Education

Comment le recours à des enseignants précaires et sous-payés sert à masquer la paupérisation de l’école

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par Pierre Jequier-Zalc

Les contractuels, professeurs non-titulaires, sont devenus, au fil des ans, la variable d’ajustement des problèmes structurels de l’Éducation nationale. Une précarité qui les fragilise et nuit, parfois, à la qualité même de leur enseignement.

Ils ont raté les concours d’enseignement ou n’ont tout simplement pas envie de les passer, ils se reconvertissent sur le tard après une perte de sens dans le privé ou une mauvaise expérience à l’étranger. Parmi les quelques 35 000 enseignants contractuels dans l’enseignement secondaire public que compte l’Éducation nationale [1], la diversité des profils est importante. Cette main d’œuvre, souple et précaire, est devenue depuis plusieurs années indispensable au bon fonctionnement des établissements. « C’est une variable d’ajustement, très clairement. C’est grâce à eux que le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, peut dire le jour de la rentrée que tout s’est bien passé et que chaque classe avait un prof devant le pupitre », assène Danielle Arnaud, responsable des contractuels au Syndicat des personnels de l’Éducation nationale (SNALC).

Si le recours à des enseignants non-titulaires, donc non-fonctionnaires, ne datent pas d’aujourd’hui, leur part dans les professeurs du second degré a presque doublé en dix ans. Comment expliquer cette hausse, et quelles sont ses effets ? On vous explique.

« Les profs allaient être mieux formés et la baisse de candidats ne serait que conjoncturelle... »

Ce n’est pas un scoop. Les concours d’enseignement (Capes/Agrégation) attirent de moins en moins. Même si les réalités diffèrent selon les disciplines, le constat est là : chaque année, moins de candidats tentent leur chance. Depuis quinze ans, leur nombre a presque été divisé par deux.

Une des raisons majeures réside surement dans la réforme, menée sous le mandat de Nicolas Sarkozy, de la masterisation [2] . Une réforme poursuivie et accentuée par Jean-Michel Blanquer. Auparavant, il suffisait d’une licence (BAC +3) pour s’inscrire au CAPES, désormais, il faut posséder un Master pour passer le concours à la fin de l’année du M2, soit un Bac +5. « Sur le papier, c’était très mignon, on disait que les profs allaient être mieux formés et que la baisse de candidat ne serait que conjoncturelle. Dans les faits, ça a été tout pourri » , remarque amèrement Claire Lemercier, directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po (CSO), et coautrice de La Valeur du service public, à paraître prochainement à La Découverte. « Un BAC +5 ça demande beaucoup d’investissement et d’approfondissement, ça a très certainement découragé du monde. Ceux qui ont poursuivi dans leur idée de passer les concours sont donc plutôt des gens pour qui enseigner est une vraie vocation. En parallèle, il n’y a pas eu plus de postes ouverts, et les concours sont restés exigeants. Donc pour tous ceux qui les ratent, parfois d’un rien, c’est une main-d’œuvre extrêmement qualifiée qui ne peut pas avoir le statut. Avec cette réforme, on a créé un vivier. »

De ce vivier, Celia* [3] en fait partie. Cette prof contractuelle de physique chimie a toujours voulu enseigner. « Depuis que je suis petite je veux faire ça » , souffle-t-elle. Mais les concours, ce n’est pas pour elle. « Je suis une stressée de la vie, je ne suis pas faite pour ça », rigole l’intéressée aujourd’hui. Elle les rate à deux reprises, puis décide finalement de faire un Master de nanochimie pour s’orienter dans l’ingénierie ou la recherche. « C’est à la fin de mon M2, devant mon envie d’être prof qu’on m’a parlé du système des contractuels. J’ai foncé », explique-t-elle.

« Les enseignants ont un fort niveau d’études et la rémunération ne suit pas derrière »

Dans le cas de Célia, c’est son rêve de gosse qui l’a poussée à faire le métier dont elle a toujours eu envie. Pour d’autres étudiants, notamment dans des cursus scientifiques, qui n’ont pas la vocation dans le sang, cette réforme les éloigne vite des concours. « Avec un BAC+5 ils peuvent trouver des postes avec des rémunérations au minimum deux à trois fois supérieures de ce que gagne un prof titulaire. Pour beaucoup, le calcul est vite fait », souligne Damien Besnard, du secteur non-titulaires du SNES-FSU Créteil. En maths, en lettres classiques et en allemand, près de 300 postes n’ont même pas été pourvus, faute de candidats ayant réussi les concours.

