« On n’est pas assez pour défendre notre usine demain matin ! Qui peut venir nous aider ? » Makis lève les bras au ciel. Face au quinquagénaire à la barbe poivre et sel, une assemblée d’une quinzaine de personnes assises à l’ombre des platanes, sur la place de l’Agora à Thessalonique, deuxième ville du pays. Trois d’entre-elles travaillent à Vio Me, l’usine autogérée de savons écolos devenue un symbole du mouvement autogestionnaire grec. Les autres sont des soutiens. « Nous avons besoin de gens qui n’ont pas déjà des soucis judiciaires ! On a lancé des appels depuis des semaines, mais on ne sait toujours pas sur qui on peut compter ! »
Le crépuscule tombe, les rues bruissent de passants et la ville sort lentement des lourdes chaleurs de la mi-juin. La réunion reste étrangement calme. Si Makis est inquiet, il ne le montre pas. Pourtant, les ouvriers jouent gros : le lendemain matin, le 20 juin, leur usine sera mise aux enchères, vendue au plus offrant - une banque ou un investisseur. À force, ils ont fini par s’y habituer : ils occupent illégalement leur site depuis pas moins de huit ans, et bloquent sa revente depuis quatre ans.
« S’ils ne peuvent pas, nous pouvons ! »
Tout commence en 2011. La maison-mère de Vio Me, Philkeram Johnson, une entreprise grecque de fabrication de carrelages fondée en 1961, autrefois florissante, dépose le bilan. Les 70 salariés de Vio Me, qui fabriquent de la colle pour carrelages, sont privés de salaires ou licenciés. L’usine fait faillite dans la foulée. Une histoire banale, dans un pays plombé par les politiques d’austérité. Mais cette fois, les travailleurs refusent le clap de fin et décident d’écrire de nouveaux chapitres.
À l’assemblée de Thessalonique (© Raphaël Goument)
Organisés depuis 2006 dans un syndicat très déterminé, l’Union des travailleurs de Vio Me, 45 d’entre eux occupent le site à partir l’été 2011. « À cette époque, on exigeait seulement le paiement de nos de salaires ! », se souvient l’un d’eux, Dimitris, un gaillard aux yeux bleus éduqué dans une famille syndiquée. Il a commencé à travailler à 14 ans dans l’industrie textile, avant de rejoindre Vio Me. La première année, les occupants tiennent seulement grâce à leurs maigres indemnités chômage. Bientôt cela ne suffit plus : « On a multiplié les assemblées, les événements de soutien et les actions en justice. Sans résultat. On a décidé d’arrêter de revendiquer pour aller plus loin et agir nous-mêmes », poursuit l’ouvrier avec des gestes énergiques. La suite ? Elle est résumée sur son tee-shirt, aux couleurs de l’usine – rouge, noir, gris. On y lit leur credo, devenu incontournable : « Occuper, Résister, Produire ».
En 2012, les travailleurs rencontrent de lointains collègues des coopératives argentines autogérées depuis le début des années 2000, notamment Zanon, une fabrique de tuile tenue par 400 personnes. C’est le déclic. Fin 2012, une nouvelle assemblée décide de relancer l’activité sans patron, sous contrôle ouvrier. Le mot d’ordre ? « S’ils ne peuvent pas, nous pouvons ! »
Des savons et des lessives « écologiques »
Impossible de redémarrer l’ancienne production. La demande dans le secteur du BTP s’est effondrée avec la crise, et les coûts de production sont trop élevés. Des savons et des lessives « écologiques » remplacent ainsi la colle pour carrelage : la demande est forte, la production plus simple. « Ça nous permettait aussi d’utiliser la matière première la plus proche de nous : l’huile d’olive. On se fournit chez une dizaine de producteurs locaux, justifie Dimitris. On a commencé avec une première recette, puis on a continué à chercher sur Internet, à se former en étant aidé par le mouvement de soutien. » Chez eux, pas de direction « recherche et développement », mais l’expérimentation, au risque des ratés. « Au début, leurs produits étaient vraiment de mauvaise qualité. Impossible de laver les vêtements avec ! », sourit Marcellina, soutien de la première heure.
