Des missiles, des blindés, des canons et des navires de fabrication française ont été vendus à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis depuis 2015, alors que ces deux pays s’en servent pour mener leur guerre au Yémen. Le conflit a fait des milliers de victimes civiles. Des millions de Yéménites sont menacés de faim du fait d’un blocus maritime des forces saoudiennes. C’est « la pire crise humanitaire au monde » selon l’ONU [1]. La France a pourtant vendu pour plus de 10 milliards d’euros de matériel militaire à l’Arabie Saoudite entre 2010 et 2019, pour plus de quatre milliards aux Émirats arabes unis. Ventes et livraisons se sont poursuivies après le début de la guerre. Des entreprises françaises participent même à la formation de soldats saoudiens pour leur intervention au Yémen, ont révélé Mediapart et d’autres médias européens la semaine dernière.
Depuis des années, des ONG actives pour les droits humains, comme Amnesty, alertent pourtant sur l’utilisation contre des civils du matériel militaire exporté par la France. En vain pour le moment, le gouvernement s’étant enfermé dans le déni. Les ONG ont aussi protesté contre les exportations de matériel militaire vers le régime égyptien du général Abdel Fattah al-Sissi, en dépit de la répression exercée par le pouvoir contre sa propre population. Plus de sept milliards d’euros de matériel militaire français ont ainsi été vendus à l’Égypte entre 2010 et 2019.
En armant de fait le conflit au Yémen, ou des régimes autoritaires comme l’Égypte, l’État français foule ainsi du pied ses engagements européens et internationaux. Ses exportations d’armes vers la péninsule arabique contreviennent à plusieurs critères énoncés en commun par les membres de l’Union européenne, comme le « respect par le destinataire [des armes vendues] des engagements internationaux », le « respect des droits humains », ou la « préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales » [2].
Les exportations d’armements français entre 2010 et 2019, tiré du rapport de Jacques Maire et Michèle Tabarot.
En septembre, alors que les tensions entre la Grèce et la Turquie autour de gisements d’hydrocarbures en Méditerranée inquiétaient en Europe, Dassault annonce avoir conclu un contrat pour vendre 18 avions militaires Rafale à la Grèce [3]. Le gouvernement français, qui soutient la Grèce, a réagi en disant que ce contrat était « une excellente nouvelle » [4]. Pourtant, au cours des dix dernières années, la France a également vendu du matériel de guerre à la Turquie, pour plus de 600 millions d’euros. « La France a dit soutenir la Grèce, signe un contrat de vente de Rafale, et, en même temps, continue à livrer du matériel militaire à la Turquie… On arme les deux pays. Cette vente à la Grèce respecte-t-elle les traités internationaux qui régissent les exportations d’armements ? », interroge Tony Fortin, de l’Observatoire des armements. Pas sûr que ces ventes d’armes aux deux voisins œuvrent « à la préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionale ».
Vers une délégation parlementaire avec un « véritable pouvoir de contrôle » ?
L’Observatoire des armements fait partie des quelques acteurs de la société civile engagés pour un meilleur contrôle des exports d’armements français. Ils ont longtemps prêché dans le désert : rares étaient les politiques, même de gauche, préoccupés par un meilleur encadrement des exportations de matériel militaire, un secteur stratégique pour la France. Les choses semblent en train d’évoluer. Le 18 novembre, deux députés, Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR), ont rendu un rapport qui demande de doter, enfin, le Parlement français « d’un véritable pouvoir de contrôle », a posteriori – une fois les ventes déjà autorisées par une instance gouvernementale – des exportations de matériel militaire. Les deux élus demandent la création « d’une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armement ». Aujourd’hui, les exportations sont autorisées et contrôlés par le gouvernement seul. Le Parlement est seulement informé via un rapport annuel opaque.
Le travail des deux députés est le résultat de requêtes faites depuis plusieurs années par une petite poignée d’élus mobilisée sur le sujet. En 2015, la députée écologiste Danielle Auroi a demandé au ministre de la Défense les détails de plusieurs transactions suspectes à destination de la Libye. Sans réponse. Jean-Yves Le Drian avait opposé le secret défense. En 2018, Sébastien Nadot (alors LREM, désormais membre du groupe Écologie démocratie solidarité) se heurte lui aussi au silence malgré ses demandes de transparence sur les ventes d’armes françaises et leur utilisation au Yémen.
Il dépose alors avec d’autres membres de la majorité une demande de commission d’enquête sur le sujet. L’initiative est étouffée. Sébastien Nadot finit par brandir à l’Assemblée nationale une banderole « La France tue au Yémen ». Finalement, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée lance fin 2018 une simple mission d’information sur le contrôle des exportations d’armement, confiée à Michèle Tabarot et Jacques Maire.
Comment publiquement débattre de sujets tenus secrets ?
Les deux élus n’ont pas examiné l’implication des armements français dans le conflit au Yémen. Leur rapport contient cependant plus de 30 propositions pour mieux contrôler les exports d’armements, y compris les matériels dits à double usage – civil et militaire – comme les drones et les systèmes de cybersurveillance. La délégation parlementaire qu’ils proposent de créer « se verrait dotée d’un droit d’information, et d’un droit à émettre des recommandations ». Les deux députés demandent aussi de « renforcer le contrôle des exportations sur les armes de petit calibre et les véhicules blindés légers, pour lesquels le risque de détournement est plus important ».
Il ne faudrait pas que cela freine les exportations, défendent également les deux parlementaires. Pour eux, le contrôle renforcé aurait bien pour objectif le respect des engagements internationaux – comme la position commune européenne et le Traité international sur le commerce des armes –, mais d’abord pour ne pas salir la « valeur de la marque “France” ». Le contrôle reste donc un « élément de compétitivité dans un contexte concurrentiel renforcé ». Le but est inchangé : vendre, encore et toujours, des armes de guerre à l’étranger.
