Chaïma préfère arriver la première avec son caddie devant le bâtiment, sur le campus de Paris-Nanterre, où l’épicerie sociale et solidaire AGORAé organise une distribution de nourriture et de produits d’hygiène. Elle le remplit pour toute la semaine mais confie qu’elle le partagera avec deux de ses amies. L’une travaille et ne peut se déplacer tandis que l’autre a trop honte pour venir. Parfois le contenu de son caddie dépanne également sa famille.
Étudiante en première année de master en parcours international anglais-allemand, Chaïma, comme beaucoup d’autres, a perdu son petit boulot, dans un cinéma, avec l’arrivée du Covid. Entre le loyer qu’elle doit payer au Crous pour sa chambre en résidence universitaire, et des dettes qu’elle a accumulées, il ne lui reste presque rien pour vivre. Elle bénéficie bien d’une bourse et, désormais, de l’un des 1600 postes d’étudiants référents créés pour lutter contre l’isolement en résidence universitaire (environ 2 heures par jour rémunérés 8 euros nets...). Mais c’est loin d’être suffisant. « Je touche dans les 420 euros par mois mais quand j’ai fini de tout payer je n’ai vraiment plus rien. Je n’ai pas d’aide familiale », explique Chaïma.
Pour l’alimentation et les produits d’hygiène, elle ne se débrouille qu’avec les distributions alimentaires : « Je fais en sorte de manger un repas, voire un repas et demi par jour. Cela fait bien longtemps que je ne suis pas entrée dans un magasin. » Chaïma est une grande fan de musique et caresse le rêve de devenir directrice de label. L’arrêt des concerts, dans lesquels elle pouvait dépenser une grande partie de son argent, a aussi été un coup dur. Elle s’est même résignée à vendre sa collection de vinyles. « Un jour, on pourra peut-être avoir à nouveau des choses comme ça », dit-elle avec une petite note d’espoir dans la voix, comme pour s’encourager à tenir.
Vie sociale, études, maigres revenus : l’impression d’avoir « tout perdu »
Comme beaucoup d’autres étudiant.e.s, elle explique comment, lors du premier confinement, elle est tombée en grande dépression avec l’impression d’avoir « tout perdu ». La vie sociale réduite à néant, une situation économique qui s’est dégradée à grande vitesse et l’impossibilité de se rendre en cours. Son niveau a baissé. Chaïma confie qu’il lui est très dur de se concentrer pendant les cours en distanciel. « J’avais déjà des lacunes, donc quand je n’ai pas de professeur en face de moi pour poser les questions, et bien les lacunes s’accumulent. » Elle ne sait pas si elle va pouvoir continuer son master. Étant une personne à risque avec une santé fragile, elle ne peut pas non plus voir sa mère qui travaille comme aide soignante dans une unité Covid à l’hôpital.
Lorsque le deuxième confinement a été annoncé, elle envisagé le pire. « Il suffit que j’ouvre la fenêtre et que je saute et on n’en parle plus », s’est-elle dit. Son petit frère de neuf ans est alors venu les weekends pour lui tenir compagnie. Puis elle s’est engagée dans une association étudiante d’entraide, Aide tes résidents (ATR), ce qui lui a permis de sortir et de voir du monde. Elle ne souhaite pas aller dans les groupes de paroles mis en place dans les universités – « Je n’aime pas déballer mes problèmes comme ça » – et encore moins voir un psychologue.
Son téléphone sonne beaucoup pour organiser les distributions. Même si faire face à la détresse des autres n’est pas toujours facile, Chaïma se sent désormais moins seule. « Et oui, des fois on organise des petites fêtes pour tenir le coup, vu que nos foyers ont été fermés malgré nos demandes répétées de les rouvrir. » En mars, avec son association, elle a obtenu que le foyer ouvre partiellement pour organiser des soirées jeux. À l’heure de la publication de ce reportage, et malgré les engagement gouvernementaux, Chaïma n’a toujours pas eu de cours en présentiel.