En six ans de production, les apprentis savonniers ont progressé. Ils commercialisent aujourd’hui une quinzaine de produits ménagers au sein des réseaux militants de centres sociaux, squats et épiceries coopératives : savons à base de lavande, lessive, détartrant, produit lave-vitre, ou encore crème pour le visage.
« Au début, ça a été un choc culturel. On n’avait plus à prendre les ordres de personne ! »
Pour mieux comprendre leur histoire, il faut aller rendre visite aux travailleurs, et s’armer de patience. La zone est éloignée du centre-ville, coincée entre l’aéroport international et les enseignes tapageuses d’une immense zone commerciale. Au bout d’un chemin bordé d’arbres et de buissons, il faut se signaler à l’interphone afin d’espérer voir s’ouvrir le large portail métallique. Menacé d’expulsion à tout moment, le lieu est gardé jour et nuit depuis huit ans. Sur la friche de treize hectares trônent d’immenses hangars en apparence vides et décrépis. Sur l’un d’eux, un graffiti : « Les usines appartiennent à ceux qui y travaillent ». Ce dimanche, Dimitris est là pour nous accueillir, tandis que deux de ses collègues déchargent de l’huile d’olive d’un vieux camion.
L’ouvrier est intarissable sur leur histoire, qu’il est visiblement habitué à partager. « Au début, ça a été un choc culturel. On n’avait plus à prendre les ordres de personne ! », se souvient-il dans le petit bureau étroit, tapissé d’affiches de soutien, où lui et ses collègues se réunissent tous les matins pour se répartir les tâches. « C’était difficile de s’adapter à cette nouvelle organisation collective. Aujourd’hui encore, ça n’est pas toujours évident de se mettre d’accord, mais on y travaille. » Au-delà de la prise de décision en assemblées, les ouvriers mettent un point d’honneur à ce que « tout le monde tourne » aux postes de production. Sauf pour certaines missions plus pointues comme la gestion de l’électricité ou la comptabilité.
« Notre usine, c’est un outil de lutte »
Dimitris nous embarque pour une visite au pas de course. Sur une porte blanche, l’écriteau « No entry » a été remplacé par un « No boss » rageur, doublé d’un doigt d’honneur. Derrière la porte, l’atelier où la plupart des produits ménagers sont préparés. Dans un recoin, une bétonnière un peu rouillée, « pour préparer les lessives ». Plus loin, deux vieilles machines à laver données par des soutiens pour les tester. Les postes de travail sont rangés à la va vite, dans un fouillis de bassines, de cuillères et de lessive, et le sol est collant. Le chaudron et le mélangeur, que les ouvriers ont dû racheter aux enchères, sont eux immaculés.
Ici, aucun standard n’est imposé de l’extérieur. Les ouvriers ont transformé l’outil de production à leur mesure : un mélange d’atelier de bricolage et de petite industrie, où chacun a voix au chapitre et reçoit la même rémunération. « On n’a plus besoin des cadres ni des patrons ! », assène le quadragénaire. Et pour cause : leurs anciens bureaux ont été transformés en séchoirs pour des milliers de savons parfumés – ils en produisent 1600 par semaine et en conservent 3000 en stocks.
En bas : Dimitris, au sein de l’usine (© Raphaël Goument)
« Pour nous, ici, c’est bien plus qu’une usine : c’est un espace social, un lieu de solidarité et de liberté. » À l’entrée, de grandes tables et d’imposants barbecues accueillent des banquets réguliers. Juste à côté, une « clinique sociale et solidaire » a ouvert en 2015 dans un ancien bureau. Le matériel a été donné par des soutiens en France et en Allemagne, et une dizaine de médecins bénévoles s’y relaient pour des consultations gratuites tous les mercredis à destination des ouvriers et de quelques personnes du mouvement de solidarité. Un peu plus loin, une scène de palette attend son heure. Une compagnie de Thessalonique y jouait sa dernière pièce la semaine précédente. « Des rappeurs ont aussi tourné un clip il y a quelques mois », ajoute fièrement le travailleur. Au fond du hangar, à côté d’immenses sacs de colle et de vieilles machines assoupies, des vêtements et du matériel de soutien pour les réfugiés attendent de partir vers les « points chauds ». « Notre usine, c’est un outil de lutte. »
« Aujourd’hui pour toucher 1000 euros, il faut avoir deux diplômes et parler cinq langues ! »
Avant 2011, l’usine employait soixante-dix personnes. Au début de l’aventure autogestionnaire, en 2013, les ouvriers n’étaient plus que 14. Depuis, cinq personnes ont été embauchées et ils sont maintenant 19 sur le site. Vio Me grandit lentement, avec prudence. Car les travailleurs gèrent leur affaire loin des critères habituels. Les fournisseurs, publics ou privés, sont payés d’avance pour éviter tout endettement. La plus grande partie des bénéfices sert aux éventuelles réparations du matériel, et une petite fraction seulement à l’investissement.
