L’ombre de la menace nucléaire est de retour en Europe. Le 22 février, Vladimir Poutine menaçait ceux qui tenteraient « de se mettre en travers » du chemin de la Russie : les « conséquences seront telles que vous n’en avez jamais vues dans toute votre histoire ». Une référence à peine masquée à l’arme atomique. Le 24 février, l’armée russe se lançait à l’assaut de l’Ukraine. En réponse à l’attaque et aux bombardements, qui ont tué des civils, l’Union européenne a pris de nouvelles sanctions contre la Russie, promis plusieurs centaines de millions d’euros pour aider l’Ukraine, notamment à s’équiper militairement. Plusieurs pays européens, dont la France, l’Allemagne, la Belgique, ont commencé des livraisons de matériel militaires, principalement des missiles antichars et anti-aériens, aux forces ukrainiennes.
Le 28 février, Poutine a de nouveau agité la menace nucléaire, déclarant que les forces de dissuasion nucléaires russes avaient été placées en « régime spécial d’alerte ». La veille en Biélorussie, d’où est partie l’offensive russe vers Kiev, un référendum sur la constitution a donné encore plus de pouvoir à l’autocrate Loukachenko. Et entériné la possibilité de stationnement d’armes nucléaires russes sur le territoire de ce pays voisin de la Pologne. « Le 19 février dernier, la Russie a réalisé des exercices de démonstration de sa capacité nucléaire sur différentes bases russes, ajoute Jean-Marie Collin, porte-parole de la branche française de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN, lauréate du prix Nobel de la paix 2017). Ce sont des exercices classiques, réalisés avant l’invasion, mais déjà dans un contexte de tension extrême. En quinze jours, Poutine a accéléré ce qu’on appelle la grammaire nucléaire. »
Face au risque d’aggravation et d’extension du conflit, des voix tentent d’appeler à la désescalade. « Nous nous inquiétons d’une militarisation accrue, qui renforcerait le risque d’un conflit long », dit Serge Perrin, porte-parole du Mouvement pour une alternative non violente (MAN). Dans une démarche non violente, la priorité, pour nous, c’est la société. Toute guerre est destructrice pour la société civile, et c’est la population la première victime. » Le MAN se positionne contre les livraisons d’armes à l’Ukraine, tout en préconisant davantage de sanctions financières et économiques contre les dirigeants et milliardaires russes, et une « une véritable politique d’accueil des réfugiés ».
« Rare qu’à la sortie d’un conflit violent, on ait plus de démocratie »
L’organisation demande aussi que l’Union européenne reconnaisse la désertion comme motif d’asile politique, pour les soldats russes et ukrainiens. Mais que répondre, alors, aux Ukrainiens – et à sa société civile – qui demandent un soutien militaire ? « Culturellement, nous sommes imprégnés de culture militaire. Tant qu’on ne développe pas plus en amont les stratégies de résistances, quand on pense à un conflit, on va parler d’avions, de chars de canons, d’armes antichar. Mais pour nous, la non-violence est une méthode de résolution des conflits. Si nous n’arrivons pas à résoudre les conflits en dehors de l’élimination de l’autre, nous restons dans un cycle de violences perpétuelles », défend Serge Perrin.
Pour illustrer ces possibles actions de résistance civile, l’organisation prend les exemples de blocage économique ou les nombreuses scènes d’interpellation et d’entraves par la population ukrainienne des soldats russes et de leurs convois. « Presque tout conflit violent aboutit à une renforcement de l’autoritarisme. C’est extrêmement rare qu’à la sortie d’un conflit violent, on ait plus de démocratie, insiste le porte-parole du mouvement. L’Europe, l’Allemagne et même la France risquent de sortir de ce conflit, quelle qu’en soit l’issue, plus militarisées », déplore-t-il aussi.
Le 27 février, le nouveau chancelier allemand Olaf Scholz (social-démocrate) a surpris son pays en annonçant un renforcement exceptionnel du budget allemand de la Défense : un fonds spécial de 100 milliards d’euros et une augmentation du budget annuel de la défense à 2 % du PIB. « Je crois que personne dans mon pays ne s’attendait à cette annonce, nous dit Alexander Lurz, chargé des question de désarmement à Greenpeace Allemagne. L’ONG environnementale s’oppose à ces projets du gouvernement allemand d’augmenter considérablement les moyens de l’armée. « Nous sommes contre ce fonds de 100 milliards. La phase dans laquelle nous sommes, au début d’une guerre, n’est pas le moment approprié pour prendre une décision d’une telle portée. Cela a été décidé dans la précipitation, sans analyse, sans garder la tête froide », dit le responsable de Greenpeace.
« Le principe de non-prolifération se fragilise de partout »
« Nous comprenons les raisons morales du gouvernement pour livrer des armement, compte tenu de la situation en Ukraine, précise Alexander Lurz. Mais nous pensons aussi que le potentiel des mesures stratégiques n’a pas été épuisé, par exemple l’arrêt d’importation de gaz et pétrole russe », ajoute l’expert en désarmement. Le ministre vert de l’Économie et du Climat a rejeté le 3 mars l’interdiction des importations de gaz russe.
« On se retrouve avec une volonté de course aux armements, alors que dans le même temps, deux événements extrêmement importants arrivent sur les questions de désarmement nucléaire », rappelle Jean-Marie Collin. D’ici juillet doit se tenir la première réunion des États membres du Traité sur l’interdiction des armes nucléaire, entré en vigueur l’an dernier. La France, comme les autres États détenteurs de l’arme nucléaire, ne l’a pas signé. « Nous appelons les États qui refusent de se joindre à ce traité, comme la France, à venir y participer en tant qu’État d’observateur. C’est la moindre des choses qu’un pays comme la France aille au moins écouter ce qu’ont à dire les autres États sur ce traité. » (voir cet appel)
La prochaine conférence du Traité de non prolifération des armes nucléaires doit également avoir lieu cet été. « Alors que le principe de non-prolifération se fragilise de partout, notamment par le fait que les cinq puissances nucléaires continuent de moderniser et renouveller massivement leur arsenaux, pointe Jean-Marie Collin. La France a même des plans pour conserver des systèmes d’armes nucléaires jusqu’en 2090, c’est l’une des rares politiques publiques qui va aussi loin », dit-il. « Le seul moyen d’éliminer tous les risques nucléaires est d’éliminer toutes les armes nucléaires », a encore souligné le secrétaire général des Nations unies en janvier dernier. « On comprend bien que le désarmement ne peut pas se faire en quelques semaines, mais il y a des pas qui peuvent être réalisés », insiste Jean-Marie Collin.
Rachel Knaebel
Image : Manifestation à Genève le 5 mars 2022. CC BY 2.0 ActuaLitté via flickr.