Gare du Nord

Harcèlement sexuel au travail : des salariées sanctionnées pour avoir parlé ?

Gare du Nord

par Nolwenn Weiler

Trois salariées d’une société de nettoyage, sous-traitante de la SNCF, ont décidé de porter plainte pour harcèlement sexuel et moral contre leur supérieur hiérarchique. Elles racontent être embrassées contre leur gré, subir des attouchements et des insultes. Mais depuis qu’elles ont parlé, leurs conditions de travail se sont dégradées et les vexations se poursuivent. La direction de l’entreprise demeure silencieuse, assurant qu’une enquête interne est en cours. Un éventuel procès ne se déroulera pas avant des mois...

« Depuis qu’on a parlé, nos chefs d’équipe nous donnent les pires choses à faire : les trains les plus sales, les quais les plus éloignés. Ils nous demandent même de nettoyer les locaux du personnel, alors que cela ne fait pas partie de notre contrat. » Karima, Houria et Bahia sont salariées de la société de nettoyage H.Reinier, une filiale du groupe Onet, sous-traitant de la SNCF. Elles travaillent à la gare du Nord à Paris, où elles nettoient les wagons et l’intérieur des rames des TGV, Thalys et Eurostar. En octobre dernier, elles ont décidé de dénoncer leur chef d’équipe : elles assurent être harcelées sexuellement et subir des injures de sa part depuis plusieurs mois. Elles sont d’abord allées voir leur direction, qui ne leur a pas apporté le soutien qu’elles espéraient. « Nous sommes ressorties des entretiens en pleurant », rapportent les trois femmes, des mères de familles âgées de 44 à 56 ans.

Épaulées par l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), elles ont finalement déposé plainte, pour harcèlement sexuel et moral, le 12 décembre dernier. « Quand on arrive le matin, il nous embrasse dans le cou, et y laisse de la salive », « il nous serre les hanches... », « il nous montre son sexe et se frotte contre nous », égrènent les trois femmes, entre deux sanglots. Et l’ont raconté aux policiers. « C’est tellement humiliant. Il pourrait être mon fils ! », lâche Bahia. « Elles ont osé parler mais beaucoup d’autres femmes sont victimes d’attouchements dans l’entreprise », poursuit Rachid Lakhal, cariste et élu CFDT. Selon plusieurs témoins, l’accusé considèrerait de son côté que « dans le nettoyage, toutes les femmes sont des putes ».

Une direction « préoccupée » mais silencieuse

« Il a aussi enfermé une collègue dans le vestiaire pour la toucher », rapporte une salariée qui est intervenue pour l’arrêter. « Les femmes sont terrorisées », décrit Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’AVFT, qui a passé de nombreuses heures à écouter les plaignantes, dont certaines souhaitent rester anonymes. « Certaines d’entre elles ne descendent plus au vestiaire, de peur d’y être agressées. D’autres ont renoncé à déjeuner au réfectoire, préférant être sur les quais, où elles se sentent plus en sécurité. »

Alertée par les plaignantes, puis par la presse [1], la direction se dit « très préoccupée » par cette affaire. Sollicitée à plusieurs reprises par Basta!, la filiale du groupe, qui porte le nom de son principal actionnaire, la famille de Louis Reinier (160e fortune française) [2], a refusé de s’exprimer sur le dossier. Nous renvoyant à un communiqué publié le 9 janvier 2013, dans lequel elle assure « avoir pris les mesures de prévention nécessaires à la sécurité et à l’intégrité de ses salariés ».

Mais sur les quais de la gare du Nord, les salariées qui ont dénoncé les violences sont sur le qui-vive. Et continuent de travailler sous les ordres de supérieurs qui soutiennent l’homme qu’elles accusent de harcèlement. « Si elles se sentent en danger, pourquoi ne demandent-elles pas une mutation temporaire ? », interroge Vandrille Spire, l’avocat de l’agresseur présumé. « Ce n’est pas aux victimes de bouger mais aux agresseurs », répond Nathalie Bonnet de Sud Rail.

« Un terreau parfait pour que des violences s’exercent »

Avertie par l’AVFT, la fédération a retiré son mandat au délégué syndical qui soutenait le chef d’équipe mis en cause. Ce délégué est par ailleurs accusé de racket. Plusieurs salariés racontent lui avoir versé de l’argent pour obtenir des contrats de travail. Un temps accueilli par le syndicat Force ouvrière, il en a finalement été aussi exclu. « Les violences sexuelles dans le secteur du nettoyage, c’est malheureusement très commun », constate Nathalie Bonnet, secrétaire fédérale de Sud Rail. « On a une structuration sexuée de l’emploi qui pose un vrai problème », ajoute Marilyn Baldeck de l’AVFT. « Chez H.Reinier, il n’y a que des hommes en situation d’autorité. Les pouvoirs hiérarchiques renforcent les pouvoirs de domination masculine. On a un terreau parfait pour que des violences s’exercent. »

