mettent en évidence les liens qui se tissent entre passé et présent. En quoi la période contemporaine est-elle influencée par la colonisation ? 
 
Bien des villes sont encore structurées par la colonisation. Une partie des enfants d’immigrés venant d’anciens pays colonisés sont relégués dans les zones périphériques de nos villes. Lorsque l’on regarde une carte de Paris par exemple, on peut voir que le nord-est de la capitale est une zone pour une part coloniale. C’est une zone structurée par ce qu’a été la colonisation et qui la perpétue. Le monde tout entier est encore structuré par la colonisation. L’Afrique reste un continent voué à la prédation d’autres continents mieux nantis, comme l’Europe, l’Amérique du Nord. La colonisation est le moule dans lequel est née la mondialisation. La mondialisation, c’est la continuation de la colonisation par d’autres moyens.

À première vue, le mot de mondialisation semble aimable : « avec la mondialisation, nous sommes tous interconnectés, c’est formidable, le monde est ouvert, etc. » Mais ouvert pour qui ? Nous en sommes encore au moment où André Siegfried, le fondateur des sciences politiques, fit, disait-il, le tour du monde, comme tous les grands bourgeois de son temps, avec pour seul papier d’identité une carte de visite. En réalité, la mondialisation n’est que l’achèvement du processus colonial. Les pays puissants dominent absolument le reste du monde. Nos chaussettes sont tissées au Bangladesh, les composants de nos téléphones sont assemblés en Chine, c’est Germinal, mais à l’autre bout du monde.

Parmi les éléments déclencheurs de votre envie d’écrire sur la guerre d’Indochine, il y a la découverte de ce petit lexique de voyage, datant des années 1920, et qui révèle pour vous toute la violence de la domination coloniale. Pouvez-vous revenir sur cette découverte ?

Quand on écrit, on est sensible aux mots, aux expressions, aux tournures de phrase. Le lexique que vous évoquez, et que je cite au tout début de mon livre, se trouve dans un petit guide de voyage de 1923. Voici les mots que l’on y apprend : « Va chercher un pousse », « relève la capote », « baisse la capote », « à la plantation », « au commissariat », « à la banque ». Ce vocabulaire trace une géographie de la conquête : la banque, le commissariat, la plantation. Et puis ce petit lexique obéit à une grammaire de la servitude. Tout y est à l’impératif, il n’y a pas un seul terme de politesse.

Mais ce lexique, qui a l’air d’appartenir au passé, m’a semblé étrangement ressembler aux nôtres. Si l’on prend les pages de nos guides de voyage, si l’on feuillette les forums d’un guide de voyage au Vietnam aujourd’hui, on tombe sur toute une série de hantises, de recommandations : négocier le prix d’une course à deux euros, afin de ne pas se faire « arnaquer », mise en garde à propos du harcèlement, des taxis malhonnêtes qui trafiquent leur compteur, des sollicitations insistantes des vendeurs de souvenirs, des cireurs de chaussures. Au vu de ces rubriques, il n’est pas certain que nous soyons sortis du rapport colonial, il n’est pas certain que les voyages aient réellement pour objectif de découvrir l’autre, sa culture, sa vie quotidienne. Ils s’inscrivent en tous cas dans un espace étrange, profondément inégalitaire, bien loin du rêve de découverte et de la curiosité pure dont ils se parent.

D’autres expressions, dans d’autres sources, vous ont frappé au cours de votre travail pour écrire cet ouvrage. Vous évoquez notamment un rapport confidentiel d’un inspecteur du travail visitant une plantation de caoutchouc.

Ce rapport, qui date de 1928, est la base du premier chapitre de mon livre. Je le suis scrupuleusement, mais j’essaie de le raconter dans une autre langue, d’échapper à son langage bureaucratique, à sa fausse neutralité. Ainsi, lorsque l’inspecteur du travail, soudain face à une porte close, réclame qu’on l’ouvre, le directeur de la plantation, d’un air distrait, affirme qu’elle ne dissimule qu’un simple débarras. Mais l’inspecteur du travail insiste. En reprenant la narration du rapport de l’inspection du travail, mais en décrivant plus précisément chaque étape, en pénétrant le drame qui se noue, je tente de défaire la fausse objectivité du compte-rendu. Et lorsque la porte s’ouvre et que l’on tombe sur un vietnamien attaché par la main à une barre de justice, nu, tenant un vague chiffon pour cacher ses parties génitales, la neutralité ne tient décidément plus. L’homme a été frappé jusqu’au sang et il est en train de mourir.

