Sous les cendres de la désillusion sociale et d’une contre-révolution menée à pas feutrés par l’actuelle coalition de droite au pouvoir, les braises du soulèvement tunisien de 2011 se sont remises à crépiter. L’espace d’une semaine, dans tout le pays, manifestations et affrontements entre la police et des militants souvent très jeunes se sont multipliés, précédant de quelques jours les festivités du dimanche 14 janvier, marquant l’anniversaire de la révolution. Déclenchées par l’annonce de nouvelles mesures d’austérité budgétaire et de hausse des prix contenues dans la loi de finance 2018, les protestations ont pris de l’ampleur dans de nombreuses villes. La plateforme d’information indépendante tunisienne Nawaat recensait mercredi 10 janvier des protestations dans pas moins de 16 gouvernorats différents.
Comme lors du soulèvement, il y a très exactement sept ans, contre le régime autoritaire de l’ex-président Zine al-Abidine Ben Ali, provoquant sa fuite vers l’Arabie Saoudite et inaugurant la séquence des révolutions arabes, les manifestants s’en sont pris dans plusieurs villes à des institutions étatiques. Dans la soirée du 10 janvier, à Thalah, près de la frontière algérienne, le bâtiment de la sécurité nationale a ainsi été incendié. Mardi soir, une supermarché de l’enseigne française Carrefour a également été pillé dans la banlieue sud de Tunis.
Plus de 800 arrestations, un manifestant tué
Des affrontement se sont déroulés dans le nord-ouest, ainsi qu’à Kasserine dans le centre du pays, région déshéritée considérée comme le berceau de la révolution, où des manifestants ont tenté de bloquer des routes. A Sidi Bouzid, où Mohammed Bouazizi s’était immolé par le feu le 17 décembre 2010, embrasant à sa suite l’ensemble du Moyen-Orient, des affrontement ont également été signalés, tandis que plusieurs dizaines de chômeurs se sont rassemblés dans le centre-ville le 11 janvier à midi. La grande journée de manifestation du vendredi 12 n’a cependant pas eu l’ampleur escomptée par les militants.
Du côté du pouvoir, la réaction a d’abord été répressive, rappelant les heures sombres de la dictature. Le gouvernement tunisien a déployé l’armée dans les principales villes du pays, pour protéger certains bâtiments sensibles. Selon les autorités, plus de 800 personnes auraient été arrêtées au cours de la semaine, dont 328 sur la seule journée du mercredi 10 janvier. Plusieurs dizaines de policiers auraient été blessés. Un manifestant, Khomsi Yeferni, a été tué dans la nuit de lundi à mardi à Tebourba, à 30 km à l’ouest de Tunis.
« Toute la colère accumulée depuis la révolution »
Mais derrière la protestation contre l’austérité budgétaire, la hausse des prix et de la TVA, contreparties à une nouvelle tranche d’aide accordée au pays par le Fond monétaire international, le malaise apparaît plus profond. L’intellectuel Sadri Khiari, militant « décolonial » en France, mais aussi membre-fondateur du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT) et d’Attac-Tunisie, observe : « Ce qui s’exprime actuellement dans la rue, c’est toute la colère accumulée depuis la révolution ».
L’adoption en 2014 d’une constitution démocratique censée tourner définitivement la page d’une dictature qui monopolisait l’ensemble des leviers du pouvoir politique et économique – autour du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti unique du président Ben-Ali – n’a semble-t-il pas suffi à transformer le pays. Les principales revendications du mouvement révolutionnaire de 2011, tournées vers l’emploi et vers une plus juste répartition des richesses jusqu’alors accaparées par les clientèles du régime, n’ont jamais été satisfaites depuis.
La jeunesse en première ligne
« Les jeunes et les moins jeunes qui descendent dans la rue appartiennent pour la plupart aux classes populaires (...), en particulier celles des régions et des quartiers marginalisés depuis des décennies, relève encore Sadri Khiari. L’exaspération sociale dont témoignent ces mouvements est cependant bien plus large. La baisse constante du pouvoir d’achat, la dégradation du niveau de vie, la déliquescence croissante du service public, l’incertitude quant à l’avenir concernent également les classes dites moyennes. »
Une partie des récents rassemblements a été organisée par le collectif « Fech Nistanaou » (Qu’est-ce qu’on attend ?), dont plusieurs dizaines de membres ont été arrêtés dans les villes de Sousse, Tunis, Sfax, Ben Arous et Bizerte [1]. Composé d’activistes, de blogueurs, de jeunes membres de partis de la gauche tunisienne (notamment le Front populaire), ou encore de syndicalistes étudiants, le collectif a diffusé un manifeste énumérant ses revendications, parmi lesquelles la suspension de la loi de finances 2018, une couverture sociale pour les chômeurs, des logements pour les familles modestes, ou la mise en œuvre d’une véritable stratégie de lutte contre la corruption.
« Il est temps de réaliser les objectifs de justice sociale de la révolution »
Les appels de Fech Nistanaou semblent avoir joué un rôle moteur dans le déclenchement de l’actuelle vague de protestation. « Il y a eu une transition politique, avec des élections libres, déclarait Henda Chennaoui, l’une de ses porte-parole interrogée par RFI. Maintenant, nous attendons le changement économique que nous réclamons depuis le début ! Il est temps de réaliser les objectifs de justice sociale de la révolution. Nos dirigeants n’ont plus d’excuse. On va leur mettre la pression : il faut renverser le rapport de force. » [2]
Mais les acteurs de la société civile tunisienne sont également préoccupés par de nouvelles attaques du pouvoir contre les libertés fondamentales, et par ce qu’ils considèrent désormais comme une volonté du gouvernement de restaurer le régime présidentialiste et autoritaire en vigueur avant la révolution, dans le sillage des contre-révolutions égyptienne et syrienne, qui donnent actuellement la tonalité au niveau régional.
