Toutes les cinq minutes, deux policiers à cheval tournent autour du groupe posté devant la préfecture de Seine-Saint-Denis. Une centaine de personnes manifeste, ce 7 juillet, sur le parvis : familles menacées d’expulsion, habitants de squats, militants de l’association Droit au logement (DAL), de la CGT Éduc’action,... « Non aux expulsions ! Réquisition des logements vides ! » scandent les participants, déroulant leurs banderoles devant les portes closes de la préfecture.
Un mois plus tôt, les expulsions locatives ont repris. Chaque année, la trêve hivernale s’étend de novembre à mars : les possibilités d’expulser pour les préfets sont alors suspendues, avant de reprendre en avril. Exceptionnellement, en raison de la crise sanitaire, le gouvernement avait prolongé cette trêve jusqu’au 31 mai 2021. Depuis le 1er juin, c’est retour à la normale… Mais en pire, au vu des conséquences de la pandémie sur les finances des ménages.
« En sortie de cette période inédite, les plus pauvres se sont enfoncés un peu plus, s’éloignant encore des solutions de logement ou d’emploi ; et de nouvelles catégories de la population ont été fragilisées » décrit Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, lors d’une conférence de presse du Collectif des associations unies (qui regroupe 39 structures comme ATD Quart monde, Emmaüs, Médecins du monde ou le Secours catholique), le 7 juillet. De nombreux indicateurs alertent sur un basculement de nombreuses familles dans la pauvreté. Les recours à l’aide alimentaire ont augmenté de 15 à 20 % fin 2020 constatent les associations qui organisent des distributions. À la même période, les bailleurs sociaux observent, eux, un surplus des retards de paiement de 65 millions d’euros par rapport à février 2020.
Près de 30 000 ménages (presque le double de l’année 2019) sont désormais menacés d’expulsions locatives avec concours de la force publique, selon les associations. « 30 000 ménages, et pas personnes » précise le responsable associatif. Difficile en effet de connaître le nombre, encore plus élevé, de locataires concernés et de leurs enfants. Emmanuelle Wargon, ministre du Logement, a promis de donner un bilan chiffré des expulsions estivales le 15 septembre.
Un homme décédé lors de son expulsion
La reprise des expulsions, début juin, a été brutale. Elle a été marquée par le décès d’un homme à Pierrelaye, dans le Val-d’Oise, « tué d’un coup de taser au cours de son expulsion », affirme le DAL. L’association n’a pas reçu, depuis, d’informations complémentaires. Elle espère qu’une « enquête objective » sera ouverte sur les circonstances du décès. Contactée, la préfecture du Val-d’Oise n’a pas donné suite à nos demandes d’éclaircissements.
Entre deux prises de parole au micro devant la préfecture de Seine-Saint-Denis, Marie Huiban, responsable du DAL pour le département, évoque le cas d’une famille expulsée de Pierrefitte-sur-Seine dès le 1er juin. « Il y avait des enfants scolarisés, et la famille était victime d’un marchand de sommeil… Une situation hallucinante » déplore-t-elle. « Il n’y a pas eu de proposition d’hébergement. Il a fallu que l’on occupe la mairie et que des enseignants et parents d’élèves se mobilisent pour en obtenir une ».
Parmi ces enseignants, Claire, membre de Sud-Éducation, est aussi venue à la manifestation devant la préfecture. Elle raconte les courriers de soutien, la solidarité des parents d’élèves autour des enfants de la famille. « Le risque d’expulsion planait, de semaine en semaine, et début juin, ils se sont retrouvés à la rue. » Grâce à la mobilisation, un hébergement a finalement été obtenu pour l’été. « On espère qu’ils auront ensuite une solution durable. »
« Pas de retour du ministère, à part sur quelques cas individuels »
Le 28 avril 2021, la ministre du Logement Emmanuelle Wargon et la secrétaire d’État Marlène Schiappa publient une instruction aux préfets, prévoyant que « si une expulsion doit avoir lieu, elle doit être assortie d’une proposition d’un autre logement, ou à défaut d’une proposition d’hébergement le temps qu’une solution plus pérenne soit trouvée ». Plusieurs cas exposés par le Collectif des associations unies montrent pourtant que cette instruction est loin d’être respectée. « On a eu un signalement hier d’une famille à Villemomble expulsée sans solution » relève Fadila Derraz, chargée de mission à l’Espace solidarité habitat (ESH) de la Fondation Abbé Pierre. « Nous sommes dans une situation particulière, les gens angoissent par rapport au contexte sanitaire. »
Fin juillet, Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé Pierre, nous assurait encore n’avoir « pas eu de retour du ministère, à part sur quelques cas individuels… Nous n’avons donc pas connaissance de geste politique pour réaffirmer aux préfets la volonté de limiter le nombre d’expulsions ». Seules mesures prises par le gouvernement en amont de la fin de la trêve : le renforcement du fonds d’indemnisation à destination des bailleurs ; et la création d’un fonds d’aide aux impayés de loyer de 30 millions d’euros, en complément du Fonds de solidarité pour le logement géré par les collectivités.