Enfin, le lendemain, lors d’une autre visite, quand le directeur de la plantation évoque nonchalamment une épidémie de suicide, l’expression ne peut que nous arrêter. Au moment de l’affaire France Télécom, en 2009, la même expression a été si universellement reprise ! C’est comme si tout à coup le passé et le présent communiquaient. On ne peut pas ignorer cette relation soudaine, une même expression est utilisée par le directeur d’une plantation Michelin en 1928 et de nos jours, une expression manifestement destinée à dissimuler la violence, à placer les suicides sous le registre de la fatalité, de l’intimité, comme si les causes étaient intrinsèques aux suicidés eux-mêmes. L’écriture bute sur ce genre d’expressions, elle ne peut pas les reprendre à son compte. Écrire, c’est avant tout ne pas écrire dans une langue confectionnée, préparée, manigancée par le pouvoir.

Dans vos ouvrages, vous écornez volontiers les puissants, que vous présentez parfois ridicules, parfois carrément stupides. Comme ces 24 chefs d’entreprises et banquiers qui rencontrent Goering le 20 février 1933 dans L’Ordre du jour, ouvrage avec lequel vous avez remporté le Goncourt en 2017. Pourquoi ces descriptions décalées par rapport aux récits historiques auxquels nous sommes habitués ?

Je ne suis pas le seul à présenter les puissants de cette manière. La littérature a souvent tenté d’approcher les patriciens, des classes sociales qui répugnent à être observées, étudiées, qui se protègent, se retirent. Il est plus facile d’enquêter sur les laissés-pour-compte. Il est plus facile d’enquêter sur les ouvriers de la société ferroviaire du Cameroun que sur Vincent Bolloré. Il est plus facile de connaître la vie quotidienne d’un coolie que les réunions de la banque Rivaud. Le capital se protège. Mais le passé nous livre des documents, on peut fouiller leurs tiroirs, lire leur correspondance, se pencher sur les plis de leurs draps. Toutes les personnes qui dominent donnent une représentation d’elle-même altière, paisible, responsable. On ne voit que ça dans les portraits qu’elles nous laissent. Un petit côté « statue équestre ».

Or, quand on fouille un peu les coulisses, on tombe sur d’autres témoignages qui viennent compliquer ce portrait. Un exemple concernant les banquiers. J’avais lu toute une série de documents, d’ouvrages, d’articles concernant les réunions de la banque d’Indochine, ils en donnent tous une représentation sérieuse, identique, d’un ton neutre, on n’y parle que d’enjeux économiques impérieux, dans un parfait déploiement de compétences. Et puis un jour, voici que je tombe un peu par hasard sur L’art de recevoir de la princesse François de Polignac qui nous raconte une autre version :
« Il y avait aussi des folles soirées avec des gens très sérieux qui finissaient par se lancer à la tête la croûte feuilletée des truffes (...) d’un dîner donné par Jean Tannery lors de sa nomination à la Banque de France, auquel assistaient André Meyer, l’homme de la Banque Lazare qui avait toujours près de lui trois téléphones pour suivre les cours de la Bourse, Bloch-Lainé venu exprès de Londres, Madame Paul Baudouin, très belle eurasienne dont le mari directeur de la Banque d’Indochine, était grand bibliophile et devait devenir ministre des Affaires étrangères (elle devrait ajouter du gouvernement de Vichy). Ayant beaucoup bu, ils redevenaient d’insoucieux enfants. »

