Travail

Face à l’arbitraire patronal et au harcèlement, le syndicalisme s’implante dans le jeu vidéo

Travail

par Simon Mauvieux

Souvent présentée comme créatrice d’emplois, l’industrie du jeu vidéo peine désormais à se cacher la réalité de ses conditions de travail. Une partie des travailleurs du secteur commence à se syndicaliser. Et ils se font de plus en plus entendre.

Le drapeau rouge et noir siglé « STJV » intrigue alors que la place d’Italie à Paris se remplit de monde pour une deuxième grande journée de mobilisation contre la réforme des retraites.« Vous êtes quelle organisation ? » demande un homme aux couleurs de la CFDT. « On est le Syndicat des travailleuses et travailleurs du jeu vidéo », répond le porteur du drapeau.

Encore peu connu du grand public et des acteurs des mouvements sociaux, le STJV attire de nouveaux adhérents depuis sa création en 2017 et multiplie les actions ces derniers mois. Ils sont maintenant plusieurs dizaines de développeurs, designers, graphistes 3D, travaillant pour des fleurons du secteur, comme Ubisoft, Don’t Nod ou Gameloft, à rejoindre les manifestations contre la réforme des retraites.

« Le jeu vidéo est un secteur très peu syndiqué, peu politisé, mais d’énormes pas sont faits depuis quelques années », se félicite Frédéric* [1], développeur et l’un des cofondateurs du STJV. Le jeu vidéo a longtemps été un milieu à part, presque incompatible avec le syndicalisme.

« Nos patrons ne connaissent pas forcément la loi »

« C’est la première fois que je fais grève », explique Thomas*, designer de l’expérience utilisateur depuis juillet dernier dans un studio parisien. Il poursuivait ses études lorsque le STJV est né et s’est syndiqué dès qu’il a commencé à travailler. « Il y a une culture de la neutralité dans le jeu vidéo, cet esprit startup où on ne parle pas vraiment de politique, témoigne-t-il. Mais en fait, on est tous confrontés à un moment à de mauvais traitements, nos patrons ne connaissent pas forcément la loi et le fait d’en parler, ça aide à créer une conscience collective. »

À ses côtés, Julia*, 26 ans, graphiste 3D, voit d’un très bon œil la syndicalisation croissante du secteur.« C’est rassurant de savoir qu’on peut compter sur le STJV, et que des gens commencent à avoir cette conscience-là. Il y a des actions, des grèves, ça permet de libérer la parole sur les conditions de travail », se réjouit-elle.

Pierrick*, 15 ans d’expérience dans le jeu vidéo, a vu le syndicalisme naître dans le secteur au fil de sa carrière. Pas encore adhérent au STJV, il pourrait franchir le pas. « J’ai vécu des trucs hallucinants dans ma carrière et il n’y avait rien pour s’opposer à ça, on a longtemps été tout seul dans nos coins à vivre les mêmes problèmes et on ne pouvait pas vraiment se rebeller, se rappelle-t-il. Les syndicats répondent à de vrais besoins. »

Conditions de travail insoutenables

Le STJV a été créé il y a cinq ans alors que les révélations s’enchaînaient dans la presse sur les conditions de travail insoutenables dans le secteur [2]. Depuis, le syndicat s’agrandit. Sa présence est de plus en plus remarquée dans les mouvements sociaux qui agitent les studios de création.

C’est Solidaires informatique qui a ouvert la voie du syndicalisme dans le jeu vidéo, en ayant accompagné plusieurs plaintes contre des entreprises. Mais le STJV souhaite conserver son autonomie vis-à-vis des grandes confédérations. L’organisation reste exclusivement dédiée aux travailleurs du secteur. Frédéric affirme que le STJV est désormais implanté dans la majorité des studios français.

« Il y a eu une transformation vers 2015, quand les problèmes de l’industrie ont commencé à apparaître aux yeux du public. On s’est dit que si on voulait bien fonctionner en tant qu’industrie, il nous faut des syndicats », témoigne Alex*, développeur dans un studio parisien.

Le chemin est long, car longtemps le mythe du génie créatif, de la culture d’entreprise familiale, du don de soi au travail et du métier passion a prévalu. « Il faut encore se battre contre des décennies de discours politiques qui ont dénigré les syndicats, disant qu’il fallait faire confiance à son patron », raconte Pierre-Etienne Marx, délégué syndical du STJV chez Ubisoft.
 

Une première grève chez Ubisoft

C’est chez Ubisoft que fin janvier, le STJV s’est associé à Solidaires informatique pour organiser une grève d’une après-midi, la première de l’histoire de ce studio vieux de 37 ans. Un mail envoyé par la direction à l’ensemble des salariés a provoqué l’étincelle, dans un contexte de difficultés financières pour l’entreprise. Yves Guillemot, le patron d’Ubisoft, y annonçait des « ajustements structurels ». Il précisait aussi aux salariés : « La balle est dans votre camp afin de délivrer le line-up [les jeux vidéo en cours de développement] prévu en temps et en heure au niveau de qualité attendu… »

Ce renversement de la responsabilité n’est pas passé auprès des employés. « Ubisoft, c’est une grosse boîte où tu n’as pas un pouvoir décisionnel énorme. La balle est dans votre camp, ça veut dire "je n’en ai rien à faire ". C’est comme ça que les gens le prennent, comme un message de "j’ai coulé le bateau, démerdez-vous pour le renflouer". En fait non ! » s’agace Pierre-Étienne Marx.