Quelques étages plus haut, Marien*, en licence de droit, repeint sa nouvelle chambre. En passant d’une chambre de 9 m2 à 19, il se dit qu’il respirera un peu mieux et pourra peut-être mieux supporter le prolongement des restrictions. Lors du premier confinement, il était dans sa famille en Normandie. Faute d’espace dédié, il lui était impossible d’étudier. Lors du deuxième confinement il a fait le choix de rester dans sa chambre universitaire, même si « 9 m2, c’est comme une prison. Est-ce que vous vous imaginez dormir, cuisiner, travailler, manger, faire du sport, vous laver dans 9 m2 ? » Pour tenir le coup psychologiquement, il s’est mis à la méditation et à la course à pieds.
« 9 m2, c’est comme une prison »
Comme pour Chaïma les galères économiques se sont accumulées. Après avoir perdu son petit boulot dans la restauration après le premier confinement, et attendu des mois d’attente pour toucher sa bourse à cause d’un blocage administratif, il n’arrivait plus à payer son loyer. « J’ai eu plusieurs relances, même une mise en demeure, mais je suis censé faire quoi ?! » Une fois qu’il a perçu sa bourse de 550 euros, et payé son loyer de 395 euros, il doit vivre avec 150 euros par mois, sans compter quelques crédits à rembourser. « Là on est même pas la moitié du mois, et comme j’ai dû acheter du matériel pour rénover le logement, je suis déjà dans le rouge. Je vais chercher un taf au black. » Lui dépend aussi des aides alimentaires. Marien* était très actif dans une association organisant des événements sur le campus. Sa vie sociale a donc complètement changé. Comme beaucoup d’autres étudiant.e.s, il admet voir des ami.e.s de temps en temps au sein de la résidence.
Son niveau aussi a baissé. Il a du mal à suivre les cours en ligne : « Pour certains cours en anglais, quand la connexion est mauvaise, la moitié des mots sont avalés. Certains profs vont trop vite et nous n’avons pas le temps de prendre des notes. » Les difficultés des étudiant.e.s ne sont pas forcément prises en compte. « Un jour j’ai dû aller faire des démarches administratives pour ma bourse, alors je n’ai pas pu assister au cours en ligne. Le cours suivant, la prof m’a humilié devant tout le monde en me traitant d’étudiant fantôme. » Le jour où Basta! a rencontré Marien, son ordinateur était en panne. L’administration avait été prévenue mais aucune solution ne lui avait été proposée alors que trois jours après il avait un examen. Il a dû faire l’examen sur son téléphone et a passé une nuit blanche pour le rendre.
« On vit avec un peut-être permanent »
Les cas de Chaïma et de Marien* sont loin d’être exceptionnels. « Ouvrez les facs, on meurt », « Marre de mon ordi, rendez-moi ma vie », « Le Covid tue, l’isolement aussi » : tels sont les messages visibles sur le campus de Nanterre, le 26 janvier 2021, lors d’un rassemblement appelé par des organisations étudiantes. Elles réclamaient la reprise des cours en présentiel avec des jauges de 50 %, comme c’était le cas au début de l’année universitaire, et plus de moyens pour faire face à la précarité et aux souffrances psychologiques. Selon le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, un.e étudiant.e sur dix ont eu des pensées suicidaires depuis le début de la pandémie. Selon une autre enquête Ipsos, parmi les 18-24 ans, presque trois jeunes sur dix pensent qu’il vaudrait mieux qu’ils soient morts ou ont songé à se blesser.