On voit bien ici qu’on ne peut s’en tenir à la bonne impression qu’ils veulent donner, et que leurs discours n’en livrent pas le dernier mot. Ce monde, si sérieux en apparence, a tout de même d’étranges amusements. Cette scène où ils se jettent « la croûte feuilletée des truffes » au visage fait irrésistiblement songer au Satiricon de Pétrone, à cet épisode où, à la fin du repas, de riches romains s’essuient les mains sur les cheveux des esclaves. Cela inverse l’accusation de caricature. Ce n’est pas la littérature qui imagine, invente, caricature, ce n’est pas Pétrone qui ment, c’est Néron. Ce n’est pas Ubu la grimace, c’est son contemporain, le président des États-Unis annexant les Philippines ! C’est Galliéni faisant exécuter le prince Ratsimamanga pour s’être opposé à l’annexion de Madagascar ! La littérature permet de renverser la caricature.

Cette réalité, qui se passe dans les coulisses, est difficile d’accès, sauf à aller chercher dans le passé. Est-ce que le dévoilement de ce que sont les puissants ne peut se faire qu’a posteriori ?

Dans un monde structuré par les inégalités, la littérature ne peut être qu’en retard. Il y a parfois des trouées, des enquêtes réussies, une défection au sein de l’oligarchie. Il y a l’exemple de Tolstoï, issu de l’aristocratie et qui se penche sur les inégalités féroces de la société russe. Son milieu va d’ailleurs le honnir. Mais ce genre de désertion est rare. Pour qu’elles se produisent en nombre suffisant, il faut qu’existe une menace pour les puissants, une menace extérieure réelle, une exaspération populaire en passe de se structurer.

Dans vos ouvrages, vous parlez aussi de révoltes. Quelles révoltes trouvez-vous inspirantes en ce moment ?

Toute révolte visant à l’émancipation est inspirante. Tout mouvement collectif, comme celui des Gilets jaunes par exemple, vient troubler nos catégories. D’un côté, cela ne nous surprend pas que les gens se soulèvent, vues les conditions dans lesquelles ils vivent. Mais, en même temps, on est surpris par le moment où cela arrive et par les formes que cela prend. Cela commence toujours de façon triviale : un problème fiscal, le prix de l’essence, les péages. Les gens s’agacent d’abord autour de revendications concrètes, localisées, puis l’expérience collective qu’ils vivent fait que, en quelques jours, les problèmes se généralisent. Du prix de l’essence, on passe aux inégalités fiscales puis à l’inégalité tout court. Et, quelques semaines plus tard, on veut bouleverser la société toute entière.

Les Gilets jaunes nous ont enseigné quelque chose de nouveau sur l’exigence d’horizontalité. Leur défiance à l’égard du pouvoir et de la représentation était très élevée. Ils refusaient toute délégation. Ils étaient aussi très méfiants sur le fait que l’on parle d’eux à leur place. Ils récusaient une forme de savoir asymétrique, venu d’en haut. Or, le savoir a pour structure une forme de surplomb, l’estrade est la modalité pratique de tout apprentissage, la pédagogie s’administre d’en haut. Ceux qui sont d’habitude des objets d’étude, des éléments statistiques, des figurants de la vie sociale, refusent soudain d’être des objets, d’être étudiés, ils récusent Durkheim [3].

Hors de question que la science prenne la parole à leur place, car effectivement ils savent quelque chose. Ils savent que l’égalité est une exigence sans limite, qui déjoue les catégories les plus solides de la politique et des sciences sociales. Ils savent que l’égalité se joue jusque dans la prose, jusque dans le style dans lequel on raconte, dans lequel on écrit. Ils se défient de tous ceux qui ne participent pas, qui ne sont pas dans le mouvement, ou qui veulent sortir du lot. Cela me fait songer à la très belle poésie de Thierry Metz, qui fut toute sa vie durant manœuvre, maçon. Il laissa des poèmes d’une grande densité poétique, sans jamais se départir de sa vie matérielle, la décrivant sans relâche, plongé en elle. Chez lui, la littérature est une stricte émanation de l’activité manuelle, une émanation directe. La rareté de son cas, et la marginalité où est malheureusement tenue son œuvre, montrent combien la littérature reste un luxe, et combien la question des Gilets jaunes est vitale.

