« Partout où je vais, je dis aux gens : “Écoutez, vous n’êtes peut-être pas syndiqué, mais vous feriez bien de remercier un syndicaliste… pour la semaine de cinq jours. Vous feriez bien de remercier un syndicaliste pour les arrêts maladie. Vous feriez bien de remercier un syndicaliste pour les congés payés. Parce que nous le savons : lorsque les salaires des syndiqués augmentent, les salaires de tout le monde augmentent.” » Le 2 septembre dernier, la vice-présidente et candidate démocrate à l’élection présidentielle aux États-Unis Kamala Harris prenait la parole lors d’un événement organisé à l’occasion de la fête du Travail américaine.
Quelques semaines plus tard, l’ancien président et candidat républicain Donald Trump privatisait un restaurant McDonald’s pour y servir des frites à l’occasion d’une grande opération de communication. En ligne de mire : les travailleurs, indépendamment de leur engagement syndical. Courtisés depuis des mois, les syndicats pourraient peser gros dans l’élection présidentielle américaine qui se tient le 5 novembre.
La majorité des syndicats, une trentaine au total, ont apporté leur soutien à la candidate démocrate Kamala Harris. Parmi les plus importants alliés de l’actuelle vice-présidente, on compte notamment la Fédération américaine du travail - Congrès des organisations industrielles (AFL-CIO), une fédération de syndicats comptant près de 12,5 millions de membres ; la National Education Association, la première organisation syndicale des États-Unis du haut de ses trois millions de membres ; l’Union internationale des employés des services (deux millions de syndiqués) ; la Fédération américaine des enseignants (1,7 million de membres), le « syndicat des métallos » United Steelworkers (1,2 million) ; ou encore le syndicat automobile United Auto Workers (400 000 membres)…
Joe Biden sur les piquets de grève
« La vice-présidente Harris s’est battue toute sa carrière pour les travailleurs américains. Outre son rôle dans l’administration la plus favorable aux travailleurs de notre époque, elle a dirigé le groupe de travail de la Maison Blanche sur l’organisation et l’autonomisation des travailleurs, faisant tomber les barrières qui empêchent les travailleurs de se syndiquer. Elle défend la loi “PRO Act”, qui permettrait à un plus grand nombre de travailleurs d’accéder aux avantages d’un contrat syndical », vante Jess Kamm, la porte-parole des United Steelworkers.
La candidate démocrate a aussi hérité de l’image d’un Joe Biden engagé dans les luttes ouvrières. L’actuel locataire de la Maison Blanche a été le premier président des États-Unis à rejoindre un piquet de grève, dans le Michigan en septembre 2023, à l’occasion du bras de fer entre le syndicat des travailleurs du secteur automobile United Auto Workers et les trois multinationales General Motors, Ford et Stellantis. Les travailleurs dénonçaient alors la stagnation des salaires et un système d’emploi sous-rémunérant les nouveaux employés.
Casquette du syndicat sur la tête et mégaphone à la main, Joe Biden s’était alors exclamé : « Vous avez sauvé l’industrie automobile en 2008 et avant. Vous avez fait beaucoup de sacrifices. Vous méritez l’augmentation significative dont vous avez besoin. » Cette année, après trois jours de grève au début du mois d’octobre, les dockers ont obtenu une augmentation salariale de 62 % sur six ans. Joe Biden a salué un accord représentant « un progrès crucial vers un contrat solide ».
Trump et l’économie nationaliste
Du côté des Républicains, un fragment du parti cherche à se présenter comme « pro-travail » (« pro-labor »), en suivant une ligne protectionniste et de préférence nationale. Les Républicains « s’adressent aux syndicats qui emploient principalement des hommes à des postes plus qualifiés, dans la construction, commente Tobias Higbie, professeur d’histoire spécialiste du travail à l’Université de Californie à Los Angeles. Trump est très favorable à l’augmentation des droits de douane, ce qui constitue une sorte d’approche économique nationaliste. Cela plaît aux nombreuses personnes qui travaillent dans l’industrie manufacturière et qui ont vu leurs emplois délocalisés à l’étranger au cours des 40 ou 50 dernières années. Il s’agit là d’une forme de stratégie antimondialiste », poursuit le chercheur.
Mais, pointe l’historien, « Trump désorganise le mouvement syndical en faisant appel aux travailleurs qui pourraient avoir des griefs contre les immigrés, par exemple. Il ne s’agit pas seulement des travailleurs blancs, mais aussi de certains Africains-Américains, et même Latinos qui peuvent avoir l’impression que les immigrants plus récents prennent leur emploi ou portent atteinte à leurs conditions de travail. »
Si Donald Trump lorgne sur l’électorat ouvrier, il peine à agréger les syndicats. Le candidat républicain ne peut compter que sur l’appui de quelques associations mineures de policiers, qui n’ont pas répondu à nos sollicitations d’interviews.
