Les associations de terrain et militants préfèrent parler des « exilés » plutôt que des « migrants ». Comme l’explique Noémie L., référente du pôle familles à l’association Utopia 56 , qui travaille sur le terrain auprès des familles d’exilés : « Le terme migrant désigne un processus inachevé qui représenterai le fait qu’une personne soit "migrante" toute sa vie. Il relève d’un refus de considérer que la personne est arrivée, qu’elle est émigrée ou immigrée et non pas migrante en transit. Par ailleurs, c’est un mot utilisé à tort et à travers par les médias et politiques, qui l’utilisent avec la distinction qui n’a pas de sens entre "migrant économique" et "migrant politiques". Au contraire, le terme "exilé" va juste désigner quelqu’un qui n’a pas eu d’autre choix que de prendre le chemin de l’exil à un moment donné, peu importe la raison. »
Cela recoupe plusieurs réalités : des personnes en demande d’asile, d’autres également réfugiées mais sans logements, des « dublinés » enregistrées dans un autre pays de l’Union européenne, des personnes qui ont vu leur demande d’asile refusée, d’autres en appel, et d’autres qui viennent d’arriver en France et n’ont pas encore entamé de démarches ou obtenu de rendez-vous.
Chaque soir, dans le nord de Paris, la même galère pour trouver un endroit pour dormir.
La même scène se répète à la porte d’Aubervilliers. Des familles, dont de nombreux enfants, mais aussi des mineurs isolés, s’amassent devant le centre social de Rosa Parks, où des membres de l’association d’ Utopia 56 les retrouvent pour essayer de leur trouver un logement d’urgence pour la nuit, dans des logements d’hébergeurs solidaires, ou bien dans des paroisses qui ouvrent leurs portes pour la nuit. Mais le plus souvent il n’y a pas assez de logements pour tout le monde, alors les familles se retrouvent à la rue et doivent trouver un endroit pour planter leurs tentes. Selon Noémie L., « si ces familles se retrouvent à la rue, c’est dû en fait à des dispositifs publics complètements saturés ». Elle conclut : « Il y a un énorme manque de dispositif de pré-accueil des familles mais aussi de l’accueil une fois qu’elles sont rentrées dans le processus de demande d’asile. C’est une responsabilité tout d’abord étatique qui est censé les prendre en charge mais on se rend compte qu’il y a une volonté politique de décourager ces populations exilées en limitant les places d’hébergement et en rendant ce parcours très complexe, et très difficile pour ces familles. »
Depuis des années, des campements de fortune se forment dans le nord de Paris, et sont au bout d’un moment évacués et détruits, avant de se reformer ailleurs, faute de solutions pour les exilé.e.s. Cet été un camp de plus de 1500 personnes a été évacué sur les quais du canal à Aubervilliers. Depuis un autre camp s’est formé aux portes de Paris, près du Stade de France, à Saint-Denis comprenant déjà plusieurs centaines de personnes [1]. Les difficultés pour les exilé.e.s ont été aussi exacerbées [2] par la crise sanitaire lié au covid-19.
Une expulsion choquante et traumatisante
Ces dernières semaines, certaines personnes exilées, y compris des familles avec enfants, s’installaient chaque soir sur les quais devant le centre commercial du Millénaire et le matin elles repartaient après avoir été délogées par la police. Mais dans la nuit du 22 au 23 septembre, la police est intervenue en soirée et a sommé les exilé.e.s, dont de nombreuses familles, de partir. Comme l’explique Noémie L. sur place cette nuit-là, « plusieurs policiers nous ont dit : "bon il va falloir marcher un ou deux kilomètres pour rejoindre le camp du Stade de France, à Saint-Denis. » Elle précise : « Il faut savoir que c’est un camp très dangereux, tenu par la mafia afghane donc ce serait irresponsable de la part de la préfecture d’envoyer les familles la-bas. Pourtant on a compris que la préfecture avait pris la décision d’évacuer les familles et que l’objectif c’était de les repousser vers le camp du Stade de France. »
Lasses de marcher, les familles se sont assises en protestation sur l’avenue Victor Hugo, jusqu’à ce que la police, renforcée par la Brigade anti-criminalité (BAC), ne les chargent, provoquant une panique générale et l’évanouissement de deux femmes et d’un enfant de trois ans nécessitant l’intervention des pompiers.
En dépit de ce harcèlement policier, les familles ont pu finalement s’installer en pleine nuit sous le pont de Stains. Noémie qualifie la soirée marquée par l’intervention de la police et le délogement des familles de leur campement « comme très choquante, très traumatisante pour les familles et les enfants présents ainsi que pour nos équipes » [3] . Utopia 56 appelle à la mobilisation, notamment en demandant de relayer l’information sur la situation des familles, d’interpeller les médias et services publics, mais aussi de soutenir leur travail par des dons, ou en devenant hébergeurs solidaires. Pour Noémie, « il faut faire connaître la situation de ces personnes que les pouvoirs publics veulent invisibiliser ».