Ces deux dernières années, vous avez pris la plume à plusieurs reprises pour vous insurger contre les risques d’extradition vers l’Italie de Vincenzo Vecchi qui risque douze ans de prison pour avoir participé à une manifestation en 2001. Pourquoi avoir pris cet engagement ? Est-ce que cela fait partie de votre travail d’écrivain ? 

Comme les autres membres du comité de soutien, j’ai été requis par la situation de Vincenzo Vecchi, par l’injustice qui lui est faite. Je n’habitais pas loin. Une amie m’en a parlé. Je les ai appelés et je suis entré au comité de soutien. Au sein de ce comité, chacun fait ce qu’il peut, ce qu’il sait faire, chacun apprend. Je peux parfois servir de porte-voix puisque j’ai plus facilement accès à la presse. Écrire une tribune me permet de comprendre certains phénomènes, le fait de placer un mot après l’autre nous engage sur une voie qu’on n’avait pas prévue.

Je le disais précédemment, l’écriture n’est pas séparée de la vie sociale. C’est si vrai d’ailleurs que dans des périodes où la température politique monte, la littérature, au sens où on l’entend d’habitude, disparaît. Pendant la Révolution française, ou en Mai 68, le roman s’évapore. Toute l’activité littéraire se déporte ailleurs, dans le discours, les tracts, les chansons. On a quelquefois prétendu que les révolutionnaires seraient des écrivains ratés. C’est une vision naïve. Qui oserait affirmer que les discours à la Convention de Danton, de Robespierre ou de Saint-Just ne sont pas de la grande littérature ? Ce sont les écrits de Jean-Jacques Rousseau soudain jetés au cœur du feu ; ils crépitent.

Vous avez écrit que l’affaire Vincenzo Vecchi portait atteinte à nos libertés les plus fondamentales. Est-ce que l’on vit un moment où nos libertés s’amenuisent ? Ou celle de certains – les migrants par exemple – s’amenuisent tellement que l’on est tous concernés ?

Dans ma jeunesse, il existait deux mondes : l’Union soviétique d’un côté et, de l’autre, les États-Unis. Ces deux blocs s’affrontaient, chacun produisait une propagande, on vivait en stéréo. La propagande s’entendait davantage, puisqu’il y en avait deux, ainsi d’autres formes de discours, de récit, pouvaient se développer. Aujourd’hui la propagande s’est intégrée à la culture. Elle n’est presque plus visible, nous sommes en mono. Le monde est devenu entièrement libéral, saturé par le libéralisme.

Enfin, depuis une bonne trentaine d’années, la plupart des libertés régressent, l’égalité aussi. On restreint à mesure les libertés, au nom de la sécurité, de la santé publique, par l’usage de techniques mondialisées. Il y a là quelque chose d’inquiétant. Ce sont des petits pas, on n’est pas dans l’entre-deux-guerres, il n’y a pas de milices qui défilent dans la rue avec des fusils, on n’entend pas de bruits de bottes. Mais la concentration du pouvoir et des richesses atteint des sommets.

Quand on pense, par exemple, aux projets pour l’espace des opérateurs privés, on ne peut qu’être très inquiet. Le petit côté science-fiction même, et les fantasmes qui vont avec, ne sont pas rassurants. Il faut renouer avec cette ancienne intuition qui dénonce la concentration du pouvoir comme un risque majeur, il faut tenter de défaire l’envoûtement où la puissance veut nous tenir. Après tout, l’histoire de la littérature commence elle aussi, chez Homère, par la fameuse phrase d’Ulysse : « Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres ; n’en ayons qu’un seul », que depuis nous avons collectivement réécrite : « Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres ; n’en ayons point. »
 
Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Notes

[1Gervaise est l’héroïne de L’Assommoir, roman d’Émile Zola. Elle est blanchisseuse. La famille de Guermantes apparaît dans l’ouvrage de Marcel Proust À la recherche du temps perdu et appartient à la bourgeoisie.

[2La Vie de Lazarillo de Tormes est un récit en langue espagnole publié anonymement en 1554. Le héros est un jeune homme issu d’un milieu populaire.

[3David Émile Durkheim, qui a vécu de 1858 à 1917, est l’un des fondateurs de la sociologie moderne.