En journée, quand on traverse la Friche Durand, on se retrouve nez-à-nez avec des poules, mascottes du quartier, qui veillent sur un potager, un beau cerisier et quelques pommiers. Seuls quelques murs, vestiges de trois anciens pavillons, sont restés debout. Pourtant nous sommes bien à Stains, juste au nord de Paris. Ici, la superficie du couvert végétal grimpe à 42 %, contre 15% dans la capitale. Des parcs, des jardins et des friches : de la nature en ville, relativement présente dans cette ancienne banlieue parisienne [1].
La Friche Durand, ce sont 3 500 m2 délimités par des immeubles de quelques étages, une rangée de petits pavillons et un complexe scolaire, qui n’ont pas encore été réhabilités malgré un programme de rénovation urbaine engagé il y a dizaine d’années dans ce quartier du Clos Saint-Lazare, où vivent plus de 8 000 personnes. En attendant la rénovation, les projets se sont multipliés.
« On s’est tout de suite mis les gamins dans la poche »
« Nous avons rapidement eu la volonté de "faire quelque chose" de cet espace pour qu’il n’y ait pas d’installation de camps au milieu du quartier, explique Odile Rosset, chef de projet renouvellement urbain basée à la Maison du projet, une antenne de la communauté d’agglomération Plaine commune chargée d’informer les habitants du Clos Saint-Lazare sur les travaux de rénovation en cours. Nous ne voulions pas non plus être dans un "aménagement défensif" avec, par exemple, l’installation de merlons qui auraient condamné tout accès. » La rencontre avec Olivier Jacqmin, enseignant à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles (ENSP), est décisive. Un projet est monté à la Friche Durand, avec ses étudiants en première année. « Dès le départ, il était clair qu’il s’agirait d’un aménagement temporaire de quelques années, rappelle Odile Rosset. Il fallait faire en sorte de transformer cet espace en attente en un espace utile et approprié. »
Les étudiants nettoient d’abord le site, imaginent un projet pour cet espace relativement petit et minéral. Premier objectif : enrichir le sol, distinguer les bonnes terre — les anciens jardins des pavillons — de celles polluées par les huiles de vidange, qui ruissellent du parking voisin où la mécanique sauvage est une activité populaire. « La deuxième étape a été l’installation de trois balançoires ; il n’y en avait pas une sur un hectare à la ronde !, se souvient Camille Poureau, l’une des étudiantes impliquées. On s’est tout de suite mis les gamins dans la poche. » En septembre 2013, l’association de paysagistes Chifoumi prend le relais de l’ENSP. En échange de 5 000 euros, elle s’engage à passer six ou sept fois dans l’année pour l’entretien et l’amélioration du site. Encadrés par Chifoumi, les étudiants continuent à s’investir sur leur temps personnel.
« Ce n’est pas parce qu’on est à Stains qu’on n’a pas le droit d’avoir accès à de belles choses »
« L’association se donne pour principe de travailler à partir des ressources qui sont disponibles sur place, d’impliquer les habitants, de contenir et de prendre en charge localement les déchets produits, détaille Sophie Lheureux, une autre étudiante désormais adhérente de Chifoumi. On utilise tout ce qu’il y a sur place, on fait de la récup’, mais ce n’est pas seulement du bricolage. Les gens se disent : "Ce n’est pas parce qu’on est à Stains qu’on n’a pas le droit d’avoir accès à de belles choses". »
Fin 2013, l’idée émerge d’installer un poulailler ainsi qu’un potager ; le terrain est préparé pour le printemps suivant. En janvier 2014, par l’entremise de la Maison du projet, les étudiants et Chifoumi se rapprochent de l’école primaire Romain Roland et prennent contact avec quelques enseignants motivés par le projet. « Nous sommes allés chercher les poules avec les élèves dans le Val d’Oise, dans un bus de la mairie. C’était une expédition, se souvient Jean-Brice Grémaud, enseignant en CM1-CM2. Le premier jour, quand les poules ont été installées, certains élèves partaient en courant tellement ils avaient peur ! »
Gestion collaborative du poulailler
Rapidement, les six poules de la Friche Durand sont devenues des attractions au Clos Saint-Lazare. Outre l’apprentissage des gestes de jardinage et les ateliers pédagogiques animés par les étudiants et par Chifoumi, les élèves des classes impliquées ont appris à s’occuper des animaux. Par groupes de trois, ils vont chaque jour sortir les poules, les nourrir, ramasser leurs œufs, les enfermer le soir venu. Des réunions régulières organisées avec les riverains permettent d’assurer le relais pendant les vacances.
