Amériques

Face à l’appel du gouvernement haïtien à une intervention internationale armée, « l’alternative existe »

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par Frédéric Thomas

Le 6 octobre, le gouvernement d’Haïti a appelé à une intervention internationale armée sur son territoire pour lutter contre les gangs. C’est le signe de l’illégitimité du pouvoir, analyse le chercheur Frédéric Thomas.

Les événements semblent se précipiter en Haïti. Au lendemain d’une résolution d’urgence du Parlement européen constatant la détérioration de la situation des droits humains dans le pays, le Premier ministre haïtien, Ariel Henry, demandait officiellement, le 6 octobre, « le déploiement immédiat d’une force spécialisée armée » internationale dans le pays, pour lutter contre l’insécurité. Cet appel, suggéré quelques jours auparavant par le secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), Luis Almagro, a tout de suite été appuyé par le secrétaire général de l’Onu, António Guterres.

Depuis que le 11 septembre dernier, le gouvernement haïtien a annoncé le doublement des prix du carburant (deuxième augmentation en dix mois), frappant de plein fouet une population majoritairement pauvre, Haïti est en état d’insurrection, et le pays vit au rythme des manifestations et des barricades.

Le 21 septembre, la coalition des bandes armées G9 – dont les liens avec certains des clans au pouvoir ont été maintes fois documentés et dénoncés – annonçait le blocage de l’accès au terminal pétrolier de Varreux (à Port-au-Prince). Celui-ci concentre 70 % des stocks du pays, paralysant davantage encore l’activité – dont celles des hôpitaux –, déjà mise à mal par l’insécurité, d’une économie où près des quatre cinquièmes de l’électricité produite dépend des produits pétroliers. À tout cela vient s’ajouter la réapparition de cas de choléra qui avait disparu ces dernières années.

Un délitement de toutes les institutions publiques

Il ne reste plus dès lors qu’à rappeler – comme un leitmotiv – qu’Haïti est le pays le plus pauvre de la région, à énumérer les chiffres – 4,9 millions de personnes en besoin d’une assistance humanitaire –, à égrener les images plus ou moins exotiques de chefs de gangs, et à se laisser porter par la paresse journalistique et les stéréotypes néocoloniaux pour se convaincre de l’obligation morale ou de la nécessité pratique d’une intervention militaire internationale pour offrir un répit à la population, voire sauver le pays.

Il y a une manière faussée de regarder Haïti et de compatir à ses malheurs. Un double déni loge au cœur du récit occidental de la situation haïtienne actuelle : l’appel à une intervention armée consacre l’échec de la diplomatie internationale et l’illégitimité du pouvoir en place. Le rôle de l’Onu, de l’OEA, de l’Union européenne et des institutions financières internationales s’est réduit à celui de caisse de résonance de la Maison-Blanche, qui exige que toute solution à la crise passe par le gouvernement haïtien et des élections.

De leur côté, les principaux acteurs et actrices de la société civile en Haïti, qui ont convergé dans l’Accord de Montana le 31 août 2021, n’ont eu de cesse d’affirmer l’impossibilité – l’absurdité même – d’une telle stratégie, au vu des conditions actuelles d’insécurité, mais aussi en raison du discrédit de ce gouvernement non élu et corrompu, et du délitement de toutes les institutions publiques dont il est le catalyseur.

Les événements leur ont donné raison. Mais le pouvoir en place et la communauté internationale continuent de rejeter le principe même d’une transition – pour ne rien dire de celui d’une rupture –, alors que la perspective d’un processus électoral apparaît tous les jours davantage illusoire.

Soulèvement contre l’impunité et la corruption

Dans toute sa crudité, la conjoncture présente se résume donc ainsi : un gouvernement illégitime, soutenu à bras-le-corps par Washington – et qui, d’ailleurs, serait déjà tombé sans ce soutien –, appelle les États-Unis à une intervention plus directe et armée pour assurer son maintien, et avec celui-ci, le maintien de la politique internationale envers Haïti et de la mainmise de la Maison-Blanche sur les affaires intérieures du pays.

Y a-t-il un espoir, se demande-t-on, souvent avec une part de mauvaise foi ? Mais là n’est pas la question. L’espoir et l’alternative existent. Ils ont les visages des milliers d’Haïtiennes et d’Haïtiens qui, depuis 2018, et à plusieurs reprises, se sont soulevés contre l’impunité et la corruption, la vie chère et les inégalités [1].Elles et ils ont aussi un agenda et un programme : ceux d’une « transition de rupture ». Simplement, l’oligarchie locale et la diplomatie internationale préfèrent encore la crise à la solution ; parce que la première leur assure des ressources et des prérogatives que la seconde ne pourrait que leur arracher.

On évoque une faillite collective. Encore faut-il en mesurer correctement les contours et la dynamique. Il est en effet impropre de parler de faillite par rapport aux États-Unis ; ceux-ci sont confrontés aux conséquences logiques de la politique impériale, faite de subordination et de domination, qu’ils ont mise en œuvre ces dernières décennies.

Certes, Washington est réticent à intervenir militairement aujourd’hui en Haïti. Mais, que pèse cette réticence face à son refus obstiné d’accepter un pays souverain, à ses portes, menant une politique allant à l’encontre de ses intérêts ? Le gouvernement haïtien l’a d’ailleurs pris à son propre piège : soutenir coûte que coûte un pouvoir corrompu plutôt que de laisser se corrompre son pouvoir, et y perdre sa courroie de transmission.

Cette faillite est d’abord la nôtre

À l’autre bout du spectre, les Haïtiens et Haïtiennes non plus n’ont pas failli ; elles et ils ont été vaincus par une conjonction de forces nationales et internationales. L’ampleur, et la durée, de cette défaite est aussi fonction de la puissance – ou de l’impuissance – de la solidarité internationale.

Cette faillite est donc d’abord la nôtre ; celle de l’Europe et, plus singulièrement, de la France. Faillite éthique, intellectuelle et politique. L’Union européenne s’est refusée à entendre la révolte haïtienne et n’a pas de stratégie si ce n’est de servir de voiture-balai pour la diplomatie états-unienne. Elle a échoué jusqu’à maintenant, est prête à valider quelque intervention armée que ce soit, et s’étonnera, demain, que de plus en plus de populations et d’États du Sud ne s’alignent pas sur sa défense « inconditionnelle » des droits humains et sa condamnation diplomatique de l’impérialisme russe.

Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI.

Photo d’illustration : À Port-au-Prince, en 2016, après le passage de l’ouragan Matthew, des casques bleus et le commandant de la force de l’ONU lors d’une patrouille. CC BY-NC-ND 2.0 United Nations Photo via flickr.