« On ne comprend pas pourquoi la direction ne réagit pas. Leurs conditions de travail sont devenues vraiment pénibles », s’étonne Nathalie Bonnet, qui assure disposer « d’un nombre élevé de témoignages qui vont tous dans le même sens ». Les salariées sont tellement éprouvées qu’elles ont dû être placées à plusieurs reprises en arrêt de travail. « On se sent même punies d’avoir parlé », souffle Bahia. Selon l’association qui les soutient, elles subissent reproches et vexations. « L’une d’entre elles a reçu un rappel à l’ordre pour n’avoir pas porté son badge. Une autre se voit reprocher de venir travailler à 12h au lieu de 13h, alors que ses horaires sont les mêmes depuis des années... », décrit Marilyn Baldeck.

« Il est clair qu’il règne au sein des équipes de la gare du Nord une très forte tension », peut-on lire dans un rapport du Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’entreprise. « Ce climat ne favorise pas la libération de la parole, les auditions (menées dans le cadre de l’enquête interne, ndlr) devraient être menées loin du contexte de la gare ». Pour l’AVFT, le fait que l’enquête soit menée par l’employeur « alors même que tous les mis en cause sont toujours en poste et exercent une autorité hiérarchique sur de potentielles plaignantes lui ôte d’emblée tout crédit ».

Se taire pour être tranquille ?

« Pourquoi mon client devrait-il subir une sanction disciplinaire alors qu’il n’a rien à se reprocher ? », proteste de son côté l’avocat Vandrille Spire. « Je vous rappelle qu’il est présumé innocent. Beaucoup de salariés le soutiennent. Des courriers et pétitions en attestent. Il est très affecté par cette histoire et est d’ailleurs arrêté pour dépression depuis plus d’un mois. » « Nous ne demandons pas de sanction disciplinaire mais une simple mutation », précise Nathalie Bonnet. « Nous avons adressé un courrier en se sens à la direction de H.Reinier, ainsi qu’à la SNCF qui, en tant que donneur d’ordre, est responsable de la santé des salariés. » Pour le moment, aucune des deux sociétés n’a répondu.

Plusieurs membres de l’entreprise évoquent par ailleurs des mises à l’écart de personnes soutenant les plaignantes. « J’ai été licencié pour faute grave, ce qui est totalement faux. La vraie raison c’est que je défendais les victimes », affirme ainsi un ancien salarié. Convoqué ce 21 mars a un entretien préalable à une éventuelle sanction, Rachid Lakhal, de la CFDT, s’attend à être licencié. « Mon patron soutient les plus forts. J’aurai dû me taire pour être tranquille et garder mon travail » , estime-t-il. Du côté de l’AVFT, on regrette par ailleurs que la confidentialité des courriers envoyés à la direction par l’association, et dans lesquels sont nommées des femmes rapportant des violences, ne soit pas garantie.

Soutien des cheminots

Refusant de changer de lieu de travail, comme le lui proposait sa direction pour la « protéger », la principale plaignante a elle aussi été convoquée à un entretien préalable à une éventuelle sanction. « Pour me rendre sur le chantier qu’ils me proposaient, j’aurai dû multiplier par deux mon temps de transport » s’indigne-t-elle. Accompagnée par une dizaine de cheminots de Sud Rail lors de cet entretien, elle en est finalement ressortie sans sanction. Au quotidien, sur la gare du Nord, la présence de ces syndicalistes aguerris rassure les plaignantes. Mais l’ambiance reste très dure. « Notre déléguée cheminote de site a été menacée par téléphone, elle a dû changer de numéro de portable, rapporte Nathalie Bonnet. Et dans la gare, un homme soutenant l’agresseur présumé lui a couru après. »

Pour justifier l’absence de mesures, ne serait-ce que préventives, pour protéger les plaignantes, la direction avance que l’enquête interne « se poursuit ». De même que l’instruction judiciaire. Mais celle-ci risque de durer des mois, si ce n’est des années. A moins que le dossier ne soit classé, comme le prévoit la défense. « Les collègues qui nous humilient vont-ils rester en place tout ce temps ? C’est impossible. C’est trop dur pour nous », confie Bahia, la voix tremblante. « C’est vrai, reprend Karima. C’est tellement injuste que quand on arrive au travail, on a l’impression de quitter la France. »

Nolwenn Weiler

@NolwennWeiler sur twitter

Notes

[1L’affaire a été rendue publique par l’Express le 8 janvier 2013.

[2La holding Reinier est actionnaire d’Onet à 73%, aux côtés de la famille Peugeot.