La profession d’enseignants fait aussi face à une crise d’attractivité. « Il n’y a pas un malaise mais des malaises enseignants » , souligne Anne Barrère, sociologue de l’éducation, professeure à l’université Paris-Descartes et autrice d’Au cœur des malaises enseignants. « Ils peuvent être très différents selon les contextes locaux, ça peut être le climat dans la classe, un sentiment d’impuissance de ne pas faire réussir tout le monde, un ressenti d’abandon de la part de l’institution… »

Le sujet de la rémunération, plus faible que la moyenne dans les pays de l’OCDE, est aussi régulièrement souligné. « Pour moi, le problème principal de ce manque d’attractivité c’est celui des salaires. Les enseignants ont un fort niveau d’études et la rémunération ne suit pas derrière », explique Jean-Rémi Girard, président SNALC. « La reconnaissance économique c’est aussi très important », abonde Damien Besnard, « si les salaires suivaient, on n’aurait pas cette crise d’attractivité, c’est certain. »

« J’avais toujours le sentiment de mal faire mon métier, alors j’ai dit stop »

Sur le terrain, le ressenti est le même. « J’étais à bout de nerfs », raconte Yohan*, professeur contractuel de gestion durant plusieurs années qui a récemment jeté l’éponge, « il y a une morosité ambiante ; avec le Covid on apprenait les différents protocoles par voie de presse, avec des consignes paradoxales. J’avais toujours le sentiment de mal faire mon métier, alors j’ai dit stop. »

Des concours qui ne font plus le plein, des enseignants qui partent de longs mois en arrêt maladie, cela crée des postes vacants. En parallèle, le nombre d’élèves ne baisse pas, au contraire. Depuis dix ans, le nombre d’élèves dans le secondaire public a augmenté de 230 400. Le recours aux contractuels devient alors la norme pour combler ces manques. « Au SNALC, on s’est assez vite rendu compte que la contractualisation n’était pas un épisode conjoncturel, mais bien quelque chose qui allait durer », note Jean-Rémi Girard. « Baisser le nombre de fonctionnaires ne diminuent pas les besoins qui continuent d’augmenter de manière pérenne. Mais les salaires et les créations de postes ne suivent pas. Donc on a recours à de plus en plus de contractuels » , souligne Damien Besnard.

« C’est vrai que dans le second degré, c’est parfois plus compliqué », reconnaît le ministère

Pourquoi, alors, ne pas tout simplement augmenter le nombre de titulaires ? Pour les enseignants non-titulaires, des passerelles existent pour accéder à ce statut. Au bout de trois ans d’ancienneté, s’ils sont titulaires d’une licence, ils ont accès au CAPES interne. Au bout de cinq ans, et s’ils sont titulaires d’un master, à l’agrégation interne. « J’ai passé, et encore raté le CAPES interne, il y a deux ans » , glisse Celia, « cette année, je tente l’agrégation interne, on verra bien ». Mais beaucoup ne sont pas aussi déterminés que la professeure de physique-chimie. « Je ne veux pas passer les concours », assène Jamal. « C’est un choix personnel. J’aime ce métier, mais il est fatigant, très prenant, et nos conditions de travail sont une honte. Je ne veux pas le faire jusqu’à la retraite. »

Du côté du ministère de l’Éducation nationale, contacté par basta!, on explique que la priorité a d’abord été mise sur le premier degré. « Il y a vraiment eu un effort accentué sur les primaires et les maternelles où on a priorisé les créations de postes. C’est vrai que dans le second degré, c’est parfois plus compliqué, mais on met des choses en place. » Rue de Grenelle, on souligne la hausse des heures supplémentaires défiscalisées annualisées pour compenser les suppressions de postes (l’équivalent de 1800 emplois en 2020). Cela demeure insuffisant. « Les non-titulaires sont gérés par les rectorats, donc après, selon les besoins, c’est à la liberté des académies », note-t-on au ministère.

