Ukraine

« Le pouvoir a peur de ces manifestations » : malgré la répression, une partie de la société russe s’oppose à la guerre

Ukraine

par Ivan du Roy

Depuis le début de l’invasion en Ukraine, des Russes manifestent, signent des pétitions et s’expriment publiquement contre la guerre. Ils risquent gros. La prise de conscience pourrait aussi venir des mères de soldats et de l’accès à l’information.

« Permettez-moi de présenter des excuses au nom de tous les Russes qui n’ont pas pu empêcher ce conflit. » Ce 27 février, Oleg Anisimov, le chef de la délégation russe à la conférence des Nations unies sur le climat, adresse ses excuses à son homologue ukrainienne, Svitlana Krakovska. C’est l’une des nombreuses manifestations de l’opposition – feutrée ou explicite – à l’invasion de l’Ukraine, le signe que les discours et actes belliqueux du Kremlin ne font pas l’unanimité en Russie.

7400 arrestations en sept jours de protestation

Dans la rue, les rassemblements de protestation ont commencé dès le premier jour de l’attaque lancée par Vladimir Poutine. Et malgré les risques qui pèsent sur les manifestants : en quelques jours, selon nos sources, la police russe a déjà procédé à plus de 7400 arrestations ! Le moindre signe d’opposition à la guerre est interdit. Dimanche, sur la place Rouge, en face du Kremlin, une femme arborant un sac avec écrit « Non à la guerre » (Нет Войне) a été interpellée et emmenée par trois policiers. Plus tôt, une jeune Moscovite qui avait osé accrocher une banderole à son balcon a également été arrêtée. Le 2 mars, à Saint-Pétersbourg, c’est une survivante du siège de Leningrad (l’ancien nom de la ville du temps de l’URSS, assiégée par l’armée allemande et leurs alliés finlandais durant près de 900 jours pendant la seconde guerre mondiale), Yelena Osipova, qui est arrêtée par la police alors qu’elle manifestait.

Les Russes qui expriment leur opposition à la guerre risquent gros. Les interpellations par les forces de l’ordre sont souvent brutales. Gregori Udin, professeur de la Moscow School of Social and Economic Sciences, « a été battu par la police jusqu’à perdre connaissance et brièvement hospitalisé », relate Amnesty International, parce qu’il avait écrit un article – deux jours avant l’offensive – intitulé « Poutine est sur le point de déclencher la guerre la plus insensée de l’histoire ».

Pour les manifestants qui échappent au passage à tabac, plane – dans le moins pire des cas – une condamnation à une amende de 300 000 roubles (équivalent à 3400 euros avant la chute du rouble). Sinon, ce sera une peine de détention administrative de 30 jours maximum, au sein des commissariats. « Les cellules y sont surpeuplées, les gens dorment par terre ou sur un lit métallique, sans matelas », décrit Sacha Koulaeva, militante des droits humains et membre de l’organisation Mémorial, dissoute fin décembre par le régime. Si quelqu’un récidive en manifestant à nouveau, il encourt des peines d’emprisonnement beaucoup plus longues, de plusieurs années.

« Ce sont nos élèves que vous envoyez à la mort. Nous soutenons les protestations contre la guerre »

Anonymes ou revendiquées, les protestations prennent de multiples formes. Des graffitis contre la guerre – l’un a même été peint sur la porte du siège de la Douma, l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, à Moscou – jusqu’aux pétitions dénonçant l’invasion. Celles-ci ont fleuri depuis le 24 février. Le journal Novaya Gazeta a publié une lettre ouverte condamnant l’« opération militaire spéciale » contre l’Ukraine signée par une centaine d’élus municipaux de différentes villes (dont Moscou, Saint-Pétersbourg, Novgorod, Samara, Ryazan), des dizaines de journalistes et scientifiques ont fait de même (certains journalistes signataires ont ensuite été écartés de leurs rédactions), ainsi que 300 enseignants : « Ce sont nos élèves que vous envoyez à la mort. Nous soutenons les protestations contre la guerre. Nous demandons d’arrêter le feu immédiatement. » Il y a l’appel des architectes (plus de 5000 signataires), celui des artistes et travailleurs du spectacle (plus de 7000), celui des humoristes... « Tous nos efforts ne suffiront pas à sauver toutes ces vies », ont aussi proclamé plus d’un millier de soignants et soignantes [1]

Près de 800 anciens étudiants du MGIMO, une « université d’élite qui forme diplomates, futurs hauts fonctionnaires, cadres des milieux d’affaires, un équivalent de Sciences-po et HEC réunis », selon Anna Colin Lebedev, spécialiste de la société russe et professeure à l’université de Nanterre, viennent également de signer une lettre ouverte : « Nous nous engageons à défendre les valeurs traditionnelles de la politique étrangère russe : sécurité, coopération pacifique et dialogue. Même si ces valeurs diffèrent de la position officielle actuelle (...) et de l’État dans son ensemble, nous n’avons pas peur de les affirmer ouvertement. » Le 28 février, le physicien octogénaire Lev Ponomarev, ami du célèbre dissident anti-stalinien Andreï Sakharov (le père de la bombe atomique russe, décédé), a été détenu quelques heures parce qu’il figure parmi les initiateurs d’une pétition russe contre la guerre qui a recueilli plus d’un million de signatures. Il est accusé d’être un « agent de l’étranger ».

