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Forbiddenstories, un site pour poursuivre les enquêtes qui ont coûté la vie ou la liberté à des journalistes

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par Laurent Richard

Partout dans le monde, des journalistes perdent la vie ou sont privés de liberté pour avoir révélé des informations. La plateforme « Forbidden stories » (histoires interdites), qui vient d’être lancée par Freedom Voices Network avec Reporters Sans Frontières, vise à poursuivre les enquêtes de ces journalistes assassinés ou menacés. Et à envoyer ainsi un signal : « Même si vous parveniez à stopper le messager, vous ne tuerez pas le message ». Le journaliste Laurent Richard, fondateur de Forbiddenstories, en détaille les enjeux.

L’assassinat de Daphne Caruana Galizia, le seize octobre dernier à Malte nous rappelle à quel point la liberté d’informer est un bien fragile, y compris au sein même de l’Union Européenne. La journaliste maltaise est morte dans l’explosion de sa voiture quelques minutes seulement après avoir quitté son domicile. Pour l’heure, il est difficile de savoir qui se cache derrière ce crime, tant Daphne Galizia avait d’ennemis à force d’investigations et de révélations courageuses sur la corruption endémique qui frappe l’île depuis des décennies.

Le gouvernement maltais doit a présent faire toute la lumière sur cette tragédie. Mais c’est à nous, journalistes, de faire en sorte que cette disparition n’en entraîne pas une autre. C’est à nous de continuer, ensemble, le travail de Daphne Galizia et d’assurer la survie de ses enquêtes.

Cela fait un peu plus de quinze ans que je réalise des documentaires d’investigation. J’ai couvert plusieurs conflits comme celui du Cachemire en 2002 ou plus récemment les lignes de front face à Daech en 2015. Je me suis souvent rendu dans des pays où la liberté de la presse n’existe pas, comme l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan… Mais c’est un évènement survenu au cœur de la capitale qui a bouleversé ma vie.

Continuer le travail si jamais il arrivait quoi que ce soit

Le 7 janvier 2015, mes voisins de palier, les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo ont été abattus par deux membres d’Al Qaeda au Yemen. Par chance, je suis arrivé quatre minutes après la fuite des deux terroristes. Immédiatement, avec d’autres collègues de Premières Lignes, la magnifique agence de presse où je travaille, nous avons fait tout ce que nous pouvions pour aider les survivants de ce carnage. Des hommes et des femmes qui comme nous, aimaient informer les autres. Cette attaque terroriste, survenue dans mon propre environnement, m’a convaincu que plus que jamais il fallait défendre le journalisme.

De cette expérience est née l’idée de créer un réseau international de journalistes en charge de poursuivre et de publier les enquêtes menées par des confrères arrêtés ou assassinés. Notre association Freedom Voices Network regroupe de grands noms de l’investigation comme le journaliste allemand Bastian Obermayer, prix Pulitzer 2017 pour avoir révélé les Panama Papers, Edouard Perrin qui mis à jour les Luxleaks , Fabrice Arfi, Elise Lucet, Lynette Clemetson, Khadija Ismayilova, Jean Pierre Canet, Jules Giraudat, Rémi Labed, et bien d’autres.

Grâce au soutien formidable de Reporters Sans Frontières, nous continuerons et publierons ces « histoires interdites » qui ont coûté la vie ou la liberté à nos confrères via, de nombreux médias partenaires et sur le site forbidden stories. Cette plateforme propose également aux journalistes en danger de mettre à l’abri les éléments de leurs enquêtes via des moyens de communications sécurisés comme l’application « open source » Signal, les mails chiffrés, ou le logiciel SecureDrop élaboré par la fondation d’Edward Snowden. Ainsi, nous serons en mesure de continuer le travail si jamais il arrivait quoi que ce soit.

Le meurtre d’un journaliste où qu’il survienne dans le monde ne doit jamais être considéré comme un fait divers isolé. En tuant le messager, les prédateurs de la presse s’attaquent à ce qui constitue le pilier de nos démocraties : la liberté de la presse. Quand un journaliste est prêt à risquer sa vie pour une information, il est de notre devoir d’être prêt à poursuivre son travail, car bien souvent ces « histoires interdites » contiennent des informations vitales pour nos sociétés.

Du journalisme collaboratif

En mai dernier Javier Valdez, l’un des journalistes mexicains les plus respectés du pays, est mort pour avoir enquêté sur le cartel de Sinaloa. Ce cartel dont le chiffre d’affaire annuel dépasse les trois milliards de dollars exporte de la cocaïne, de l’héroïne et du cannabis dans 56 pays du monde, dont la France.
Seymour Hezi, lui, est emprisonné en Azerbaïdjan depuis plus de trois ans pour avoir travaillé, entre autre, sur ce que l’on appelle poliment la « diplomatie du caviar », un scandale de corruption international qui vise l’Azerbaïdjan et de nombreuses personnalités politiques de l’Union Européenne.

Daphne Galizia enquêtait elle sur des schémas de commissions occultes et de corruption via des structures offshores mettant en cause des dirigeants maltais.

Pour garder en vie ces enquêtes, le journalisme collaboratif est notre seule arme possible.

Il y a exactement 41 ans, en 1976, le journaliste Don Bolles périssait lui aussi dans l’explosion de sa voiture à Phoenix dans l’état d’Arizona aux états unis. Don Bolles enquêtait sur une affaire de corruption impliquant un entrepreneur local. Dès le lendemain, trente huit journalistes de vingt huit journaux et radios sont venus des quatre coins des Etats Unis pour terminer, ensemble, le travail de Don Bolles.

En poursuivant le travail de ceux qui ne peuvent plus le mener, nous enverrons un message fort aux ennemis de la presse. « Et même si vous parveniez à stopper le messager, vous ne tuerez pas le message. »

Laurent Richard

Laurent Richard, journaliste d’investigation à Premières Lignes Télévision et fondateur du site forbiddenstories, lancé cette semaine depuis Washington. Un projet mené par Freedom Voices Network avec Reporters Sans Frontières.

 Le site Forbidden stories