Une centaine d’employés se sont mis en grève dans plusieurs studios de l’entreprise en France. Ils réclamaient des négociations salariales et s’opposent à certaines décisions stratégiques du groupe, responsables selon eux des mauvais résultats. Solidaires informatique et le STJV s’étaient par exemple opposés à la décision d‘Ubisoft de se lancer sur le marché du NFT en 2021 (technologie qui permet d’acquérir des œuvres immatérielles), considéré par les syndicalistes comme une bulle spéculative. Contacté par basta!, Ubisoft n’a pas souhaité réagir à cette grève.

En septembre 2022 c’est devant la plénière annuelle du studio parisien Don’t Nod que se sont réunis des membres du syndicat pour une diffusion de tracts, afin d’exiger des augmentations de salaire et dénoncer une surcharge de travail.

Un secteur entre burn-out et bore-out

« Ce qui revenait très souvent avec les employés, c’était la non-prise en compte de nos problèmes : des équipes en sous-effectif, des surcharges de travail, avec en même temps la multiplication de projets. On avait des gens en burn-out ou en bore-out [syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui], ce qui traduit bien une très mauvaise gestion de la production », s’indigne Mathilde*, qui a quitté Don’t Nod depuis. Des revalorisations salariales ont eu lieu en début d’année dans cette entreprise, mais pas suffisantes pour le syndicat, qui parle d’une « victoire en demi-teinte ».

Comme tout syndicat, le STJV propose une aide juridique aux salariés du secteur. Sophie Clocher, avocate spécialisée en droit du travail est l’une des conseils attitrés de l’organisation. Dans ses dossiers, trois défis reviennent régulièrement : les problèmes de sous-classification salariale, c’est-à-dire de faire travailler quelqu’un en dessous de son niveau de compétence ; la discrimination des femmes en matière de rémunérations ; et le harcèlement moral ou sexuel.

Parfois, ces trois difficultés s’additionnent. « L’un des plus gros problèmes de cette industrie, c’est la sous-qualification. Ce sont des gens qui ont un bac+5, parfois des diplômes d’ingénieur, et qui se retrouvent "techniciens employés" alors qu’ils devraient être classés au niveau cadre. Donc, machinalement, ils sont sous-payés », explique l’avocate.

Milieu très masculin, le jeu vidéo ne compte que 22% de femmes, selon le baromètre 2021 du secteur réalisé par le Syndicat national du jeu vidéo, qui représente le patronat. « J’ai beaucoup de dossiers de femmes qui, à poste égal, sont moins bien payées que les hommes, notamment lorsqu’elles dirigent des équipes », soutient Sophie Clocher.

Plainte pour harcèlement sexuel institutionnel

Enfin, et c’est l’un des problèmes qui a fait le plus de bruit dans la presse, la question du harcèlement est omniprésente dans ses dossiers. « Il y a parfois des ambiances extrêmement néfastes, des personnalités en roue libre, des insultes au milieu des open spaces, l’humour graveleux, du harcèlement sexuel, avec un déni total », dit encore l’avocate du syndicat. Une plainte pour harcèlement sexuel institutionnel a d’ailleurs été déposée contre Ubisoft par le syndicat Solidaires informatique en 2021. Plusieurs cadres incriminés ont été démis de leur fonction, mais certains sont restés en poste.

Pour Marc Rutschlé, représentant syndical de Solidaires chez Ubisoft, le harcèlement sexuel est un problème structurel dans l’entreprise, et non le fait de quelques individus. Une affirmation confirmée par Sophie Clocher, qui parle d’une « culture du harcèlement ».

Mais Ubisoft est aussi l’arbre qui cache la forêt. La France compte près de 700 studios de jeu vidéo, avec près de 8000 employés. Si tous ne sont pas concernés par ces problèmes - Sophie Clocher traite une trentaine de dossiers par an -, les petits studios ne sont pas non plus épargnés. « Les gros studios ont même tendance à se conformer plus rapidement à la loi », témoigne l’avocate.

Le rapport de force s’installe

Malgré un tableau plutôt sombre, Axel Buendia, directeur de L’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (ENJIM), la seule école publique de jeu vidéo en France, située à Angoulême, croit qu’un changement de culture peut avoir lieu. « Il y a quand même une vraie progression, les dérives qui ont pu être soulevées par la presse ont été corrigées, tout n’est pas réglé, mais il y a une volonté de faire mieux », défend-il.

Axel Buendia explique ces changements notamment par la nécessité des studios de rester attractifs.« Les étudiants sont de plus en plus regardants sur les sociétés où ils vont travailler. Certaines ont mauvaise réputation, ce critère entre de plus en plus en compte », décrit-il.

Jeune syndicat hyperactif, le STJV a encore besoin de temps pour marquer son empreinte sur le secteur. Le rapport de force se construit doucement, entreprise par entreprise. Aucune discussion n’a pour l’instant été ouverte entre le STJV et les représentants du patronat du jeu vidéo sur des enjeux qui pourraient toucher l’ensemble des salariés de l’industrie, comme les salaires, les heures supplémentaires ou le harcèlement. Contactée à plusieurs reprises sur ce sujet, l’organisation patronale du jeu vidéo n’a pas donné suite à nos demandes d’entretiens.

Simon Mauvieux

Photo : Dans une école de design de jeux vidéos au Canada. CC BY 2.0 Vancouver Film School via flickr.