Ces appels collectifs se doublent d’actes de « désobéissance » individuelle : des directeurs et directrices de théâtres ou de musées démissionnent, un rappeur russe populaire (Oxxxymiron) annule sa tournée de six concerts (complets). « Je ne peux pas vous divertir quand les missiles russes tombent sur l’Ukraine, quand les habitants de Kiev sont obligés de se cacher dans les sous-sols et dans le métro, alors que des gens meurent », a-t-il publiquement expliqué. « Le pouvoir a peur de ces manifestations, estime Sacha Koulaeva. Plus il y aura de répression, plus les gens vont dire stop. »

Le 4 mars, Mémorial, l’ONG dont fait partie Sacha Koulaeva, ainsi que d’autres organisations de défense des droits humains et leurs membres, ont été la cible d’une série de perquisitions par la police à Moscou.

L’emploi des mots « guerre », « attaque » ou « invasion » interdit

Cette répression ne s’arrête pas aux citoyens et citoyennes qui manifestent ou qui signent publiquement des pétitions. Une chape de plomb est en train de se refermer sur les médias, les journalistes, les blogueurs ou les influenceurs qui refusent de se soumettre aux injonctions du Kremlin. Depuis 2019, au prétexte de lutter contre les fausses informations, la Russie s’est dotée d’une loi punissant toute « information non fiable », sans qu’aucun critère précis ne vienne clarifier ce qu’est « information non fiable ». Le régime de Poutine en est désormais le seul juge.

Depuis le début de l’invasion, un décret interdit l’emploi des mots « guerre », « attaque » ou « invasion » dans les médias. « Seules les informations issues “de sources officielles russes”, et donc du ministère de la Défense, sont autorisées. Et celles sur les pertes de l’armée ou le moral des troupes sont classifiées depuis octobre dernier, au risque de poursuites pénales et d’inscription sur le registre des “agents de l’étranger” », documente Reporters sans frontières. L’équivalent du CSA russe, le Roskomnadzor, est chargé de veiller au bon respect de la censure. Un média qui refuserait d’obtempérer se voit immédiatement bloqué. Au moins six médias en ligne ont ainsi été suspendus depuis le début du conflit, selon RSF [2]. Le 3 mars, c’est au tour d’une célèbre radio libre moscovite, L’Écho de Moscou, née au moment de la chute du régime soviétique, de devoir arrêter ses émissions et publications, le travail de ses journalistes étant totalement entravé.

Ce 4 mars, une nouvelle loi vient d’être votée dans l’urgence par les députés russes de la Douma : elle punit jusqu’à 15 ans de prison les auteurs de « fausses informations » sur l’armée russe.

La messagerie Telegram, l’une des dernières sources d’information

Restent les réseaux sociaux, également entravés. Les contenus de Twitter et Facebook sont uniquement accessibles, en particulier pour les images et les vidéos, via un VPN – un « réseau privé virtuel » qui permet de naviguer sur le web en étant localisé dans un autre pays, notamment pour contourner une censure. « Je crains un blocus complet de la circulation de l’information », confie Sacha Koulaeva. La messagerie Telegram est ainsi l’une des dernières sources d’information accessible au grand public. Peut-elle être aussi censurée, voir fermée, par le Kremlin ? Le fondateur et patron de Telegram, Pavel Dourov, ne réside plus en Russie, qu’il a quittée en 2014. « Même en étant à l’étranger, il n’est pas à l’abri des pressions. Pavel Dourov avait déjà cédé aux pressions, en bloquant par exemple les comptes pro-Navalny [Alexeï Navalny, opposant politique à Poutine, actuellement emprisonné]. » Au moment des élections législatives en septembre 2021, Apple et Google avaient fait de même, obéissant aux injonctions du pouvoir [3].