« En 2014, avant la réforme des rythmes scolaires, l’organisation était plus facile et les emplois du temps plus adaptés qu’aujourd’hui, constate Jean-Brice Grémaud, très investi. Les poules sont source de beaucoup de débats, d’implication et d’attachement. Comme tout le monde, on pensait au début que les animaux allaient disparaître tout de suite mais non, au contraire, plusieurs autres poules et même un coq ont été déposés dans l’enclos ; seulement deux ont été volées et je pense qu’il s’agissait d’un pari idiot ! »
« Les enfants sont garants de la protection du lieu »
Pour les étudiants paysagistes, les enfants de l’école et du quartier ont joué un grand rôle dans la prise en compte et l’appropriation de l’espace : « Les enfants sont garants de la protection du lieu, observe Camille Poureau. Ils sont à fond, certains viennent même voir pousser les légumes ! Ils ont ramené leur famille, et instauré de fait un respect des lieu par les plus grands. » Sur la Friche, ouverte sur le quartier, pas de règlement formalisé : les courges, blettes, carottes, pommes de terre, framboises, fraises et autres productions sont accessibles à tout le monde. « Le contact avec la terre et les animaux est important pour les enfants, qui voient comment les légumes poussent, qui les ont ramassés, transformés », constate Jean-Brice Grémaud.
L’enseignant, en poste à Stains depuis trente-cinq ans, déplore que l’éducation à l’environnement se fasse « dans les livres », plutôt que par la pratique. « Au début c’est un peu compliqué de se dire que l’élève va apprendre de cette manière ; et puis pour l’enseignant, il faut être en mesure d’improviser, ça demande du temps et ce n’est pas intuitif pour tout le monde », ajoute sa collègue Stéphanie Nanni. Cela nécessite aussi beaucoup d’implication personnelle… dont les riverains font également preuve : pendant l’été 2015, particulièrement sec, ces derniers venaient avec leur bouteilles d’eau pour arroser le potager.
Inversion du rôle de celui qui sait et de celui qui apprend
Dès 2013, la Friche Durand est devenue un terrain d’expérimentation à partir duquel plusieurs projets sont venus se greffer, en plus des interventions des étudiants de l’ENSP : des événements conviviaux, la construction de nichoirs, des graffitis, le recyclage et la fabrication de mobilier avec une l’association Bellastock, ou encore l’installation d’une guinguette, sous les tilleuls, durant l’été dernier. Le week-end, entre trente et quarante personnes passent régulièrement « prendre le vert » sur la Friche.
Si le jardinage et les potagers urbains sont au cœur du projet, la Friche Durand constitue aussi pour les enfants du quartier un espace d’aventure beaucoup plus excitant que les habituelles aires de jeu synthétiques, par ailleurs plutôt rares. Sans être bondé par la foule, la friche est devenue un lieu traversé et commun. « On n’y connaissait rien au jardin, aux poules, s’amuse Violette Arnoulet, chargée de mission à la Maison du projet. Des riverains, beaucoup plus calés en la matière, ont bien ri en nous voyant tâtonner ! Même si nous représentons toujours l’institution, il y a une inversion très intéressante du rôle de celui qui sait et de celui qui apprend. »
La fin est programmée, mais les graines sont semées
Violette Arnoulet estime que le rôle de la Maison du projet a été d’initier et de mettre en lien : « Nous n’avions pas vocation à animer le projet, mais plus à poser un cadre ; il a fallu accepter de se laisser déborder, de ne pas tout contrôler, et le faire accepter aux élus. » Ces derniers ont soutenu le projet et pris le risque d’ouvrir l’espace au regard de tous (le maire de Stains, Azzédine Taïbi, est communiste). « Avec le recul de quelques années, je dirais que le projet de la Friche Durand a marché, car il y a une prise de risque et qu’individuellement des personnes se sont beaucoup investies », considère Camille Poureau.
Fin 2015, les travaux d’une rue qui borde la Friche ont commencé à empiéter sur les aménagements jardiniers, rappelant sa fin programmée à l’automne 2016. D’ici là, plusieurs ateliers sont encore prévus. La disparition de la Friche sera progressive. Pour Sophie Lheureux, « ce caractère éphémère est difficile, mais c’était annoncé. Avec notre action modeste, nous avons planté des choses ; les gens ont vu ce qu’on pouvait faire à partir d’un espace abandonné ».
Les étudiants impliqués, aujourd’hui en dernière année, ont rencontré fin 2015 l’opérateur qui mènera les travaux sur le site, pour transmettre leurs connaissances du terrain et formuler des préconisations. La Maison du projet, Chifoumi et les étudiants recherchent actuellement d’autres lieux à Stains pour déménager la Friche, ou plutôt l’esprit de ce qui a été réalisé sur place. Les quartiers qui « partent en rénovation urbaine » ne manquent pas dans le secteur, et Plaine commune, la communauté d’agglomération, est intéressée par la reproduction de l’initiative. De nouveaux terrains d’expérimentation à défricher ?
Hélène Bustos (Transrural)
Boite à outils :
- L’association de paysagiste Chifoumi
- L’atelier « Conduire le vivant ou le droit à l’erreur » de l’École du paysage de Versailles
- L’association d’architecture expérimentale Bellastock
- L’association dionysienne Clinamen qui œuvre à « la dynamisation des espaces urbains par les pratiques paysannes »
- Lapolitique de rénovation urbaine en Seine-Saint Denis
Crédit des photos : Maison du projet et DR. (Il s’agit de la Friche Durand à différentes époques, et ce sont les élèves de l’école Romain Roland qu’on voit s’occuper du potager. Ils sont accompagnés d’étudiants et de paysagistes de l’association Chifoumi.)
Cet article a été réalisé dans le cadre du projet Médias de proximité, soutenu par le Drac Île-de-France.