Silicon valley

Face à Google, Facebook et aux géants de la Silicon Valley : la révolte qui vient ?

Silicon valley

par Alexis Moreau

Les géants de la Silicon Valley – Google, Apple, Facebook, Amazon, et Microsoft – sont confrontés depuis quelques mois à des grèves et des pétitions émanant de leurs propres salariés, à des appels au démantèlement lancés par des élus du Congrès, à des amendes en cascade dans plusieurs pays… Certains se prennent à rêver de la « fin » des Gafam.

Les pères fondateurs de la Silicon Valley ont dû se retourner dans leur tombe. Le royaume californien des « Gafam » (acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) , connu pour son apathie sociale et son aversion envers les syndicats, est secoué par une effervescence inédite : des salariés ont débrayé, signé des pétitions, claqué la porte avec fracas pour les plus remontés…

Cette colère ne va pas de soi. Pourquoi se rebiffer lorsqu’on passe, à tort ou à raison, pour les salariés les plus heureux de la planète ? Les revendications concernent le management et les stratégies des directions. En avril 2018, 3000 employés de Google ont adressé une lettre à leur PDG, dans laquelle ils l’exhortent à abandonner le Projet Maven. Ce partenariat top secret, dont l’existence a fuité dans la presse, prévoit la mise à disposition de l’armée des États-Unis d’un outil d’intelligence artificielle développé par Google : le Pentagone pourrait s’en servir pour affiner l’analyse d’images captées par ses drones et améliorer l’efficacité de ses frappes au sol. Les salariés invoquent les valeurs professées par l’entreprise (« Don’t be evil », ne faites pas le mal) et s’alarment des conséquences pour la réputation de Google. Acculée, la direction finit par annoncer abandonner Maven.

L’affaire sonne le tocsin de la mobilisation. Mais en juin 2018, ce sont cette fois des salariés de Microsoft qui dénoncent la fourniture de technologies de traitements de données à la police aux frontières. Dans la foulée, des employés d’Amazon s’insurgent contre la vente d’un logiciel de reconnaissance faciale à la police états-unienne. Puis en août, des salariés de Google exigent l’arrêt du projet Dragonfly, une version chinoise censurée de son moteur de recherche. À la fin de l’année, des milliers d’employés de la firme défilent dans plusieurs villes du monde contre le versement de parachutes dorés à des dirigeants accusés de harcèlement sexuel.

Un « mouvement social » inédit chez les cols blancs

Cette fronde a surpris Fabien Benoit, auteur d’un livre enquête sur la Silicon Valley : « A l’époque où j’y étais, c’était les cols bleus qui se mobilisaient : les employés de cantine de Facebook qui cumulent trois jobs pour survivre, les agents de sécurité, les chauffeurs…Bref, les prolétaires du numérique. Cette fois, c’est au tour des cols blancs, et on assiste même à des tentatives de syndicalisation. La Tech Workers Coalition veut par exemple fédérer cadres et employés au sein d’un même collectif. Les choses sont en train de bouger ! »

Ce mouvement fissure le « pacte social » sur lequel s’est construit la Silicon Valley, paradis libertarien cimenté par l’hyper-individualisme et le culte du profit. Sociologue au CNRS, Olivier Alexandre remonte le fil : « Dès le début, les patrons de la Silicon Valley ont tenté de solidariser capital et salariat, à travers des outils spécifiques. C’est le cas des stock-options, par exemple, qui lient le destin de l’entreprise et de ses salariés. Dans un marché du travail où les « talents » n’ont qu’à traverser la rue pour trouver du boulot, les entreprises sont dans l’obligation de fidéliser les salariés. Du coup, les travailleurs de la Silicon Valley ont conscience d’avoir les meilleures conditions de travail du monde. »

