Occupation de la Palestine

Eyal Sivan dénonce « le silence complice » des milieux culturels israéliens sur la Palestine

Occupation de la Palestine

par Eyal Sivan

Le réalisateur israélien Eyal Sivan a décidé de ne pas accepter l’invitation du Forum des images, à Paris, qui prévoit de projeter son dernier film Jaffa, La mécanique de l’orange. Dans une lettre adressée aux organisateurs de la rétrospective sur le centenaire de la capitale israélienne Tel-Aviv, le cinéaste explique les raisons de sa décision. Une lettre sans concession pour le régime « d’apartheid » israélien.

Londres, 6 octobre 2009

Je vous écris suite à la demande que vous avez adressée à mes producteurs, Mme Trabelsi et M. Eskenazi, de programmer mon dernier film Jaffa, La mécanique de l’orange dans la rétrospective « Tel-Aviv, le Paradoxe » que vous organisez le mois prochain au Forum des Images, dans le cadre de la célébration du centenaire de la ville de Tel-Aviv.

Je tiens d’abord à vous remercier pour votre offre de participer à cet événement et je vous demande d’excuser mon retard à répondre à vos chaleureuses sollicitations. Je suis sincèrement honoré que vous ayez envisagé de programmer mon film Jaffa, La mécanique de l’orange pour clôturer votre rétrospective. Toutefois, après mûre réflexion, j’ai décidé de décliner votre invitation. Les raisons de cette décision sont complexes et de nature politique, c’est pourquoi je voudrais, si vous le voulez bien, vous les expliquer dans le détail.

Comme vous le savez probablement, l’ensemble de mon travail cinématographique, qui compte plus de quinze films, a principalement pour objet la société israélienne et le conflit israélo-palestinien. En m’opposant à la politique israélienne à l’égard du peuple palestinien, je me suis toujours efforcé d’agir indépendamment pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le fait que je ne représente pas la « démocratie (juive) israélienne ». C’est pourquoi, depuis le tout début de ma carrière cinématographique, il y a plus de 20 ans, je n’ai jamais bénéficié d’aucune aide ou d’aucun support d’une quelconque institution officielle israélienne.

J’ai toujours agi de manière à éviter que mon travail puisse être instrumentalisé et revendiqué comme une preuve de l’attitude libérale d’Israël ; une liberté d’expression et une tolérance qui ne sont accordées par l’autorité israélienne qu’à l’égard, bien sûr, des critiques juives israéliennes.

La politique raciste et fasciste du gouvernement israélien, le silence complice de la plupart de ses milieux culturels pendant le récent carnage opéré à Gaza comme face à l’occupation, face aux violations des droits humains et aux multiples discriminations à l’égard des Palestiniens sous occupation, ou ceux citoyens palestiniens de l’Etat israélien, continuent. Toutes ces raisons justifient que je maintienne une distance vis-à-vis de tout événement qui pourrait être interprété comme une célébration de la réussite culturelle en Israël ou un cautionnement de la normalité du mode de vie israélien. Puisque votre rétrospective fait partie de la campagne internationale de célébration du centenaire de Tel-Aviv et qu’elle bénéficie, à ce titre, du soutien du gouvernement israélien, je ne peux que décliner votre invitation.

Par ailleurs, considérant les attaques blessantes, humiliantes et continues dont mon travail fait l’objet, tant en France qu’en Israël, et les très rares confrères israéliens qui se sont exprimés pour me défendre et manifester leur solidarité sincère (je ne tiens pas compte des déclarations de principe en faveur du privilège hégémonique de la « liberté d’expression »), il ne m’est pas possible de me sentir solidaire d’un tel groupe.

Je ne peux être associé à une rétrospective qui célèbre des artistes et cinéastes jouissant d’une position de privilège absolu et d’une totale immunité, mais qui ont choisi de se taire quand des crimes de guerre étaient commis au Liban ou à Gaza et qui continuent d’éviter de s’exprimer clairement au sujet de la brutale répression des populations palestiniennes, du blocus de trois ans et de l’enfermement de plus d’un million de personnes dans la Bande de Gaza.

Je tiens à me démarquer de ceux de mes collègues qui utilisent de façon opportuniste, voire cynique, le conflit et l’occupation comme décor de leurs travaux cinématographiques, et comme représentation néo-exotique de notre pays - pratiques qui peuvent expliquer leur succès en Occident, et particulièrement en France - et je refuse d’être associé à eux dans le cadre de votre manifestation.

Même si votre invitation avait suscité chez moi une seconde d’hésitation, celle-ci aurait été balayée à la lecture, il y a une quinzaine de jours, d’un article signé d’Ariel Schweitzer, l’organisateur de votre rétrospective, et publié dans Le Monde. Dans cet article qui s’opposait au boycott culturel de l’establishment israélien, il déclare : « Des mauvaises langues diront que cette politique culturelle sert d’alibi, visant à donner du pays l’image d’une démocratie éclairée, une posture qui masque sa véritable attitude répressive à l’égard des Palestiniens. Admettons. Mais je préfère franchement cette politique culturelle à la situation existante dans bien des pays de la région où l’on ne peut point faire des films politiques et sûrement pas avec l’aide de l’Etat. »

Sur ce point, il me faut remercier votre organisateur, M. Schweitzer, pour sa naïve sincérité et pour ses arguments sectaires qui m’ont permis d’articuler les raisons pour lesquelles je préfère garder mes distances vis-à-vis de votre rétrospective et d’autres événements semblables. Car comme le confirme M. Schweitzer ils sont, en effet, une célébration de la politique culturelle israélienne et une défense de l’idéologie du « moindre mal ».

Tant mon histoire et ma tradition juives que mes convictions et mon éthique personnelles m’obligent, dans les circonstances politiques actuelles – alors que les autorités des démocraties occidentales et leurs intelligentsias ont fait le choix de rester aux côtés de la politique criminelle israélienne – à m’opposer publiquement par cet acte ferme et non-violent à l’actuel régime d’apartheid qui existe aujourd’hui, en Israël.

Je terminerai en reprenant les termes de mon collègue et ami le célèbre réalisateur palestinien Michel Khleifi qui ne cesse de nous rappeler que le défi auquel nous devons faire face, en tant qu’artistes et intellectuels, est de poursuivre nos travaux non pas grâce à la démocratie israélienne, mais malgré elle. C’est pourquoi, toujours de manière non-violente, je continuerai à m’opposer, et à inciter mes pairs à faire de même, contre le régime israélien d’apartheid et contre le "traitement spécial" réservé dans les démocraties occidentales à la culture israélienne officielle d’opposition.

Souhaitant que vous accepterez et comprendrez ma position, et espérant avoir l’opportunité de montrer mon travail dans d’autres circonstances.

Croyez en ma gratitude et mon respect,

Eyal Sivan, Filmmaker, Research Professor in Media Production, School of Humanities and Social Sciences, University of East London (UEL), United-Kingdom

Traduction de la lettre de l’anglais au français : Michèle Sibony / UJFP