« Quand on a commencé, on dégageait l’équivalent de 5 euros par personne par jour travaillé. Aujourd’hui, on est monté à 20 euros, et ça augmente chaque année », calcule Dimitris. Ils gagnent chacun environ 400 euros par mois – pas plus que la maigre indemnité chômage qu’ils touchaient en 2011. « Ça nous permet de vivre avec dignité. C’est dans la moyenne des salaires depuis la crise. Du temps de l’ancien propriétaire, on touchait autour de 1000 euros. Mais les conditions de travail avec les produits chimiques étaient beaucoup plus dures et tout le monde ne bénéficiait pas de la même paie. Et aujourd’hui, pour toucher 1000 euros il faut avoir deux diplômes et parler cinq langues ! »
Un système de distribution militant, au-delà de la Grèce
Empaquetés en grandes piles sur des dizaines de palettes, des produits attendent d’être expédiés. Mais pas n’importe où. Les supermarchés classiques n’ont jamais été une option. L’illégalité de l’usine ne le permet pas, et de toutes manières les travailleurs le refusent en bloc. Vio Me a dû développer pour survivre un fort réseau de solidarité pour commercialiser ses produits en Grèce et à l’étranger. Une boutique en ligne a été ouverte, renforcée par une forte présence sur le terrain. À Thessalonique et Athènes, deux « assemblées de solidarité » se réunissent toutes les semaines depuis 2013, et se coordonnent une fois par mois avec les travailleurs via Skype. À la demande des travailleurs, elles chapeautent une partie de la diffusion dans le réseau militant. À chaque festival, concert, les mêmes scènes : une petite table installée pour y déposer les produits avec soin, un sac plastique pour faire office de caisse, la compta griffonnée à la va-vite sur un calepin.
« Aujourd’hui, quand on va dans les cuisines ou les toilettes des centres sociaux, on trouve toujours nos produits, fanfaronne Yorgios. Sans ce mouvement de solidarité, nous ne pourrions rien faire. Ce sont comme des minis Vio Me », raconte-t-il. Cinq personnes, parmi les soutiens les plus impliqués sont même employées par la coopérative pour gérer les entrepôts et la logistique commerciale à Athènes et Thessalonique.
Force est de constater que cela fonctionne. Le mouvement de solidarité dépasse aujourd’hui largement la Grèce. Les travailleurs ont organisé en 2017 les « Rencontres euro-méditerranéennes des travailleurs des coopératives », et participé à des rencontres équivalentes en Argentine. Du bout du pied, Dimitris désigne une palette de cartons en partance vers l’Allemagne : « Là, c’est pour une école et là, pour un journal. » Le pays est le plus gros importateur, suivi de près par la France où le supermarché alternatif parisien « La Louve » distribue notamment leurs produits. Vio Me exporte aussi en Italie, en Espagne, en Suisse et jusqu’en Roumanie ou en Bulgarie. « On voudrait exporter vers l’Amérique Latine, mais c’est impossible sans cadre légal. L’absence de statut freine notre développement. »
« Sur le papier, nous sommes toujours considérés comme les employés d’une entreprise en faillite »
Après huit ans de lutte, les ouvriers de Vio Me sont toujours dans l’illégalité. En 2014, ils ont créé une société coopérative qui s’est dotée d’un compte en banque. Mais elle n’est ni propriétaire ni locataire des actifs. « Sur le papier, on est toujours considérés comme les employés d’une entreprise en faillite. Depuis six ans, notre travail n’est pas reconnu », peste Makis. « J’ai 52 ans. Si l’usine fonctionnait normalement, j’aurais pu partir en retraite à 59 ans. Là, c’est l’inconnu. » Depuis 2013, les avocats mènent une bataille juridique avec l’ancienne propriétaire pour obtenir le paiement des salaires. Cette dernière a bien été condamnée, en 2014, à plusieurs années de prison, mais n’a toujours pas vu la couleur des barreaux. Ni les ouvriers celle de leur fiche de paie. La procédure traîne toujours.
