Le département des Côtes-d’Armor collectionne les médailles. Il figure en tête de peloton pour la production de poules pondeuses, en seconde position pour la production de porcs, et en troisième pour celle de lait. Fait moins connu dans ce département rural : le nombre d’incidents lors des contrôles dans le milieu agricole s’accroît depuis plusieurs mois. Le 30 juin, six agents de contrôle de l’inspection du travail ont décidé d’exercer leur droit de retrait. « Plusieurs incidents, relevés par nos collègues du secteur agricole, me font penser qu’il y a des risques pour ma vie, ma sécurité, ma santé physique et/ou mentale », écrivent-ils dans une lettre adressée à la Direccte de Bretagne (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) que Basta! a pu consulter.
Le dernier incident remonte au 6 mai 2020. Ce jour-là, un agent vient inspecter les conditions de travail des salariés intervenant sur le chantier de construction d’une porcherie. Ce n’est pas l’éleveur porcin, propriétaire du bâtiment, qui est visé par le contrôle mais bien les entreprises qui interviennent sur le chantier. L’exploitant agricole prend néanmoins l’inspecteur du travail à partie, en l’outrageant. « C’est moi qui vous paye », tonne t-il ; « vous faites un boulot de con ». Le traitant successivement de « parasite pour la société », de « branle-cul » et de « cancer », il l’oblige à quitter le chantier avant la fin du contrôle : « Vous prenez votre voiture et vous vous barrez », « vous dégagez ». L’agent quitte le chantier et alerte sa hiérarchie. Il rédige un procès-verbal transmis au Parquet pour délit d’outrage et d’obstruction, puis se rend chez son médecin qui le met en arrêt de travail.
Des menaces verbales aux agressions physiques
Huit semaines plus tard, l’auteur des faits n’a toujours pas été auditionné par la gendarmerie, ce qui conduit plusieurs agents à exercer leur droit de retrait. Ce n’est pas la première fois que les délais sont anormalement longs pour effectuer les auditions ou procéder aux enquêtes concernant des « agriculteurs délinquants », déplore un militant de l’Union syndicale Solidaires des Côtes-d’Armor, qui souhaite rester anonyme. « Le terme de "délinquant" est reconnu par le Code du travail lorsqu’il y a effet d’obstacle et d’outrage à un contrôle », précise-t-il. « L’auteur des faits a finalement été auditionné en juillet, plus de deux mois après l’incident. C’est choquant ! » Les policiers qui se font insulter bénéficient en général d’instructions bien plus rapides…
Le 21 juin 2018, deux inspecteurs du travail se rendent dans une entreprise de ramassage de volailles, alertés par un salarié sur les conditions de travail. Assez vite, la visite se corse. L’exploitante agricole, qui emploie plusieurs salariés, frappe violemment l’un des deux inspecteurs dans le dos, et profère des menaces physiques : « Je sais qui vous êtes, on se retrouvera ». Avec son véhicule, elle empêche les deux agents de contrôle de quitter la cour de l’exploitation et fait venir sur les lieux les salariés afin que ceux-ci prennent à partie les inspecteurs du travail. « Les agents se sont sentis pris au piège, ils ont pensé que leur vie était en danger. Ils ont eu beaucoup de mal ensuite pour remonter. Il y avait heureusement un salarié qui a raisonné ses collègues, sans quoi ça aurait dégénéré. C’est très traumatisant. »
Les deux inspecteurs du travail ont respectivement bénéficié de neuf jours et six jours d’ITT (incapacité temporaire de travail). « La gérante a été entendue par la gendarmerie trois semaines après les faits », commente un membre du conseil national du syndicat Sud Travail. « Malgré la gravité des faits, elle a simplement été convoquée par le vice-procureur. Cela s’est terminé par 200 euros de dommages et intérêts pour chacun des agents alors qu’il y a eu une agression ! »
« Cette impunité renforce le sentiment d’insécurité »
Des auditions qui traînent, des sanctions mineures, une absence de poursuite par le Parquet... Dans un tract que nous avons pu consulter, une intersyndicale de l’unité Direccte des Côtes-d’Armor, note une « complaisance de l’administration et de la justice à l’égard des auteurs de faits de violence issus du monde agricole à l’encontre des agents de l’inspection du travail » [1]. Les certificats médicaux qui attestent des coups physiques ou du préjudice moral subi n’y changent rien.
« Les outrages existent aussi dans le secteur non agricole mais en général les affaires sont traitées "normalement" avec des auditions immédiates, des poursuites effectives par le Parquet et des condamnations réelles », observe le militant de Solidaires. « Là, le milieu agricole est traité complètement différemment », tant par l’administration que par les forces de police et la justice. « Cette impunité renforce le sentiment d’insécurité des agents de contrôle qui vont sur le terrain "avec la boule au ventre" ! Les agents sont marqués, c’est compliqué d’y retourner, ils craignent de subir une nouvelle agression. Il n’y a pas de condamnation à la hauteur des faits. Les agents se sentent un peu abandonnés. »
En plus de porter atteinte à la santé et à la sécurité des fonctionnaires du ministère du Travail, cette complaisance met les salariés des secteurs agricole et agro-alimentaire en danger, alors même que les conditions de travail y sont très rudes. Les demandes d’interventions par les salariés auprès de l’inspection du travail sont nombreuses. Nombre d’entreprises de ce secteur comptent peu de salariés, et donc pas de représentant du personnel. « L’inspection du travail est souvent le seul et dernier rempart. Si les agents ne peuvent pas faire les contrôles, des salariés vont continuer de vivre des conditions de travail déplorables. » La baisse des effectifs dans l’inspection du travail concourt à cette situation. Dans les Côtes-d’Armor, le nombre d’agents de contrôle est passé de 21, en 2013, à 16 désormais, dont trois couvrant l’agriculture et l’agroalimentaire.