Ingénieur logiciel chez Google et dessinateur de BD satiriques à ses heures perdues, Manu Cornet s’estime de fait « mieux traité que la plupart des terriens » : « Les salaires moyens tournent autour de 150 000 dollars bruts par an (environ 135 000 euros), auquel s’ajoutent de nombreux avantages : nous avons des salles de jeu, des snacks et boissons illimitées, des bus d’entreprise et une bonne couverture santé. Bref, on n’a pas à se plaindre ! »

« L’ambiance est à la désillusion »

Mais, même les snacks et des salles de jeu ont commencé à perdre de leur charme. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump a marqué une première rupture. Sa politique anti-immigrés a heurté la Silicon Valley et son armée d’ingénieurs d’origine étrangère. « Cela a été un choc moral, assure Olivier Alexandre. Ces gens qui s’intéressaient peu à la politique nationale ont été confrontés à ses dures réalités : certains se sont retrouvés expulsés. » Par ailleurs, les scandales impliquant les géants de la tech (comme Cambridge Analytica) ont mis à mal l’idéalisme de salariés convaincus d’œuvrer au bien de l’humanité : tous ont conscience de marchandiser nos données personnelles, mais ils avaient jusque-là l’impression de le faire honnêtement ! Enfin, le mouvement « Me Too » a, comme ailleurs, accéléré la prise de conscience des enjeux d’égalité femmes-hommes.

Reste à savoir jusqu’où peut aller la fronde. « L’ambiance est à la désillusion, confie Manu Cornet. Comme la plupart de mes collègues, je suis entré dans cette boite pour avoir un impact positif sur la société. Or, les affaires de type Maven ne cadrent pas avec cet idéal. J’espère sincèrement qu’on continuera à se mobiliser à l’avenir, si jamais d’autres projets répréhensibles voient le jour. »

Néanmoins, les principaux meneurs de la contestation ont pris la porte, se disant pour certains contraints et forcés par les directions. Les salariés oseront-ils remonter au créneau ? Par ailleurs, le mouvement reste encore minoritaire à l’échelle des trois millions d’habitants de la Silicon Valley. « J’ai du mal à croire qu’à eux seuls, les salariés de la Valley puissent changer la donne, craint Fabien Benoit. Il faudrait que cette révolte de l’intérieur soit épaulée par l’ensemble de la société civile, c’est-à-dire par les utilisateurs des Gafam. Et que les États jouent, enfin, leur rôle ! »

Menaces de régulations étatiques

Le vent serait-il, là aussi, sur le point de tourner ? En Europe comme aux États-Unis, les Gafam se retrouvent sous les tirs croisés de régulateurs et de gouvernements qui leur reprochent à la fois leur mainmise sur nos données personnelles, leur stratégie d’évasion fiscale et leur position monopolistique. Car Amazon réalise près de 70 % des ventes de livres en ligne aux États-Unis, Google capte la plus grande partie des requêtes sur Internet en Europe. Et la firme est encore bien plus puissante que son seul moteur de recherche.

La maison mère de Google s’appelle en fait Alphabet et a une multitude de filiales : Google Maps, Google Cloud, Android, mais aussi, moins connues, Google Venture (chargée de racheter des startups), Google Capital (un fonds d’investissement), Google Nest (objets domestiques connectés), Sidewalk Lab (ville connectée, qui a le projet de construire un quartier entier à Toronto), Calico (qui travaille sur la « longévité » et le transhumanisme), Google Fiber (qui installe des infrastructures de réseaux), Verily (sur des projets de santé connectée, comme des moniteurs miniaturisés de glucose pour le diabète ou des lentilles de contacts microélectroniques…).

Bref, Google est en expansion. Mais le 9 septembre, la justice états-unienne a ouvert une enquête anti-trust conter Google. En mai 2018, l’organisation française La Quadrature du Net a engagé une action de groupe contre Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft pour leur pratiques en matière de données personnelles. Facebook a de son côté fait face ces dernières années à plusieurs amendes de différentes autorités européennes, pour pistage illicite. Par exemple, en 2017, la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a infligé à Facebook 150 000 euros d’amende et l’agence espagnole de protection des données a décidé d’une amende de 1,2 million d’euros. La Commission européenne a elle aussi sanctionné Facebook, pour atteinte au droit de la concurrence avec le rachat de WhatsApp. L’amende était de 110 millions d’euros.