« Aucune volonté politique de restreindre les ventes d’armes »
Le rapport insiste par ailleurs sur le nécessaire secret, toujours sacré : « Un contrôle parlementaire responsable suppose que seul un nombre restreint d’élus soient autorisés à connaître des informations confidentielles utiles à l’exercice de leur mission. Ces parlementaires seront tenus au respect du secret », écrivent Jacques Maire et Michèle Tabarot. Les deux aspirent pourtant à ce que le Parlement puisse « enrichir le débat public ». Mais comment publiquement débattre de sujets tenus secrets ?
« Sur l’idée d’avoir une information démocratique qui permettrait aux parlementaires d’avoir une influence sur les décisions de l’exécutif, ce rapport accède à des demandes des ONG, avec la mise en place d’une délégation parlementaire et un renforcement de la transparence, réagit Tony Fortin. La prise en compte de l’usage dual, des biens à cheval entre le militaire et le civil, est aussi intéressante. Car le matériel militaire aujourd’hui, c’est beaucoup d’électronique, de robotisation, développés dans le civil. Il faudrait aussi que la commission parlementaire réunisse tous les groupes politiques du Parlement, ce qui n’est pas demandé dans ce rapport », note aussi l’animateur de l’Observatoire des armements. Il regrette surtout que le document ne contienne « aucune volonté politique de restreindre les ventes d’armes. »
Aux Pays-Bas, des élus empêchent des ventes de blindés
L’Observatoire des armements souhaiterait que les parlementaires se fassent « vigies du droit international » pour limiter vraiment les ventes d’armements vers les zones d’instabilité. L’association a publié une note analysant comment les parlements britannique, néerlandais et allemand ont, eux, une réelle influence sur les exportations de matériel militaire de leurs pays.
Au Royaume-Uni, des comités parlementaires dédiés surveillent ces exportations, auditionnent le gouvernement, les industriels, les ONG, et mènent des enquêtes. En 2016, ils l’ont fait sur l’utilisation au Yémen d’armes fabriquées au Royaume-Uni [5]. Suite à ce travail, les élus ont recommandé la suspension immédiate des transferts d’armement vers l’Arabie saoudite.
Aux Pays-Bas, c’est le Parlement qui doit autoriser les ventes des surplus militaire, les stocks vieillissants de leur propre armée cédés en seconde main à d’autres pays. Ce débat a pris un nouveau tournant au moment des printemps arabes : « De l’armement émanant de ces surplus militaires est utilisé pour réprimer la société civile au Bahreïn et en Égypte, selon des preuves notamment apportées par l’association Stop Wapenhandel », souligne l’Observatoire des armements [6]. Dans ce contexte, fin 2011, le gouvernement néerlandais annonce sa volonté de vendre d’anciens chars Léopard à l’Indonésie. Les parlementaires craignent que cet armement ne serve à réprimer le mouvement séparatiste de Papouasie-Nouvelle-Guinée et s’opposent à la vente. « Mi-2012, le gouvernement, qui estime ne pas pouvoir réunir de majorité, abandonne le projet », relève l’Observatoire des armements.
Utopique contrôle européen
En Allemagne, les partis de gauche, surtout Die Linke et les Verts, sont très actifs sur la question. Ils demandent des comptes sur les contrats et les utilisations. Cet engagement, avec celui de la société civile, a largement contribué à ce qu’en 2018, le contrat de gouvernement conclu entre la CDU (parti conservateur) et le SPD (sociaux-démocrates) stipule l’interdiction des exportations d’armes légères vers les pays tiers (hors Otan et UE), de même que l’interdiction de nouvelles licences d’exportation vers le pays belligérants au Yémen.
Après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le gouvernement allemand a même décidé d’un moratoire sur les livraisons déjà autorisées vers l’Arabie saoudite. Problème : les exportations de matériel militaire se font en Europe de plus en plus dans un cadre de partenariat entre plusieurs pays. La France et l’Allemagne vendent en commun du matériel militaire à l’Arabie saoudite. Un moratoire allemand bloque donc aussi les exportations françaises. Macron avait alors accusé Berlin de « pure démagogie » [7]. Sous pression française, les deux gouvernements ont finalement conclu un accord sur le sujet visant à ne pas freiner les exports français.
« Aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Allemagne, la société civile commence tout juste à tirer partie de réformes introduites il y a deux décennies. Ces pays ont évolué en termes de transparence et de contrôle parlementaire. Et c’est le produit d’une mobilisation. En Allemagne, les syndicats, et aussi les églises, sont très impliqués. Et il y a un réel investissement des parlementaires », dit Tony Fortin.
Il en appelle aussi à une coopération européenne. « Nous avons beau remporter des victoires dans certains cas, elles sont annulées, parce que d’autres pays s’engouffrent ensuite dans le marché. Quand, en 2012, les Pays-Bas décident de ne plus exporter de chars à l’Indonésie, c’est l’Allemagne qui profite de la brèche. En France, on a fait reculer les ventes vers l’Égypte. Mais maintenant, c’est l’Allemagne qui exporte du matériel militaire vers ce pays. Cela veut bien dire qu’il faut travailler sur une harmonisation. Cela n’a pas de sens de ne pas avoir de contrôle commun. » L’idée d’un contrôle européen commun est rejetée en bloc par Jacques Maire et Michèle Tabarot. Reste à voir si leur projet de délégation parlementaire prendra forme au-delà d’un rapport.
Rachel Knaebel
En image : des chars Léopard de fabrication allemande. Les députés néerlandais avaient refusé leur exportation vers l’Indonésie / CC Bundeswehr-Fotos via Wikimedia Commons.