Pour les étudiant.e.s en première année, les quelques cours à la rentrée, avant leur suspension, n’ont pas été suffisants pour se créer un réseau d’ami.e.s. Si environ la moitié ont décidé de retourner dans leur famille lors du premier confinement, d’autres se retrouvent isolé.e.s dans leur petite chambre ou leur studio, devant leur écran. Les cours en ligne sont largement critiqués, voire détestés. Lors du rassemblement à Paris-Nanterre, Sophie*, une étudiante en droit, explique comment elle a décroché, incapable de se motiver face à un écran. « Quand on reçoit un cours de 120 pages, franchement, c’est irréaliste de penser qu’on va avaler tout ça. Il y a des notions complexes et nous n’avons aucune explication. »
« Il y a vraiment de l’entraide, une solidarité, parce qu’on sent qu’on est dans le même bateau »
Une de ses amies, Céline* qui se destine à être avocate, ajoute que la qualité des cours dépend vraiment des profs. « Certains font des Facebook live, essayent que cela soit un peu interactif, d’autres ne font qu’envoyer des PDF, ou se contentent de lire leur cours d’une voix monocorde. Presque tout le monde coupe sa caméra, alors tu perds la motivation et tu te retrouves à suivre dans le lit en pyjama. J’angoisse pour la suite. Je suis depuis un an seule dans ma chambre... Et ensuite je serai censée savoir plaider ? », s’interroge Céline. Elles évoquent aussi les problèmes d’inégalité entre certains partiels qui se font en présentiel et d’autres en ligne. « On vit avec un peut-être permanent », résume-t-elle.
Depuis les premières mobilisations, les reportages sur la détresse des étudiantes et étudiants se sont multipliés et ont trouvé un large écho dans l’opinion. Les files d’attentes impressionnantes de plusieurs centaines d’étudiant.e.s avant une distribution organisée dans la capitale par l’association Linkee spécialisée dans la lutte contre le gaspillage alimentaire, ont de quoi choquer. « Isolement », « détresse », « précarité » sont les expressions désormais associées à la réalité des étudiant.e.s, forçant le gouvernement à réagir en proposant des mesures d’urgence dont le repas à un euro dans les restaurant universitaires, une aide de 150 euros et des chèques psy. L’insuffisance de ces mesures et les lourdeurs administratives pour y accéder sont cependant critiquées. L’idée d’élargir le RSA aux jeunes de moins de 25 ans a été recalée, même si certaines collectivités envisagent une déclinaison locale (comme à Lyon ou à Poitiers). Sur les réseaux sociaux, le hashtag #Etudiantsfantomes a aussi permis d’exposer une déferlante de témoignages d’étudiant.e.s en détresse.
À cela s’est ajouté le choc de la mort de Guillaume, un étudiant de l’université de Nanterre, qui s’est suicidé le 9 février dans sa chambre de résidence du Crous, deux semaines après avoir accusé sur les réseaux sociaux un élu communiste de la ville de Paris, et son compagnon, de l’avoir violé. Plusieurs événements de commémoration et de protestations ont été organisées. Des dénonciations en cascade des violences sexistes et agressions commises notamment dans les Institut d’études politiques sous le hashtag #SciencesPorcs ont suivi, ce qui n’a fait qu’augmenter la colère des étudiant.e.s.
Face à ces violences, ce mal-être général et cette incertitude permanente, des étudiant.e.s s’organisent, s’appuient sur l’entraide, la solidarité et la débrouille et expriment leur colère. Sur le campus de Nanterre, Marien* explique ainsi qu’après la mort de Guillaume, il y a eu un « mélange d’effroi et de réveil collectif ». « Des groupes d’ étudiants viennent frapper aux portes pour s’assurer que personne n’est en grande détresse. », explique-t-il. « Il y a vraiment de l’entraide, un sentiment de solidarité, parce qu’on sent qu’on est dans le même bateau et que personne n’est là pour nous. » Un sentiment d’abandon partagé par Chaïma, « lls [le gouvernement] nous donnent quelques mesures juste pour ne pas qu’on se révolte, pour faire bonne figure devant le reste de la population. Au final ce n’est pas assez. Alors il y a de plus en plus de manifestations. Avec la couverture médiatique, beaucoup de choses ont été dites, mais a-t-on vraiment été entendus ? »
Anne Paq (texte et photos)
* prénoms changés à la demande des étudiant.e.s.
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