Depuis ce jour, la situation des exilé.e.s est devenue encore plus précaire, alors même que le temps s’est dégradé avec une baisse notable des températures, et l’arrivée de la pluie. Chaque soir, la police intervient au niveau du pont de Stains, pour limiter l’installation des tentes sous le pont, et multiplie contrôles, fouilles et arrestations profitant du peu d’observateurs et médias présents sur place.
Des membres des Brigades de Solidarité Populaire d’Aubervilliers (BSP) sont venus, les soirs suivant l’expulsion, pour soutenir les exilé.e.s face à la police, et distribuer des kits d’hygiène et des habits.
Louise, 29 ans, qui fait des maraudes avec les BSP sur les quais depuis trois mois, témoigne : « Ce que j’ai vu sur le terrain, ce sont des familles fatiguées, qui ont peur, qui attendent un logement d’urgence, qui voient le froid arriver et qui voient leurs enfants dans la rue, qui ne savent pas du tout ce qui va se passer, et si le soir elles vont avoir un abri d’urgence ou non. Ce qui m’a le plus choqué, c’est l’intervention des forces de l’ordre qui réveillent, qui secouent les tentes, mettent la lumière dans les yeux des exilé.e.s. C’est déshumanisant. Il s’agit de familles, de personnes ; qu’elles soient ou non en situation régulière, elles sont dans une situation d’urgence. Ce sont des personnes qui sont à la rue, sous des ponts et on ne peut pas accepter ça. Que ce soit des gens qui ont leurs papiers ou non, cela ne devrait pas compter : on est tous là, à devoir vivre et survivre ensemble et on a tous le droit à avoir un logement décent. »
Les familles évitent désormais le pont de Stains à cause de la présence policière, et cherchent d’autres lieux pour poser quelques heures leurs tentes, avant d’être à nouveau délogées par la police.
Anne Paq
*Les prénoms ont été changés.
Portfolio
Un officier de police en civil de la BAC dirige sa lampe torche sur le visage d’un enfant exilé (23 Septembre 2020). Des membres de la BAC, armés, bloquent ce soir-là les escaliers, empêchant toute personne exilée de rejoindre le groupe déjà installé sur le pont avec des tentes. © Anne Paq
Des familles de personnes exilées se retrouvent devant un centre social près de la porte d’Aubervilliers, espérant trouver un logement pour la nuit grâce notamment aux efforts de l’association Utopia 56. Souvent il n’y a pas assez de place pour tout le monde. © Anne Paq
Aatifa*, d’Érythrée, arrivée en France il y a une semaine avec ses deux filles âgées de six ans et un an et demi témoigne : « Tous les soirs je viens ici et je ne sais pas où dormir. Ma fille a le nez qui coule et tousse. Elle a froid et j’ai besoin de lait en poudre pour elle. » © Anne Paq
Des familles montent le plus rapidement possible des tentes sur les quais François Mitterrand près du pont de Stains, à Aubervilliers, alors que la police commence à arriver (23 Septembre 2020). © Anne Paq
Des membres de la police, dont certains habillés en civils, fouillent des exilés (24 Septembre 2020). © Anne Paq
Après la fouille et vérification des identités quatre jeunes exilés sont arrêtés par la police (24 Septembre 2020). © Anne Paq
Des membres de la police interviennent dans le campement éphémère, sous le pont de Stains à Aubervilliers (23 Septembre 2020). Ce soir-là la police est partie après minuit, après avoir vérifié les identités de toutes les personnes exilées présentes. © Anne Paq
Hani*, 25 ans, de Somalie, attend que la police termine ses contrôles pour aller dormir sous le pont (25 Septembre 2020) : « Chaque jour nous dormons dans la rue, chaque jour nous avons trop de problèmes. J’ai un récépissé mais maintenant mon principal problème est la maison. Pas de maison. Pas de douche. Pas d’argent. Je suis un réfugié. Je n’ai pas de tente. » © Anne Paq
Des policiers vérifient l’identité d’un exilé. Juste après, la photographe de Basta! a été notifiée par un officier de police qu’il fallait partir de la « zone de sécurité ». Après le départ de la police, un exilé a indiqué que toutes les tentes avaient été fouillées et que les identités avaient été vérifiées. Selon lui, deux exilés ont été arrêtés ce soir là. © Anne Paq
Une femme exilée arrive au pont de Stains avec ses affaires alors que la police est présente sur place (23 Septembre 2020). © Anne Paq
Des familles qui n’ont pu obtenir de logements pour la nuit transportent leurs affaires, avec l’aide de membres d’Utopia 56, pour installer leurs tentes dans un parc près des quais à Aubervilliers. « Chaque soir elles ne savent pas où elles vont dormir, chaque soir c’est l’incertitude pour savoir si la police va intervenir ou pas pendant la nuit. Ce sont des situations d’incertitudes et de traumatismes continus », dit Noémie (Utopia 56). © Anne Paq
Samir*, un jeune afghan de 16 ans, monte sa tente que vient de lui donner Utopia 56 dans lequel il dormira avec un autre mineur (25 Septembre 2020). © Anne Paq
Le lendemain, les familles, dont certaines avec des enfants en bas âge, le plus jeune de un an, seront délogées du parc par la police vers 8 heures du matin (25 Septembre 2020). © Anne Paq
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