Menaces sur la santé des travailleurs
« Donald Trump et [son colistier, ndlr] JD Vance sont farouchement antisyndicaux. Trump dénigre régulièrement les travailleurs et les syndicats. Il ne se soucie pas des travailleurs. Il ne se préoccupe que de lui-même et de ses riches amis. Il est un désastre pour les travailleurs syndiqués aux États-Unis », s’exclame Steve Smith, directeur adjoint aux affaires publiques de la confédération américaine du travail AFL-CIO, avant d’envisager ce qu’il pourrait advenir en cas de nouveau mandat de Trump. « Il réduirait à néant les protections en matière de santé et de sécurité pour les travailleurs du secteur privé et rendrait encore plus difficile l’organisation syndicale », craint-il.
Et pour cause. « Les conservateurs ne considèrent pas les syndicats comme des représentations authentiques des intérêts et des revendications des travailleurs, mais comme une forme de corporation illégitime qui force les travailleurs à leur verser des cotisations illégalement, explique l’universitaire Tobias Higbie. Ils voient donc les syndicats comme une opération d’extorsion de fonds et veulent mettre fin à ce qu’ils qualifient de “syndicalisation forcée”. »
Pendant son mandat de 2017 à 2020, Donald Trump avait nommé plusieurs avocats hostiles aux syndicats au Conseil national des relations du travail (National Labor Relations Board), une agence indépendante du gouvernement américain chargée des élections syndicales et d’enquêtes sur les pratiques illégales dans le monde du travail.
Les routiers lâchent les Démocrates
Pourtant, le 18 septembre, les Teamsters, le puissant syndicat des routiers américains, comptant près d’1,3 million de membres, a créé la surprise. Son président Sean O’Brien a déclaré que l’organisation ne soutiendrait ni Kamala Harris ni Donald Trump. « Malheureusement, aucun des principaux candidats n’a été capable de prendre des engagements sérieux envers notre syndicat pour garantir que les intérêts des travailleurs soient toujours placés avant ceux des grandes entreprises », a justifié le chef du syndicat.
C’est un coup de massue pour le Parti démocrate, qui avait été soutenu par les Teamsters à toutes les élections présidentielles depuis 2000. Le geste a été interprété par Donald Trump comme un soutien à son égard. « C’est un grand honneur. Ils ne vont pas soutenir les démocrates. C’est énorme », a déclaré le Républicain après l’annonce captée par le US Network Pool. Sous la vidéo, diffusée sur la chaîne YouTube du Times, les commentaires d’internautes abondent en ce sens : « Un refus d’apporter son soutien à Harris et une grande victoire pour Trump ! »
La réalité est plus subtile. Certes, en juillet dernier, Sean O’Brien avait tenu un discours anti-business à la convention républicaine de Milwaukee (Wisconsin), où il avait été convié. Puis, mi-août, à l’occasion d’une discussion avec Elon Musk, Donald Trump s’était extasié devant le management autoritaire du milliardaire chez X (anciennement Twitter). « Vous entrez et vous dites : “Vous voulez démissionner ?” Ils se mettent en grève et vous dites : “Ce n’est pas grave, vous êtes tous dehors” ». Sean O’Brien, le président des Teamsters avait alors commenté : « Licencier des travailleurs qui s’organisent, font grève et exercent leurs droits en tant qu’Américains, c’est du terrorisme économique ! » Quelques antennes locales des Teamsters font d’ailleurs campagne pour Harris dans certains États-clés, les « swing states ».
Le taux de travailleurs syndiqués est descendu à 10 % ces dernières années aux États-Unis. Leurs bulletins pèsent donc proportionnellement moins que dans les années 1980 où ils étaient près de 20 %. Mais les syndicats contribuent surtout à « faire participer les électeurs », selon Tobias Higbie : « Ils sont capables de mobiliser leurs membres pour qu’ils aillent frapper aux portes, passer des coups de téléphone, écrire des lettres . »
L’enjeu des « swing states »
« United Auto Workers a lancé son programme politique le plus ambitieux depuis des décennies dans le but d’élire Kamala Harris avec une mobilisation quotidienne en ligne, sur les lieux de travail et sur le terrain », nous indique par exemple la fédération syndicale automobile.
Tobias Higbie s’appuie quant à lui sur l’exemple de la Californie, un État acquis à la cause démocrate depuis 1992. « Les membres des syndicats et leurs alliés montent dans des bus et se rendent dans les États voisins de l’Arizona ou du Nevada pour y faire du porte-à-porte, parce que là, les élections sont très serrées. Historiquement, comme lors des dernières élections en Géorgie, en Pennsylvanie et en Arizona, les syndicats ont fait la différence. » Géorgie, Pennsylvanie et Arizona sont passés dans le camp démocrate lors de l’élection présidentielle de 2020.
Le 5 novembre, Kamala Harris et Donald Trump auront besoin des syndicats pour faire basculer les « swing states » de la « ceinture de la rouille », la « Rust Belt » [région industrielle du nord-est du pays, ndlr], notamment la Pennsylvanie, le Michigan, et le Wisconsin. Le dernier sondage publié par l’institut de recherche Pew en septembre dernier donnait à la candidate démocrate seize points d’avance sur Donald Trump au sein de l’électorat syndiqué.
Apolline Guillerot-Malick
Photo de Une : Rassemblement pour inciter à aller voter en soutien à la candidate démocrate Kamala Harris, organisé par Labor Votes, le syndicat des travailleurs new-yorkais. ©Photographie de Claire Serie / Hans Lucas.