La FNSEA entrave un projet qui protège l’eau potable des pollutions aux pesticides

par Nolwenn Weiler

Des millions d’euros sont proposés à une poignée d’agriculteurs de Loire-Atlantique pour qu’ils arrêtent d’utiliser des pesticides autour de points de captage d’eau potable. La FNSEA et la Préfecture s’y opposent.

Protéger la santé publique, quel qu’en soit le coût : c’est le moteur de l’action engagée par les élues d’Atlantic’eau, syndicat mixte en charge de l’approvisionnement en eau potable pour de nombreuses communes rurales de Loire-Atlantique. Plus de trois millions d’euros ont été mis sur la table pour que les agriculteurs cessent d’épandre des pesticides dans les zones d’où ruissellent les eaux qui se retrouvent ensuite au robinet. Cette aide publique conséquente, destinée à quelques exploitants, ne semble cependant pas suffire à les convaincre, et suscite la controverse parmi la population.

Il y a près de six ans déjà, en février 2019, le bureau d’Atlantic’eau a annoncé qu’il était « disposé à mettre en place des mesures d’accompagnement pour aider les agriculteurs à évoluer vers du zéro phytosanitaire ». Les élues, confrontées à des quantités croissantes de pesticides dans l’eau et à des coûts de traitement en hausse, ont alors pris à l’unanimité la décision de prévenir plutôt que guérir.

Deux millions d’euros pour dix agriculteurs

« En décidant de chercher plus de molécules que ce que préconisaient les services de l’agence régionale de santé (ARS), Atlantic’eau s’est retrouvé avec des taux de pesticides qui dépassaient les normes », explique Laurent David, du Collectif sans pesticides de Massérac, une petite commune du nord du département, en lutte depuis plusieurs années pour la qualité de l’eau dans la région. Divers métabolites, ces produits de dégradation des pesticides présents par milliers dans l’environnement, ont notamment été découverts dans des points de captage, dont l’Esa-métolachlore, héritier du S-métolachlore, un herbicide très utilisé sur le maïs avant d’être interdit au printemps dernier.

Divers moyens ont été développés par Atlantic’eau pour traiter l’eau mais l’agence a finalement été obligée de fermer un captage, trop pollué, et d’en ouvrir un autre. « L’ouverture de ce nouveau captage implique une déclaration d’utilité publique par la préfecture, ainsi que la définition d’une nouvelle aire de protection », détaille Damien Renault, lui aussi membre du Collectif sans pesticide. Profitant de ce nouveau périmètre de protection du captage, Atlantic’eau propose alors une nouvelle mesure réglementaire, à savoir « l’interdiction de l’usage des pesticides à l’intérieur des périmètres de protection ». Un peu plus de 1000 hectares sont concernés.

Des aides aux agriculteurs sont proposées en contrepartie de l’interdiction des pesticides. « On ignore combien d’agriculteurs pourraient bénéficier de ces aides, poursuit Damien Renault, mais elles nous semblent vraiment trop élevées. » Plus de trois millions d’euros d’aides ont été proposés par Atlantic’eau, 750 000 euros pour les propriétaires et 2,25 millions euros pour les exploitants.

Selon les informations recueillies par Basta!, dix agriculteurs empocheraient la plus grande partie de la somme. « Pour nous, ça ne va pas en terme de coût pour la population, dit Olivier Guindon, du Collectif sans pesticides. À ces trois millions d’indemnités, il faut ajouter les quatre millions d’euros destiné à financer la nouvelle usine de traitement des eaux, et les 120 000 euros par an que coûteront les systèmes de filtration. Ça commence à faire cher le litre d’eau potable. »

Vers une de loi pour protéger l’eau ?

« Qu’est-ce qu’ils vont faire avec tout cet argent ? Ils vont se racheter des machines énormes et toujours plus de pesticides ? s’interrogent des membres du collectif sans pesticides rencontrés par Basta! au cours de l’été. Ils feraient mieux de financer des formations pour qu’ils apprennent à cultiver sans pesticides. » Pour les agriculteurs qui tirent le diable par la queue, et notamment ceux qui ont fait le choix depuis des années de se passer de pesticides, la pilule sera peut être aussi un peu amère….

Des élues du syndicat de gestion de l’eau le reconnaissent volontiers, ajoutant que cela créerait un précédent qui pourrait leur coûter cher. « En même temps, il faut qu’on avance, insiste Mickaël Derangeon, maire-adjoint de Saint-Mars-de-Coutais, vice-président d’Atlantic’eau et enseignant à l’Université de Nantes. On a été élus au syndicat pour protéger la santé des consommateurs, il faut qu’on assume. »

« S’il y avait une loi concernant la protection des périmètres de captage, cela faciliterait le travail des élues locaux, pense l’élu. En l’absence de loi, et sans soutien des services de l’État, notre seule possibilité, c’est d’aller vers le versement d’indemnités. À condition que les agriculteurs ou maraîchers l’acceptent, car rien ne les y contraint. »

État et agriculteurs opposés au « zéro phyto »

En dépit des montants d’aides très élevés, les représentants du syndicat agricole majoritaire FNSEA, solidement appuyés par les services de l’État, refusent de se passer de pesticides. Le 15 décembre 2022, lors d’une réunion houleuse, et alors même que des propositions de soutien financier sont déjà annoncées, les représentants des chambres d’agriculture d’Ille-et-Vilaine (35) et de Loire-atlantique (44) annoncent « leur opposition au zéro phyto sur la totalité du périmètre ».

