Environnement

De Venise à Corfou, la Mer Adriatique sous la menace de nouveaux forages pétroliers

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par Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin, Simon Rico

Le Monténégro se voit déjà en futur« Koweït des Balkans ». La Croatie envisage des plateformes pétrolières au large de ses superbes îles. L’Albanie agite les cadeaux fiscaux pour attirer géologues et foreurs. La Mer Adriatique va-t-elle changer de visage pour s’ouvrir aux compagnies pétrolières et gazières ? Au risque de sacrifier son attrait touristique et de vivre sous la menace d’une marée noire qui, dans cette mer fermée, aurait des conséquences dévastatrices. Écologistes et citoyens commencent à se mobiliser.

Les vacanciers n’ont pas encore envahi les ruelles étroites de la ville de Pula, tout au sud de l’Istrie (Croatie). Sur la place centrale, quelques clients prennent le soleil aux terrasses des cafés. On aperçoit au loin les grues du chantier naval Ugljanik qui dominent les vielles bâtisses vénitiennes. Mais Dušica Radojčić, la présidente de l’organisation écologiste Zelena Istra (« Istrie verte »), n’a guère le temps de profiter de la douceur printanière. La jeune quadragénaire est à la pointe de la mobilisation contre les projets de prospection et d’exploitation des hydrocarbures en Mer Adriatique. « Il y a quelques mois encore, la majorité des Croates étaient favorables aux forages, selon les enquêtes d’opinion. Ils faisaient confiance aux arguments économiques avancés par le gouvernement, explique-t-elle. Depuis, nous avons multiplié les réunions d’information et la population est en train de changer d’avis. Les pêcheurs et les professionnels du tourisme sont, bien sûr, les premiers à avoir pris conscience du danger ».

Le gouvernement croate rêve de voir le pays devenir un nouvel Eldorado gazier et pétrolier. Le 2 janvier, il a dévoilé la liste des compagnies qui pourront explorer durant cinq ans les fonds marins de l’Adriatique à la recherche de gaz et de pétrole : le croate INA, l’autrichien OMV, l’américain Marathon Oil, l’italien ENI et le britannique Med-Oil-Gas. Dix zones de 1000 à 1600 km² ont été attribuées le long des côtes, à seulement dix kilomètres du continent et à six kilomètres des îles. « Pourquoi a-t-on autorisé une exploration si près des îles, qui ont toutes un environnement particulièrement fragile ? Personne ne le comprend », s’indigne Dušica Radojčić.

Le Monténégro, futur « Koweït des Balkans »

L’existence de gisements de carburants fossiles est connue de longue date dans la région. L’Italie et la Yougoslavie ont commencé à exploiter le gaz naturel du nord de l’Adriatique dès les années 1960, et quinze plateformes gazières sont toujours en exploitation au large de l’Istrie, à une quarantaine de miles au sud-ouest de Pula. Plus au sud, le plateau continental recèlerait également du pétrole, au large de Dubrovnik, tout près des parcs naturels des îles de Mljet et de Lastovo.

La bouche de Kotor (Monténégro)

Les voisins de la Croatie ne sont d’ailleurs pas en reste. Le gouvernement monténégrin, bien décidé à lancer la prospection, avance depuis plusieurs années la présence d’importants gisements pétroliers en face de la péninsule de Prevlaka et de la Bouche de Kotor. Il serait question de réserves de l’ordre de sept milliards de barils, mais les conditions d’exploitation n’ont jamais été précisées. Les autorités de Podgorica rêvent elles aussi de voir leur pays, rongé par la corruption, devenir un « Koweït balkanique ». Problème : selon la Constitution adoptée en 2007, le Monténégro est officiellement devenu « un État écologique ». Un argument de poids pour les écologistes, fermement opposés à la reprise des forages à proximité des côtes. « Pouvez-vous imaginer l’impact sur le tourisme et ce que nous appelons ’notre beauté sauvage’ ? », fulmine Nataša Kovačević, coordinatrice de l’ONG Green Home.

Avantages fiscaux en Albanie

En Albanie, on s’intéresse également à la manne pétrolière depuis plusieurs décennies. Le champ de Patos-Marinza, au sud du pays, est d’ailleurs le site on-shore le plus important du continent européen, même si, depuis la fin du communisme, la plupart des derricks s’écoulent dans la montagne. Quant à la raffinerie de Ballsh, elle est connue comme un haut lieu de trafic de brut. C’est par elle que transitait, dans les années 1990, une bonne part des carburants vendus par l’Irak dans le cadre du programme « pétrole contre nourriture », ainsi que l’essence destinée à la Serbie, alors frappée par un embargo international. Plus récemment, en juin 2012, l’Albanie a accordé à la société Emanuelle Adriatic Energy Ltd., enregistrée à Chypre et filiale de l’israélienne ILDC, une concession de recherche et d’exploitation des hydrocarbures sur une large zone de 5070 km² dans partie sud de l’Adriatique, malgré le conflit qui l’oppose à la Grèce dans la délimitation de ses eaux territoriales.