En haut : Makis (© Raphaël Goument)
Ils craignent également les coupures d’électricité par le fournisseur public. « C’est déjà arrivé quatre fois, la dernière en 2016. Depuis, on a réussi à faire pression sur le gouvernement. Pour l’eau on est obligé de pomper sur la citerne d’un voisin. Tous ces obstacles nous freinent pour augmenter la production. »
Les promesses trahies du gouvernement Tsipras
Au mur du petit bureau, Dimitris pointe une photo jaunie d’Alexis Tsipras, premier ministre depuis 2015, et qui vient d’être battu aux élections législatives du 7 juillet. Le patron de Syriza avait visité l’usine lors de sa campagne électorale en 2014. « Il nous a promis de légaliser notre statut. Il nous a assuré qu’on était des travailleurs modèles, sur qui ils s’appuieraient pour leur projet économique. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. » Il n’a pas l’air de s’en offusquer. « On n’attendait rien du gouvernement de Syriza, ni du précédent. On sait très bien qu’ils privilégient toujours les propriétaires. » Inutile d’ajouter que les ouvriers n’attendent rien des élections législatives anticipées du 7 juillet, remportées par le parti de droite Nouvelle Démocratie, avec 40% des voix, contre 31 % pour Syriza, le parti de Tsipras.
« Ils n’ont pas la volonté politique de légaliser une exception. Ça aurait pu créer un précédent pour tous les autres travailleurs d’entreprises en faillite dans le pays », analyse-t-il. Semé d’embûches, le chemin choisi par Vio Me n’a d’ailleurs pas ouvert la voie à d’autres coopératives ouvrières. Les milliers de structures autogérées qui ont fleuri en Grèce après le mouvement des places de 2011 se concentraient surtout dans le secteur des services. Selon les ouvriers interrogés elles ont, pour beaucoup d’entre elles, disparu. Les tentatives de réappropriation industrielle se comptent sur les doigts d’une main. Parmi elles, seule Vio Me serait encore debout.
« Même s’ils arrivent à vendre l’usine, ça ne va pas stopper la lutte »
Pour l’heure, la principale menace est judiciaire. En 2014, une vingtaine d’anciens salariés ont réclamé la liquidation rapide des actifs de la maison-mère pour toucher les sommes dues. Depuis 2015, l’État organise chaque année une session de vente aux enchères des terres et bâtiments, pour rembourser les millions de dettes de l’entreprise. Les travailleurs ont essayé d’éviter la vente à un investisseur privé. « On a proposé une autre solution simple aux différents gouvernements : les services publics (sécurité sociale, eau, électricité) envers qui Vio Me était endettée pourraient reprendre une propriété correspondant au montant, et nous louer les locaux. Quant à nos arriérés de salaires de 2,5 millions, on pourrait les échanger contre les machines », explique Makis. Sans succès.
Alors, inlassablement, les ouvriers publient des appels à soutien, bloquent les tribunaux, envahissent les salles d’audience, campent devant le ministère du travail en essuyant les coups de la police. « Mais le prix de rachat est plus bas chaque année : ils ont commencé en 2015 à 32 millions d’euros, puis 25 en 2016, 18 en 2018. Cette fois, ils sont descendu à 12,5 millions », s’alarme Makis. Ce 20 juin, à nouveau, 200 personnes se sont rassemblées devant le tribunal. Sans réussir à bloquer les enchères. Heureusement, aucun acquéreur n’a proposé d’offre. Jusqu’à quand ? La prochaine session aura lieu en septembre.
Les ouvriers se préparent au pire, mais restent déterminés. « Même s’ils arrivent à vendre l’usine, ça ne va pas stopper la lutte. Ce qui est important, c’est de continuer le combat. Seule la lutte nous fera gagner ! », assène Makis. À ses côtés, confiant, Dimitris glisse, poings serrés : « Avec toutes les heures de notre combat depuis des années, c’est comme si on avait déjà racheté l’usine ! »
Andrea Fuori et Raphaël Goument
– Photos : © Raphaël Goument