Le risque de sanctions contre-productives pour l’information des Russes

C’est l’une des possibles conséquences négatives et contre-productives des sanctions européennes et internationales : plonger la population russe dans le noir informationnel complet. « Les sanctions européennes et internationales à venir doivent prendre en compte la nécessité vitale pour la population russe d’avoir un accès à l’information libre, insiste Sacha Koulaeva. Couper la Russie de Facebook serait une erreur. Oui, ce sont des usines à fake news, mais ce sont aussi des moyens de partager de vraies infos que même les retraités russes peuvent utiliser. Seuls les activistes utilisent un VPN. » La libre circulation de l’information et des nombreuses images sur le conflit seront essentielles. « Avant, le régime pouvait faire accepter la “libération” du Donbass à une partie de la population, très patriote voire nationaliste. Mais leur expliquer les bombardements de Kiev ou Kharkov, cela commence à devenir compliqué », ajoute la militante des droits humains.

C’est en partie par la messagerie Telegram que les familles des soldats russes déployés en Ukraine reçoivent de leurs nouvelles. Et, selon les récits qu’a pu recueillir Sacha Koulaeva, ce sont principalement de jeunes appelés du contingent – le service militaire (12 mois) est obligatoire en Russie – qui ont été envoyés en première ligne, dès le début de l’offensive. « Comme pour la guerre en Tchétchénie, ils ont d’abord envoyés de très jeunes soldats, ceux de la classe 2003 et début 2004 qui viennent d’avoir 18 ans. D’après ce qu’ils disent dans les messages qu’ils adressent à leur famille, ils ne savaient pas qu’ils seraient envoyés au combat, juste pour des manœuvres en Biélorussie », explique-t-elle.

Propagande, mensonges, auto-aveuglement

« La plupart des Russes ne se rendent pas encore compte des pertes et de ce qui se passe. Quand on voit le niveau d’ignorance sur la situation des soldats envoyés en Ukraine, on imagine le poids de la propagande, des mensonges, et de l’auto-aveuglement sur la société russe » pointe aussi la membre de Mémorial. La connaissance des pertes et l’identification des corps des soldats russes tués au combat constituent un enjeu crucial. « Cela va provoquer des réactions. C’est pour cela que les Ukrainiens filment les jeunes soldats russes capturés. C’est comme ça que leurs familles en Russie apprennent que leur fils est en Ukraine. »

Dans cette prise de conscience, les comités des mères de soldats vont jouer un rôle important. Ces comités « sont parmi les plus vieilles ONG russes, défendant les droits des soldats et de leurs familles, depuis le retrait de l’armée soviétique d’Afghanistan », rappelle la chercheuse Anna Colin Lebedev sur Twitter. L’opacité sur les pertes et la non-identification des corps est un problème récurrent de l’armée russe dès qu’elle envoie des troupes au combat. Ces comités se sont particulièrement mobilisés pendant les guerres en Tchétchénie [4]. Ils commencent à se réactiver avec la guerre en Ukraine, l’Union des comités des mères de soldats de Russie ayant pris contact avec le Comité international de la Croix-Rouge.

« Montrer les corps et les prisonniers aux parents est un moyen de pression psychologique sur la population russe. Mais cela permet aussi d’identifier des morts et de retrouver les vivants. Car ce n’est pas l’État russe qui s’en chargera », souligne Anna Colin Lebedev. L’éventualité de lourdes pertes renforcera-t-elle suffisamment l’opposition de la société russe pour faire vaciller le régime ? « Pour l’instant, cela n’a jamais provoqué de mouvement de masse avance prudemment Sacha Koulaeva. Mais tout le monde se rend compte que le vent tourne. Tout dépendra de la réponse qu’apportera l’Europe, de la réaction de l’élite au-delà des cercles proches de Poutine, et, surtout du courage et de la résistance des Ukrainiens qui réveillent la conscience russe. »

Ivan du Roy

En photo : Dans le métro de Saint-Pétersbourg, des jeunes femmes arborent des sacs avec l’inscription НетВойне, non à la guerre en russe/DR

Suivi

Article mis à jour le 4 mars à 12h, avec une actualisation du nombre d’arrestations, la fermeture d’autres médias indépendants et une vaste opération de police contre des organisations de défense des droits humains.

Notes

[1Voir par exemplel’appel du monde du spectacle ou celui des enseignants (en russe).

[2Nastyaschee Vremia, chaîne de télévision en ligne fondée par le média états-unien Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), Krym Realii, une autre filiale de RFE/RL en Crimée, le média d’opposition The New Times, le journal étudiant Doxa, la version russe de l’agence de presse Interfax-Ukraine et le site d’information ukrainien pro-gouvernemental Gordon.

[4Officiellement 3800 tués et 2000 disparus parmi les soldats russes durant la deuxième (1999-2000), 10 000 à 14 000 tués pendant la 1re guerre de Tchétchénie, en 1995 et 1996, selon les recensements des comités de mères de soldats.