« Il ne doit pas y avoir beaucoup de non-titulaires à Henri IV ou à Louis-Le-Grand »

Ce recours massifié aux contractuels est inégal selon les territoires. Les départements de la couronne parisienne (académie de Créteil et Versailles) et les DROM (départements et régions d’outre-mer) sont, de loin, les territoires où la part des contractuels est la plus importante. À Mayotte, plus d’un enseignant sur deux est non-titulaire. Cette part est bien moins importante dans les deux académies de la couronne parisienne (environ 12 %), mais en leur sein, les disparités départementales sont exacerbées. Si les chiffres ne sont pas donnés par l’Éducation nationale, de nombreux interlocuteurs notent que dans certains bassins d’éducation, comme en Seine-Saint-Denis, la part de contractuels est largement supérieure à la moyenne nationale. « En revanche, il ne doit pas y avoir beaucoup de non-titulaires à Henri IV ou à Louis-Le-Grand », ironise Claire Lemercier.

Cette inégalité provient notamment de l’affectation nationale des jeunes lauréats du concours. « Ils sont affectés sur l’ensemble du territoire national, donc souvent dans les académies de Créteil ou Versailles, là où il y a le plus de besoin. Mais dès qu’ils le peuvent, au bout de quatre ou cinq ans, ils retournent dans leur région d’origine », explique Damien Besnard. « Ça crée donc d’importants besoins dans les zones les plus difficiles. Pour y pallier, le rectorat utilise les contractuels qu’on balance comme par hasard dans ces zones. C’est injuste et absurde pour tout le monde. Pour eux, mais aussi pour les élèves », assène le syndicaliste. « Je travaille dans un bassin d’éducation prioritaire, et le turnover est super important », confirme Jamal, « les titulaires partent souvent vite et du coup les besoins sont énormes, et ce sont des gens du coin qui acceptent de bosser dans ces établissements, par envie ou par besoin financier. »

« Comme je ne sais jamais si je serais reconduite l’année suivante, je n’ose pas organiser des projets de long-terme »

Le recours aux enseignants non-titulaires a aussi des conséquences concrètes sur l’enseignement. « Sans préjuger de leur compétence, leurs conditions de travail nuisent à la qualité de l’enseignement », souligne Claire Lemercier. « Ils arrivent parfois en cours d’année, sans connaître l’établissement et l’équipe pédagogique, ils ne savent pas combien de temps ils vont y rester, ils ne veulent pas faire de vague pour être reconduit… Tout ça a forcément des conséquences sur la qualité pédagogique. » Une analyse confirmée sur le terrain. « Je n’ai jamais monté de projet pédagogique interdisciplinaire », confie Celia, prof de physique-chimie, « pourtant j’adore l’histoire et l’histoire des sciences, mais comme je ne sais jamais si je serais reconduite l’année suivante, je n’ose pas organiser des projets de long-terme. »

D’autres pointent du doigt la qualité même des compétences de certains enseignants contractuels. « Il y a des gens ultra-compétents, mais aussi certains très mauvais pédagogiquement et scientifiquement. J’ai vu des choses plus que limite. Mais quand ce sont des disciplines où il y a des manques, ces enseignants restent, malgré ces manques pédagogiques » , raconte Laurenne*, enseignante en histoire dans l’académie de Créteil. « La prof de français de ma fille passait son temps à leur donner des gâteaux et à faire des goûters. Le chef d’établissement m’avait dit que cette personne n’avait pas de concours et que c’était le rectorat qui leur avait envoyé cette remplaçante… », souffle ce parent d’élève d’une collégienne de l’est parisien.

Le ministère explique que de nombreuses formations existent pour les enseignants contractuels, notamment dans le cadre des plans académiques de formation. Il appuie aussi sur une stabilisation des enseignants non-titulaires. Comme le révèle nos confrères de La Croix, 25 % des contractuels bénéficient désormais d’un CDI. Une maigre avancée pour Damien Besnard. « Le CDI ne donne pas le statut de fonctionnaire. Pour plein de raisons, ça reste encore précaire, notamment au niveau financier et des affectations, qui restent aléatoires et tardives. Nous, au FNES-FSU, restons attachés au statut. Les besoins existent, des postes et un système de titularisation des enseignants contractuels doivent être créés. »

L’intersyndicale FSU/CGT éducation/FO/Solidaires appellent ainsi à une grève générale dans l’éducation nationale ce 23 septembre de l’intersyndicale. Pour cette journée de mobilisation, la création de postes dans le secondaire est en tête des revendications.

Pierre Jequier-Zalc
Photo : © Guy Pichard

Notes

[1La quasi totalité des chiffres cités sont issus du RERS 2021, publié par le ministère de l’Éducation nationale.

[2Au sujet de cette réforme voir ces documents ici et ici.

[3*Certains prénoms ont été modifiés