Dans une tribune publiée dans Le Monde le 15 juin, une quinzaine d’économistes, d’intellectuels de droite et d’entrepreneurs s’insurgeaient contre une éventuelle modification du code civil concernant les sociétés commerciales, qui leur demanderait de prendre en compte l’intérêt général et le « bien commun » [1]. Ils estiment que cette modification renforcerait le pouvoir de l’État et porterait atteinte à la propriété privée, présentée comme le rempart du faible contre le fort. Une vision fort éloignée de la réalité d’un État français qui, depuis des années, protège la propriété privée des moyens de production en maintenant artificiellement la valorisation des entreprises par une régression sociale acharnée.
Dans le récent débat sur la finalité de l’entreprise, certains proposent de modifier à la marge la définition de la société commerciale, dont l’objectif exclusif était la mise en valeur du capital, en y intégrant désormais la notion de conformité avec le bien commun. Cela a déclenché une réaction de la part de ces économistes, chef d’entreprise et philosophes – dont Luc Ferry et Michel Onfray. « On commence par le bien commun et on finit par le Comité de salut public », écrivent-ils. Leur tribune commence par questionner les notions de bien commun et d’intérêt général en indiquant que ceux qui les définissent sont « ceux qui ont le pouvoir ». Nous ne pouvons qu’être d’accord sur la mystification qu’opèrent ces notions, souvent définies par un État qui se prétend souverain et dont le caractère démocratique est largement discutable. Pourtant, c’est ce même État qui joue aujourd’hui un rôle essentiel dans le maintien de la propriété privée des moyens de production.
Dans le cadre de l’évolution financière du capitalisme, la valeur des entreprises est désormais déterminée par les perspectives de dividendes qu’elles offrent aux actionnaires. Ceci explique que depuis quelques décennies, les gouvernements de gauche comme de droite, souhaitant stimuler les investissements, ne cessent de pratiquer des politiques de réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée afin d’augmenter les dividendes versés aux actionnaires, en trahissant parfois les engagements pris lors d’une campagne électorale.
La réalité de la propriété privée contemporaine ne serait-elle pas plutôt plus proche de celle du film En guerre ?
À l’inverse, si un gouvernement pratique une politique progressiste de hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, la valorisation de ces sociétés sera en péril et par là-même, le fondement de la propriété privée des moyens de production. Par ailleurs, les signataires utilisent un vieil argument éculé du libéralisme : le droit de propriété serait le moyen pour le faible de se protéger des puissants, que ceux-ci soient des agents privés mieux dotés en pouvoir ou l’État censé représenter une majorité qui imposerait sa volonté sans limite aux minoritaires. « Le droit de propriété […] protège […] le petit paysan contre le grand propriétaire terrien, l’auteur contre le copiste, l’inventeur contre le profiteur, l’entrepreneur contre le rentier. » Le choix de ces exemples contient un biais fondamental : dans tous ces cas, les propriétaires sont des individus qui travaillent grâce à cette propriété et jamais des propriétaires qui obtiennent des revenus grâce au travail des autres, ce qui est pourtant le cas le plus général.
La défense simultanée de la liberté d’entreprendre et de la propriété privée est un exercice pour le moins délicat… Dans la majeure partie des cas, les propriétaires de l’entreprise sont des personnes morales ou physiques ne travaillant pas dans l’entreprise, qui prélèvent une partie de la richesse produite par les salariés. La réalité de la propriété privée contemporaine ne serait-elle pas plutôt plus proche de celle du film En guerre de Stéphane Brizé dans lequel une multinationale décide de fermer une usine et de licencier 1100 personnes au simple motif que l’entreprise ne dégage pas assez de profit ?
Aux notions de « bien commun » et d’intérêt général, nous y opposerons un droit fondamental à construire, un droit qui garantisse à toutes et tous un emploi et des revenus décents, un droit qui permette une véritable liberté d’entreprendre qui serait garantie à tous les individus et non aux seuls détenteurs de capitaux. L’accès à la ressource, le refus de l’exclusion, tel doit être le fondement de ce droit. Après des décennies de libéralisme et de chômage de masse, il n’y a plus rien à attendre d’une quelconque libération de l’offre qui permettrait un retour de la croissance. Ces recettes ont déjà été tentées et aboutissent toujours à échanger le chômage contre la précarité, ce que les exemples britannique et allemand nous ont largement montré.
À l’investissement des actionnaires, opposer l’alternative d’un secteur financier socialisé
Les seules solutions envisageables sont celles qui portent sur le partage du travail comme des revenus. Diverses options sont ouvertes telles que la réduction du temps de travail, le revenu universel, la sécurité sociale professionnelle, la péréquation des revenus, le salaire à la qualification. Nul doute qu’une telle politique est de nature à mettre définitivement en péril la valorisation financière des entreprises et par là-même la propriété privée des moyens de production. Peut alors s’ouvrir une nouvelle période, une période dans laquelle les salarié.e.s, dans bien des cas épaulé.e.s par les usager.e.s, seront appelé.e.s à se substituer aux actionnaires dans la conduite des entreprises, ce qui est déjà une réalité dans les sociétés coopératives de production (Scop). C’est ici que s’ouvre une véritable liberté d’entreprendre qui intéresse la totalité de la population. À l’investissement des actionnaires, il convient d’opposer l’alternative d’un secteur financier socialisé qui fournirait aux entreprises des crédits pour financer leurs actifs.
La population pourrait alors déterminer les grandes orientations de l’économie en répartissant les crédits en enveloppes d’investissements pouvant correspondre à des finalités (transition énergétique, mobilité, outil industriel…), des modalités de crédit (crédit simple remboursé sur plusieurs années, ligne de crédit pour financer un besoin en fonds de roulement, apports pour financer de la recherche et développement) ou encore une politique volontariste d’investissements dans certains territoires défavorisés.
Face à la propriété privée des moyens de production que défendent d’une façon passéiste et biaisée nos quinze signataires, il est temps qu’émerge une économie des communs : des auto-institutions de citoyen.ne.s qui adoptent des règles pour gérer ensemble une ressource existante ou à construire. Une entreprise où l’entreprise est intégralement financée par un secteur financier socialisé qui permet de faire disparaître la notion de fonds propres et donc de propriétaires. Une entreprise qui devient un commun que dirigent conjointement salarié.e.s et usager.e.s.
Benoît Borrits
Auteur de Au-delà de la propriété, pour une économie des communs
La Découverte, 2018.
Photo de une : des salariés de l’usine Fralib en Provence, lors de l’ouverture de la coopérative en mai 2015 / CC Jean de Peña, Collectif à vif(s).