Les réseaux de la dictature de retour aux affaires ?
Une partie des membres du collectif Fech Nistanaou est issue d’une précédente campagne, « Manich Msameh » (Je ne pardonne pas), visant à empêcher l’adoption d’une loi dite de « réconciliation administrative », finalement promulguée au mois d’octobre par le président conservateur Béji Caïd Essebsi. Cette nouvelle législation très contestée octroie l’amnistie aux fonctionnaires tunisiens coupables de corruption, et ce pour des faits éventuellement commis depuis... 1955.
Considérée comme un retour en arrière, la loi passe mal auprès d’une partie de la population. Une pétition lancée en décembre par 250 personnes – universitaires, enseignants, journalistes, associatifs, médecins... – dénonce en outre le retour aux affaires de cadres du RCD, officiellement dissout mais « dont les réseaux, écrivent les auteurs du texte, se sont réorganisés, puis [ont] repris leur expansion, gangrénant l’administration, la justice et les médias, sans oublier les partis politiques ».
« Le pays tend à retomber dans ses anciens travers autoritaires »
Reposant sur une alliance parlementaire entre Nidaa Tounes, formation dans laquelle l’establishment s’est réorganisé après la révolution, et le parti islamique conservateur Ennahdha, l’actuel gouvernement formé en septembre 2017 est en partie composé d’anciens membres du RCD. Autre signe inquiétant : le président Essebsi, dans une interview récente, s’en est pris au régime parlementaire naissant ainsi qu’à la Constitution issue du processus révolutionnaire, qu’il envisage de réviser pour donner plus de poids à l’exécutif au détriment des contre-pouvoirs. Le président tente également de reporter les élections municipales prévues pour 2018.
Dans un rapport daté du 11 janvier, intitulé « Endiguer la dérive autoritaire en Tunisie », l’International Crisis Group (ICG), think tank œuvrant à la prévention des conflits, confirme cette tentation contre-révolutionnaire : « Le pays tend à retomber dans ses anciens travers autoritaires, en raison notamment du manque de volonté politique des deux partis pivots de la coalition au pouvoir à mettre en œuvre la Constitution de janvier 2014 de manière effective. »
Tout en émettant des réserves quant à la possibilité qu’une telle entreprise de restauration de l’ancien-régime aboutisse [3], le think thank suggère que « les décideurs politiques tunisiens doivent s’engager à renforcer les institutions (...). Ils doivent mettre en place la Cour constitutionnelle, les instances constitutionnelles indépendantes et organiser les élections municipales de 2018, déjà reportées à de nombreuses reprises. » Le rapport souligne également la nécessité d’un « accroissement de l’autonomie du parlement ». Tout le contraire des orientations esquissées par le président Essebsi, lui-même formé à l’école de l’ancien Régime et à son pouvoir ultra-centralisé.
Promesses de mesures sociales, sans plus de précision
Dimanche 14 janvier, jour anniversaire des sept ans de la révolution, Béji Caïd Essebsi a effectué une visite surprise dans les faubourgs populaires de Tunis. Une opération de communication destinée à marquer la prise en compte par le pouvoir des revendications sociales exprimées la semaine dernière. Le gouvernement a également promis une série de mesures sociales, sans plus de précisions officielles sur leur contenu effectif, de même que sur les moyens consacrés.
Ce qui ne suffit pas à convaincre les acteurs de la société civile : « Ce sont des calmants, destinés à apaiser le climat », juge Alaa Talbi, directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), interrogé par Bastamag. L’ONG est très active dans le mouvement social tunisien. « Mais les gens attendent des changements plus profonds, poursuit-il. En matière de travail, de services publics, de justice sociale. Aucune déclaration ne suggère que les mesures d’austérité de la loi de finance pourraient être modifiées. »
« Défendre le pays, la Constitution et les libertés »
Le mouvement va-t-il se poursuivre ? « Il y a de nouveaux appels pour les semaines qui viennent, relève Alaa Talbi. Mais il est important que les forces sociales soient capables de rouvrir le débat sur les revendications issues de la révolution, et de porter des alternatives. Le risque, c’est que les Tunisiens finissent par ne plus croire au changement. Ils ont déjà perdu confiance dans le gouvernement actuel, et dans sa capacité à poursuivre la révolution. »
Les 250 signataires de la pétition du 17 décembre appellent quant à eux les tunisiens à s’unir pour « Défendre le pays, la Constitution et les libertés ». « Nous disposons à présent d’adversaires précisément identifiés, écrivent-ils. Nous pouvons nous rassembler contre eux, combattre leur projet rétrograde (...). Le devoir de résistance ne relève pas des seuls partis d’opposition, il concerne toutes les Tunisiennes et tous les Tunisiens attachés à leur pays et à leurs libertés, conquises au prix du sang des jeunes générations. »
Thomas Clerget
Photo : manifestation en soutien à l’élaboration de la nouvelle constitution démocratique (2013) / CC Amine Ghrabi.