Un autre aspect inquiète les associations : « Nous dénombrons une soixantaine de ménages ayant reçu une notification d’expulsion alors qu’ils sont reconnus prioritaires DALO » déplorait début juillet Christophe Robert – pour le seul décompte du Collectif des associations unies. Fadila Derraz a ainsi reçu à l’ESH « une femme de 54 ans, en procédure pour dettes, qui avait une demande de logement social depuis 2017 et a été reconnue prioritaire DALO en 2019. Elle a des soucis de santé avec des hospitalisations régulières, et malgré sa vulnérabilité, va être expulsée ».
« Entre le Grand Paris et les Jeux olympiques, les prix des loyers s’envolent »
La Seine-Saint-Denis est, proportionnellement à son nombre d’habitants, le département le plus touché par la reprise des expulsions. Déjà en 2019, une expulsion sur huit concernait le département, qui ne compte pourtant que 3 % des locataires, selon les chiffres de la préfecture et du ministère de l’Intérieur. Soit 2192 ménages expulsés, sur 16 700 au national. « Cela s’explique par la précarité, mais aussi par le fait que ce département suscite l’appétit des spéculateurs. Entre le Grand Paris et les Jeux olympiques, les prix des loyers s’envolent », retrace Marie Huiban.
Au-delà des impayés de loyers, le département connaît ainsi une série d’expulsions en vue de la destruction de logements HLM, dans le cadre de programmes de l’Agence nationale de renouvellement urbain. « Au nom de la mixité sociale, on veut dégager les habitants des quartiers populaires… Il s’agit d’une épuration sociale, qui s’accélère avec tous ces projets spéculatifs » tranche la responsable du DAL. Contactée au sujet de la reprise des expulsions, la préfecture de Seine-Saint-Denis n’a pas donné suite.
Rien qu’en juin 2021, 103 lieux de vie informels expulsés
Un peu à l’écart du groupe réuni sur le parvis, Deco [1], étudiant à l’École des hautes études en sciences sociales, écoute les prises de parole. Depuis septembre 2020, le jeune homme a trouvé refuge au sein d’un squat de l’Île-Saint-Denis, dans les locaux d’une entreprise laissés à l’abandon. « J’ai essayé de me faire aider par le Crous pour trouver un logement, mais tout était fermé et très compliqué à cause du covid » raconte-t-il. Près de 300 personnes vivent sur place. Or, le squat est menacé d’expulsion en novembre. Les habitants comptent sur un avocat pour gagner du temps, « parce que 300 personnes à la rue cet hiver, ce n’est pas possible… » glisse le jeune homme.
Si l’instruction ministérielle d’avril aux préfets encadre – en théorie – les expulsions locatives, « elle ne se prononce pas sur les bidonvilles ou les squats » souligne Christophe Robert. Pendant la crise sanitaire, les expulsions de ces lieux de vie informels n’ont, de toute façon, pas cessé. Entre 2019 et 2020, le Collectif des associations unies dénombre pas moins de 1000 expulsions de ce type de lieux de vie. Dont 700 en pleine crise de Covid-19.
Puis, durant le seul mois de juin 2021, « 103 expulsions ont eu lieu, causant des situations dramatiques à Grande-Synthe ou Calais, mais aussi en Île-de-France, à Toulouse... » liste Lila Cherief, coordinatrice de l’Observatoire des expulsions collectives des lieux de vie informels. 16 000 personnes sont concernées – à la nuance près que ce sont parfois les mêmes, expulsées plusieurs fois de suite. Une stratégie politique qui, à chaque fois, « vient détruire tout un travail associatif sur ces terrains » déplore Lila Cherief. D’autant que « dans 87 % de ces opérations, la totalité ou une partie des personnes expulsées ne s’est vue proposer aucune solution ».
« Face à la violence que produit le fait de perdre son logement, on peut faire autrement »
« Quelle absurdité de déplacer les personnes sans solution, cela ne résout rien, pour personne ! » dénonce Christophe Robert. Face à la « violence que produit le fait de perdre son logement, y compris sa petite cabane sur un terrain, on peut faire autrement », martèle le délégué général de la Fondation Abbé Pierre. D’abord, en pérennisant les protections mises en place pendant un an, au lieu de reprendre les expulsions à un rythme effréné. Ensuite, en « coconstruisant avec les collectivités, les associations, la résorption des bidonvilles » et des autres lieux de vie informels.
Un effort pourrait aussi être fait pour rendre plus accessibles les aides face aux impayés de loyer. La gestion du Fonds de solidarité pour le logement, mal connu, est entre les mains des collectivités. Il faudrait « harmoniser les politiques départementales » en matière de distribution et de promotion de ce fonds auprès des publics, soutient le responsable associatif.
Enfin, à moins d’un an de la fin du quinquennat, il s’agirait de faire monter en puissance la politique du Logement d’Abord, dont la promesse initiale était de favoriser l’accès direct au logement pour les plus précaires. En particulier dans le parc social : construction de logements HLM, augmentation des attributions aux personnes sans domicile, baisses de quittance ciblées afin de baisser les loyers pour les ménages les plus fragiles… Un « changement d’échelle » est, selon Christophe Robert, plus que jamais nécessaire.
Maïa Courtois
Photo : © Jean de Peña