Fukushima, 10 ans après

Contaminations radioactives : « Au Japon, s’inquiéter revient à s’opposer au gouvernement »

Fukushima, 10 ans après

par Adèle Cailleteau

Au-delà des conséquences sanitaires et économiques, une catastrophe nucléaire comme celle de Fukushima a aussi des conséquences sociales et démocratiques. Christine Fassert s’est penchée sur ces dernières dans le cadre du projet de recherche franco-japonais Shinrai. Entretien.

Basta! : Sur quel cadre le gouvernement japonais s’est-il appuyé pour gérer l’accident nucléaire de Fukushima ?

Christine Fassert [1] : Le gouvernement japonais a mis en place un dispositif de zonage dont l’objectif principal est de localiser la radioactivité, en définissant des zones. Le gouvernement s’est appuyé sur le cadre réglementaire établi par les deux grandes institutions nucléaires internationales que sont l’AIEA (Association internationale pour l’énergie atomique) et la CIPR (Commission internationale de radioprotection) [2]. D’après la CIPR, la meilleure solution n’est pas forcément d’atteindre la dose de radioactivité la plus faible mais de faire « plus de bien que de mal » avec les mesures de radioprotection. Il s’agit de mettre sur un même plan les inconvénients causés par une exposition aux radiations avec ceux liés à des mesures de protection comme l’évacuation.

La mesure phare a été de relever le seuil de radioactivité de 1 à 20 mSv/an (le millisievert, mSv, est l’unité de mesure utilisée pour mesurer l’impact des rayonnements sur le corps humain) pour définir les zones à évacuer. Comment le gouvernement a-t-il fait ce choix ?

La CIPR recommande de fixer la dose maximum pour le public à 1 mSv/an en temps normal et prévoit qu’en cas d’accident, ce seuil puisse être relevé. Les autorités se sont basées là-dessus et ont justifié leur choix à partir d’arguments scientifiques insistant sur la non-dangerosité des faibles doses de radioactivité – ce qui ne fait pas consensus. Le choix des 20 mSv/an a cristallisé une partie des critiques adressées au gouvernement, y compris en son sein. C’est après cette décision que le conseiller spécial en radioprotection du cabinet du Premier ministre, le professeur Toshiso Kosako, démissionne en larmes à la télévision : « Si j’approuvais cette décision, je ne serais plus un chercheur. Je ne voudrais pas que mes enfants soient exposés à de telles radiations. »

Mais cette décision a aussi été motivée par des critères sociaux et économiques. L’IRSN a par exemple calculé que si un seuil à 10 mSv/an avait été choisi, 70 000 habitants de la ville de Fukushima, située à 50 km de la centrale, auraient dû être évacués, ce qui aurait engendré un coût important ainsi qu’un message symbolique fort. Un enjeu majeur dans la gestion de la crise a été de montrer qu’un accident nucléaire n’avait pas de conséquences irrémédiables. Et les Jeux olympiques prévus à Tokyo en 2020 (repoussés en raison de la pandémie, ndlr) auraient pu être l’occasion d’effacer encore un peu plus l’accident.

Comment s’est traduite cette politique de zonage pour les populations vivant à proximité de la centrale ?

Il y a eu au total plus de 160 000 personnes déplacées, contraintes ou de leur plein gré. Plusieurs zones ont été définies : des zones considérées comme difficiles pour le retour, très proches de la centrale. Dans les zones un peu moins touchées, le gouvernement a mené une politique très ambitieuse de décontamination avec l’idée de faire revenir le maximum de personnes au plus vite. Mais la définition de ces zones est très arbitraire car la radioactivité ne s’arrête pas à la limite fixée sur la carte.

Le village de Kawauchi a par exemple été coupé en trois zones avec des dates de levée de l’ordre d’évacuation différentes, entraînant des droits à compensation différents pour une situation radiologique sans doute comparable. Quand les autorités ont estimé que les évacués pouvaient revenir, les habitants des villages décontaminés n’ont plus touché d’indemnités, même ceux qui ne voulaient pas rentrer. La catastrophe a énormément amplifié les inégalités sociales et entraîné des ruptures, des disputes, des interrogations, des jalousies.

Vous avez établi des catégories en fonction du comportement des habitants face au retour. Quelles ont été les différentes attitudes ?

Il y a des personnes qui sont revenues, d’autres qui veulent revenir plus tard, certaines jamais. Beaucoup de personnes âgées souhaitaient revenir, retrouver leur maison et quitter les hébergements temporaires et souvent inconfortables où elles ont dû se réfugier après l’accident. En revanche, la situation est tout à fait différente pour les familles avec de jeunes enfants. Beaucoup s’inquiétaient.

Certaines sont revenues, mais sous la pression. Je me souviens d’une jeune maman dont le mari était employé municipal. Elle aurait aimé que son mari revienne travailler à la mairie de Kawauchi, tout en continuant de vivre à quelques dizaines de kilomètres, à Koriyama. Mais on lui a dit qu’il fallait montrer l’exemple, qu’il n’était pas dangereux de vivre dans cette zone. Elle est revenue mais s’inquiète énormément pour ses enfants. Pour ceux qui sont revenus, la vie n’est plus la même, parce qu’une décontamination n’est jamais totale : on gratte, on enlève la terre, on la met dans des sacs et on les emporte ailleurs. Au début, les sacs étaient même à l’entrée des villages. Une forêt ne se décontamine pas par exemple, donc la relation à la nature est tout à fait différente. Un maître d’école nous disait en 2018 que beaucoup d’enfants n’allaient plus à l’école à pied, qu’ils n’allaient plus se promener en forêt.