« Sabotage et lenteur judiciaire »
Une affaire a particulièrement marqué les inspecteurs du travail du département. En janvier 2015, une de leurs voitures de service est sabotée à l’issue d’un contrôle dans une serre de tomates. Trois écrous manquent à la roue arrière, le quatrième est à moitié dévissé. Alors qu’ils ont pris la route, c’est un automobiliste qui leur fait signe de s’arrêter. « C’est un événement dont les conséquences auraient pu être dramatiques », souligne le militant de Solidaires. Pour les deux inspecteurs, l’origine de ce sabotage est claire : il ne peut s’agir que du propriétaire des lieux qu’ils viennent de quitter [2].
À l’époque déjà, l’enquête est diligentée avec peu d’empressement. L’exploitation agricole est sous vidéosurveillance mais les gendarmes attendent le mois de mars pour demander à voir les images. Ces dernières ont disparu, effacées automatiquement par le système vidéo. Le relevé d’empreintes sur l’enjoliveur n’est effectué qu’en juin, soit quatre mois après les faits. L’affaire est finalement classée par le Parquet en juillet 2015. Le même mois, Manuel Valls, alors Premier ministre, adresse une circulaire aux préfets, leur demandant, en substance, de ralentir le rythme des contrôles sur les exploitations agricoles.
La préfecture, main dans la main avec le milieu agricole
Les tensions entre agriculteurs et agents de l’État se poursuivent cependant. En septembre 2016, une inspectrice se rend sur une exploitation de haricots cocos. Les ramasseurs y étaient payés à la tâche, ce qui est illégal. Elle vient donc vérifier que l’accord trouvé avec les organisations syndicales pour une rémunération conforme à la législation est bien respecté. Le producteur refuse de présenter les documents demandés. « L’agriculture est en pleine crise, arrêtez de nous emmerder avec vos contrôles », crie t-il. L’inspectrice décide d’interrompre le contrôle en précisant qu’il recevra un courrier. Après être remontée dans son véhicule de service, elle se rend compte qu’une voiture grise, sortie du champ qu’elle vient de quitter, la suit. La poursuite dure environ quinze minutes sur les routes de campagne. Convoquée, la femme de l’agriculteur reconnaîtra avoir suivi l’inspectrice du travail en voiture.
Un an plus tard, le syndicat patronal réunissant notamment les producteurs de cocos en Bretagne, fait paraître un article dans la presse régionale reprochant le trop grand nombre de contrôles dans la filière « cocos ». En réclamant que les salariés soient payés conformément à l’accord, les inspecteurs du travail « mettraient en danger la profession », écrivent-ils en substance. Le préfet des Côtes-d’Armor se rend alors sur une exploitation de cocos et évoque le « droit à l’erreur » pour les producteurs. « Le "droit à l’erreur" vaut pour l’administration fiscale, précise le syndicaliste de Solidaires. Si l’on prouve que l’erreur a été commise de bonne foi, on n’est pas sanctionnés. Mais ce n’est pas applicable à l’inspection du travail. En l’occurrence, l’inspection du travail n’est pas sous l’autorité du préfet, on ne subit pas d’influence. Mais là on a été contredit, il y a un problème de cohérence », souligne le militant de Solidaires.
Ce parti pris de la préfecture se confirme début juillet 2020. En déplacement pour faire un point d’étape sur le plan de lutte contre la prolifération des algues vertes, la préfète de Région déclare : « Nous serons toujours à vos côtés. On ne laissera pas les agriculteurs se faire critiquer. »
« On a tous en mémoire le drame de Saussignac »
Le droit de retrait exercé par les agents de contrôle fin juin 2020 n’est pas une première. Ils l’avaient déjà exercé à la suite du sabotage du véhicule de service en 2018. À l’époque, le directeur régional ne conteste pas ce droit. Un plan d’actions est même établi par les membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Parmi les points listés : une rencontre avec le Parquet. Deux ans plus tard, cette rencontre n’a toujours pas eu lieu. Le plan prévoyait également que l’administration communique sur les outrages et obstacles, qu’elle informe sur les sanctions encourues. « Cela aurait un effet dissuasif, mais elle ne l’a toujours pas fait. »
Pire : considérant que la situation de danger grave et imminent ne peut être invoquée, la Direccte a contesté le droit de retrait déposé en juin dernier. Après leur avoir demandé de reprendre leur activité, la directrice a décidé de constituer un groupe pour « travailler à la recherche de solutions adaptées ». Les organisations syndicales demandent à ce que le plan d’actions validé deux ans plus tôt soit enfin mis en œuvre.
« C’est un dialogue de sourds. Les agents sont toujours dans une situation de danger. On a tous en mémoire le drame de Saussignac. On a peur d’arriver à cette extrémité » alerte le membre de Sud Travail. Le 2 septembre 2004, à Saussignac en Dordogne, une contrôleuse du travail et un agent du service de contrôle de la Mutualité sociale agricole, Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, sont assassinés alors qu’ils venaient contrôler les conditions de travail dans une exploitation. Leur meurtrier, un agriculteur, Claude Duviau, les a tués avec un fusil. « L’administration ne prend pas les mesures nécessaires pour prévenir. Un danger grave existe. Ce qu’on demande, c’est le droit de travailler sereinement, en sécurité. »
Sophie Chapelle
Dessin : Rodho