Mais pour les Gafam, toutes ces menaces ne se valent pas. « Au regard de leur chiffre d’affaires, les amendes sont dérisoires, d’autant que ces entreprises ont largement le temps de les provisionner, rappelle Julien Pillot, chercheur en économie et stratégie. Les Gafam craignent davantage les remèdes concurrentiels (sanctions pour abus de position dominante infligées, notamment, par la Commission européenne). Il y a dix ans, Microsoft a été obligé par Bruxelles d’arrêter d’imposer par défaut son moteur de recherche Internet Explorer aux acheteurs de Windows et de leur laisser le choix de navigateurs concurrents. Résultat, le poids mondial d’Internet Explorer a décru de manière tendancielle. »

L’hypothèse du démantèlement

Aux États-Unis, certains prétendants à la présidentielle veulent frapper plus fort qu’une simple enquête pour position de monopole. La sénatrice démocrate Elizabeth Warren en appelle au démantèlement des Gafam, citant des précédents fameux : en 1911, par exemple, la Cour suprême avait imposé le démantèlement en 34 sociétés indépendantes de la Standard Oil, monstre fondé par John D. Rockefeller qui raffinait environ 90% du pétrole américain. En 1982, c’est le géant des télécoms AT&T qui avait été scindé en sept entreprises concurrentes. Le schéma proposé par Elizabeth Warren conduirait à « défaire » plusieurs achats/fusions emblématiques : Facebook se verrait obligé de se séparer d’Instagram et de WhatsApp ; Google abandonnerait YouTube ; Amazon renoncerait à Whole Foods (supermarchés bios) et Zappos (géant de la chaussure)...

Séduisante sur le papier, l’hypothèse soulève néanmoins de nombreuses questions technico-juridiques – Il sera vraisemblablement plus complexe de démanteler un géant du numérique que la Standard Oil -, mais aussi politiques : aux États-Unis, certains s’inquiètent de laisser le champ libre aux « Gafam » chinois. Mais pour les militants les plus en pointe sur le sujet, ce démantèlement ne constituerait qu’une avancée, non une fin en soi : après tout, même « séparés », WhatsApp ou Facebook jouiraient encore d’un pouvoir immense.

L’urgence de développer et s’approprier des alternatives aux Gafam

Historien des sciences et acteur du logiciel libre, Christophe Masutti réclame d’agir sans attendre un futur démantèlement : « Du point de vue des politiques publiques, il faut cesser de traiter avec les Gafam des contrats qui nous rendent pieds, poing et portefeuille lié à des firmes américaines pour ce qui concerne nos services publics : éducation, santé et armée. Pour mener à bien de telles politiques publiques, il faut inscrire dans les appels d’offre la préférence pour des logiciels libres et/ou en open source (dont le code source est ouvert). »

Au-delà de ce type de mesures, le chercheur plaide pour une révolution culturelle : « Nous avons besoin d’une culture du numérique qui soit suffisamment mature dans la population pour ne plus dépendre de services qui font un usage déloyal des données et conforment les usages. Ce qu’on appelle le capitalisme de surveillance, au-delà de l’asservissement économique, crée aussi une dépendance numérique. »

Bref, pour les militants du numérique, démanteler les géants de la Silicon Valley ne suffira pas. L’émancipation des utilisateurs suppose l’essor des alternatives aux Gafam : réseaux sociaux décentralisés, logiciels libres, ou encore moteurs de recherche respectueux de la vie privée. Pour la plupart, ces alternatives existent déjà. il reste à les promouvoir.

Alexis Moreau

 Dessins : Rodho

 Photo : Leesean (CC BY-SA 2.0)