La perception du danger de la radioactivité a-t-elle fait irruption dans le débat public ?

Les radiations et leurs dangers sont devenus un sujet tabou et très politique. S’inquiéter, juger la situation radiologique dangereuse est revenu à s’opposer au gouvernement. À l’inverse, ne pas trop s’inquiéter et accepter de vivre avec « un peu » de contamination, c’est se conformer à la vision gouvernementale. Cette scission est en partie une conséquence de la politique menée : le gouvernement a beaucoup utilisé le terme de « rumeurs néfastes » (fuhyo higai) par exemple, pour décrédibiliser toute inquiétude liée aux radiations.

En avril 2011, le conseiller chargé de la gestion du risque de radioactivité à Fukushima Shunichi Yamashita dit aux habitants : « Tant que vous souriez, les radiations ne vous atteignent pas. Les radiations atteignent les gens qui s’inquiètent. Cela a été prouvé par expérimentation animale. » Cette phrase est-elle à l’origine d’une perte de confiance de la population dans les autorités ?

Cette déclaration a été beaucoup reprise, parce qu’elle est particulièrement énorme. Mais c’est tout un contexte qui est à l’origine de cette perte de confiance. Avec ma collègue Reiko Hasegawa, nous avons mené des entretiens et demandé aux habitants : à quel moment précis avez-vous perdu confiance envers les autorités ? Beaucoup évoquent une autre phrase, répétée sept fois par le porte-parole du gouvernement Yukio Edano : « Le niveau actuel de radiation n’a pas d’effet immédiat sur votre santé. » Le propos n’est pas scientifiquement faux mais la formulation contient un élément rassurant qui est perçu comme hypocrite. De façon plus générale, certains citoyens ont l’impression que les scientifiques et experts qui parlent au nom du gouvernement sont des goyo gakusha, un néologisme qui désigne des scientifiques inféodés au pouvoir.

Est-ce que l’accident de Fukushima remet en cause la gestion post-accidentelle après une catastrophe nucléaire ?

L’attitude des populations a remis en cause deux implicites qui constituent le cadre de la radioprotection. D’une part que l’attachement au territoire serait inconditionnel et d’autre part que les risques seraient commensurables, qu’on pourrait les comparer et mettre en balance avantages et inconvénients à revenir sur le territoire contaminé. L’expérience a montré que certains jeunes parents préfèrent quitter un territoire contaminé pour protéger leurs enfants, parce qu’il est hors de question de leur faire courir le moindre risque.

Au-delà de ces deux points, l’accident de Fukushima a mis en évidence un conflit de légitimité. Il y a d’un côté des institutions comme la CIPR ou la AIEA qui considèrent être en mesure de définir le cadre de la radioprotection et s’appuient pour cela sur le principe « As low as reasonably achievable » (« aussi bas que raisonnablement possible »). Reasonably signifiant que ce ne sont pas seulement des critères de santé qui sont pris en compte, mais aussi des critères qui incluent le « raisonnable », par exemple des critères économiques. Face à cela, d’autres promeuvent une approche fondée sur les droits individuels de la personne. C’est par exemple le cas du rapporteur spécial de l’ONU Anand Grover qui a fait un rapport sur la gestion post-accidentelle en 2013 [3]. Ma collègue Reiko Hasegawa a montré que cette approche par les droits de l’homme existe déjà, c’est celle de la sécurité humaine. Elle aurait pu être utilisée, mais elle n’a pas été retenue.

Propos recueillis par Adèle Cailleteau

En photo : un checkpoint à une vingtaine de kilomètres de la centrale nucléaire, en mai 2011 /
CC Warren Antiola

Notes

[1Christine Fassert est socio-anthropologue, spécialiste des risques. Elle a travaillé au sein de l’Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN) de 2012 à juin 2020, où elle a coordonné le projet Shinrai, qui s’intéresse aux conséquences éthiques, sociales et politiques de l’accident nucléaire de Fukushima. Christine Fassert et Reiko Hasegawa ont publié en 2019 un rapport de leur activité, consultable en ligne. En juin 2020, Christine Fassert a été licenciée par l’IRSN pour « insubordination récurrente » et « comportement inadapté ».

[2La CIPR est l’organisation non-gouvernementale internationale sur laquelle repose presque toutes les réglementations nationales et internationales en termes de radioprotection. Ses membres sont choisis par cooptation. L’AIEA est quant à elle une organisation internationale sous l’égide de l’ONU, qui cherche à promouvoir les usages pacifiques de l’énergie nucléaire.

[3Dans son rapport, Anand Grover écrit par exemple : « Les recommandations de la CIPR sont basées sur les principe d’optimisation et de justification, selon lesquels toutes les actions du gouvernement doivent maximiser les bénéfices sur le détriment. Une telle analyse risque-bénéfice n’est pas en accord avec le cadre du droit à la santé, parce qu’elle donne la priorité aux intérêts collectifs sur les droits individuels. » (paragraphe 47 du rapport consultable en ligne).