Voilà qui n’a pas pas empêché le Premier ministre Edi Rama d’annoncer début mars l’ouverture « d’un nouveau chapitre de l’histoire de la gazéification de l’Albanie ». Une phase d’exploration va commencer dans 13 zones déjà identifiées. Pour inciter les compagnies étrangères à s’installer, Tirana a consenti toute une série d’avantages sonnants et trébuchants : exonération totale de TVA pendant la phase d’exploration et durée de concessions allongées à 30 ans pour l’exploitation. Les sommes mobilisées dans les hydrocarbures représenteraient 40% du total des investissements étrangers et, selon les estimations des experts locaux, les réserves albanaises en pétrole et gaz s’élèveraient à 400 millions de tonnes.

Pas d’étude d’impact environnemental en Croatie

C’est cependant en Croatie que les projets sont le plus avancés, malgré la ferme opposition des défenseurs de l’environnement. « Nous rejetons ces projets pour des questions de sécurité : des accidents sont toujours possibles et ils pourraient avoir des conséquences dramatiques pour le milieu naturel. Une exploitation ’normale’, même sans accident, entraine déjà des nuisances visuelles et un certain niveau de pollution. Or il ne faut pas oublier que l’Adriatique est une mer fermée », explique Bernard Ivčić, de l’ONG Zelena Akija de Zagreb, qui a créé un réseau d’organisations réunies sous le label « SOS pour l’Adriatique ». « En Croatie, aucune étude d’impact environnemental n’a été menée, elle sera à la charge des entreprises concessionnaires, qui minimiseront bien sûr les risques », souligne-t-il.

La ville et la baie de Pula (Croatie)

La dynamique des courants marins est bien connue en Adriatique : ils remontent le long de la côte orientale pour redescendre la rive italienne, chargés de la pollution des grandes villes du nord – Rijeka en Croatie, Trieste et Venise en Italie – et des industries de la plaine du Pô. Pour l’instant, malgré l’incurie environnementale, la quasi-absence de traitements des déchets et les fréquents dégazages, les eaux albanaises, monténégrines et croates restent relativement propres. Néanmoins, la moindre pollution survenant en Adriatique-sud affecterait immédiatement l’ensemble des îles dalmates, l’Istrie et le golfe de Venise.

Développement industriel ou risque pour le tourisme ?

Le gouvernement croate et les industriels de l’énergie balayent pourtant d’un revers de la main les inquiétudes des écologistes et des professionnels du tourisme. Pour eux, le transit de 4000 pétroliers par an, qui longent les côtes croates pour filer vers les grands ports du nord de l’Adriatique, représente un bien plus grand danger que l’installation de quelques plateformes en mer. « Une catastrophe est toujours envisageable », reconnaît Igor Dekanić, professeur à l’École des mines de Zagreb, « mais l’industrie pétrolière est très expérimentée, elle peut réduire les risques au minimum. Jusqu’à présent, il n’y a jamais eu d’accident lié aux hydrocarbures en Adriatique ». Pour l’universitaire, pas de doute, ces forages sont un atout pour le pays, notamment en termes d’activité économique.

Un argument de poids dans une Croatie en crise. Membre de l’Union européenne depuis le 1er juillet 2013, en récession constante depuis 2008, elle présente le plus fort taux de chômage des 28 pays membres, après la Grèce et l’Espagne – 18% de la population active et 45,5% des jeunes. Dans ce contexte, toute initiative industrielle serait donc bonne à prendre. Zagreb risque pourtant de scier l’une des principales branches de son économie, le tourisme. À ceux qui assurent que la Croatie ne peut pas miser uniquement sur la trop courte saison d’été, Bernard Ivčić rétorque que le pays devrait engager sa transition vers une « économie verte ». « Nous ne tirons que 2% de notre énergie électrique du soleil et du vent. C’est un secteur qui pourrait créer beaucoup d’emplois », explique le responsable de l’ONG Zelena Akija. Les écologistes soulignent en outre que le gouvernement n’a jamais communiqué d’informations sur les bénéfices réels que Zagreb pourrait tirer de l’exploitation des gisements fossiles.

Le village de Perast, dans la baie de Kotor (Monténégro)

Le professeur Dekanić reste prudent. « Il ne faut pas rêver, la Croatie ne va pas devenir une nouvelle Norvège. Au mieux, nous pourrions satisfaire nos propres besoins en gaz naturel et peut-être en pétrole. Le seul vrai avantage, c’est de se trouver à la frontière de l’Union européenne dans une zone géopolitiquement stable. » L’universitaire reconnaît d’ailleurs que la plus grande menace qui pèse désormais sur ce projet tient moins aux mobilisations écologistes qu’à la chute du prix du pétrole, passé d’environ 110 dollars le baril à tout juste 60 en moins d’un an, qui pourrait compromettre la rentabilité des projets croates. « Le contexte économique est loin d’être favorable et, avec les élections législatives qui doivent se tenir à la fin de l’année, tous les partis politiques du pays se trouveront de bonnes raisons de s’ériger en protecteurs de l’environnement pour s’attirer les faveurs des électeurs. »

Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin et Simon Rico

Photos : © Laurent Geslin.
Photo de Une : Chantier naval de Pula