Compréhensive, la direction départementale des territoires et de la mer d’Ille-et-Vilaine présente des « mesures de restrictions différenciées en fonction des zones et des cultures ». Elle décide alors de faire fi des délibérations, des heures de travail et décisions collectives prises par les élues d’Atlantic’eau, qui représentent plus de 40 communes et communautés de communes, avec des centaines de milliers d’habitantes.

Ces « mesures de restrictions différenciées » aboutissent à un découpage du périmètre de protection en trois zones (A, B et C). Certaines sont définies comme des parties « sensibles », d’autres sont « complémentaires ». Certains pesticides sont autorisées en zone A mais interdites en zones B et C. Mais tout dépend aussi de la nature des parcelles : sont-elle drainées ou pas ? Le cas échéant, la liste des produits autorisés change. Bref, un bel exemple de surcharge administrative, pourtant tant décriée par les agriculteurs, pour contenter la FNSEA.

Le système, complexe à mettre en œuvre et à surveiller, ne garantit aucune protection réelle de la ressource en eau. La liste des produits commerciaux autorisés [par les propositions de la direction départementale des territoires (DDTM) le 15 décembre 2022] est d’ailleurs impressionnante : plus de 200 ! Les élus d’Atlantic’eau la refusent « car on y retrouve des pesticides pour lesquels on est incapables d’aller rechercher les métabolites. De plus, cette liste comporte des pesticides qui sont connus pour avoir des impacts neurotoxiques et génotoxiques », précise Mickaël Derangeon.

Une classification des pesticides opaque

Soucieux d’y voir un peu plus clair sur les critères régissant le choix des produits, le Collectif sans pesticide écrit au préfet de la région Bretagne, en octobre 2023. Réponse, deux mois plus tard : « Seul l’emploi des molécules à moindre risque de transfert dans l’eau, serait autorisé sur les périmètres B et C ». Pour trouver cette liste, conseille la préfecture, il suffit de se rendre sur le site internet du Crodip, un comité interprofessionnel qui, entre autres, propose des formations sur l’utilisation des pesticides. Son conseil d’administration de 11 membres compte cinq représentants de la FNSEA, dont quatre issus de la chambre d’agriculture de Bretagne. L’industrie de l’agro-équipement (qui vend notamment des pulvérisateurs) est également représentée. Autrement dit, exploitants et entreprises agricoles dictent eux-mêmes à la préfecture la liste des pesticides qu’ils pourront épandre.

« Tout est au bon vouloir des chambres d’agriculture, de la FNSEA et de quelques agriculteurs », déplore le Collectif sans pesticide. Contactées, les chambres d’agriculture d’Ille-et-Vilaine et de Loire-Atlantique ne nous ont pas répondu. Les préfectures non plus. « Pour nous, l’absence de traitement sur les aires de captages, c’est le début du changement du modèle agricole, avance Laurent David. Ils le savent, et ne veulent rien lâcher du tout. »

L’Agence régionale de santé de Loire-Atlantique s’est aussi prononcée pour des restrictions d’usage sur le périmètre, mettant en avant les dépassements des normes pour ce qui est des pesticides retrouvés dans l’eau. L’argument semble laisser indifférents leurs collègues du ministère de l’Agriculture. « Avancer sur le sujet, c’est reconnaître le problème de santé publique que représentent les pesticides, dit Damien Renault. Par conséquent, ils ne veulent pas avancer. »

Des risques reconnus par l’État

Le « problème de santé publique », qui ressemble plutôt à un vaste scandale sanitaire, est pourtant largement documenté. « Les données sont pléthoriques et le consensus sur les risques sanitaires de ces molécules est acquis, intervient Mickaël Derangeon. On peut parler notamment de l’expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale. »

Réalisée en 2013 puis renouvelée en 2021, cette expertise de l’Inserm documente divers liens entre les pesticides et de nombreuses maladies en se basant sur des centaines d’études réalisées de par le monde. « Il y a un tel consensus qu’on a un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, poursuit Mickaël Derangeon. Cela signifie que l’État reconnaît que les gens qui utilisent des pesticides peuvent être malades, et que leurs enfants, aussi. »

Mais peu importe ces données scientifiques, qui invitent à se dépêcher d’agir. En juin 2024, le Collectif sans pesticide apprend que la déclaration d’utilité publique et la définition du périmètre de protection sont suspendues tant que les négociations entre Atlantic’eau et les agriculteurs n’ont pas abouties. « La préfecture veut que Atlantic’eau raque et que tout le monde soit content. Il s’agit d’éteindre l’incendie », résume Damien Renault.

Ces nombreux atermoiements font craindre aux citoyens qu’aucune déclaration d’utilité publique ne voie le jour. « Il suffit qu’un seul agriculteur ne soit pas d’accord pour que rien ne se passe, se désolent les membres du Collectif sans pesticide. Ce que l’on craint, c’est que cela ne se fasse jamais. » Le risque existe, puisque la préfecture n’est a priori tenue à aucun délai en la matière.

Nolwenn Weiler

En photo : Un tracteur équipé d’un pulvérisateur pour épandre des pesticides dans un champs de blé. © Sebastien Lapeyrère / Hans Lucas