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Hongrie : « La démocratie est suspendue »

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par Agnès Rousseaux

À la tête de la Hongrie depuis mai 2010, Viktor Orbán n’a jamais caché son admiration pour Poutine et Berlusconi, ses modèles. Contrôle des médias et de la justice, réforme électorale avantageant son parti, criminalisation de la pauvreté… En un an, Orbán a posé les bases d’un système autoritaire au cœur de l’Europe. Pourquoi les Hongrois ne parviennent-ils pas à stopper cette inquiétante dérive ? Rencontre avec Krisztina Keresztely et Mario Dellamaistra, citoyens hongrois.

Basta! : Le Premier ministre Viktor Orbán a-t-il « enterré la démocratie » avec la nouvelle Constitution entrée en vigueur le 1er janvier 2012 ?

Krisztina Keresztely et Mario Dellamaistra : C’est une claire remise en cause de la démocratie. Le changement de Constitution sert, sur le long terme, le parti politique au pouvoir. Le nouveau système électoral, à un seul tour, assure la victoire presque systématique du Fidesz (Union civique hongroise, parti de Viktor Orbán). Le nombre de signatures nécessaires pour se présenter à des élections a augmenté, ce qui écarte les petits partis. Le découpage des circonscriptions a été modifié au bénéfice du Fidesz. Des gens proches du pouvoir sont placés dans le Conseil constitutionnel ou dans les instances représentant les juges et les procureurs. Orbán a également abaissé l’âge de la retraite des juges de 70 à 62 ans, mettant à la retraite les magistrats les plus expérimentés, pour les remplacer par ses partisans [1].

Ces décisions ne peuvent-elles pas être remises en cause ?

Même après un changement de gouvernement, ces nominations et certaines lois vont perdurer : elles ne peuvent être remises en cause qu’avec une majorité des deux tiers. C’est comme si la démocratie avait été suspendue. Nous n’allons pas vers une dictature, nous y sommes. Beaucoup de choses font penser aux années 1930 : une société qui ne se rend pas compte de la situation, tellement elle semble inimaginable, et qui d’un coup se retrouve face à une structure qu’elle ne peut plus changer. Il faudra des années de travail pour revenir en arrière. Tout est à refaire, et on ne perçoit même pas l’ampleur des pertes.

En 2010, le Fidesz a été élu avec une importante majorité. Comment expliquez-vous ce succès ?

Pendant les huit années précédentes, le parti socialiste a gouverné dans une coalition avec le parti libéral. Ce gouvernement, soi-disant de gauche, a mené une politique économique libérale, poursuivant les privatisations lancées dans les années 1990. En mai 2006, le Premier ministre, Ferenc Gyurcsány, a déclaré, dans une réunion à huis clos, qu’il avait menti pendant des années et n’avait rien fait pour l’économie… Cette déclaration, rendue publique par une source dont on ne connaît toujours pas l’origine, a déclenché une série de protestations de la droite, avec des manifestations parfois violentes. Les mouvements d’extrême droite se sont aussi renforcés, avec la mise en place d’organismes paramilitaires comme le Garda. Des extrémistes ont campé pendant des semaines devant le Parlement, faisant irruption dans les manifestations… Ils ont réussi à réinstaurer un sentiment de peur et d’insécurité dans la société.

En 2010, le Fidesz a promis des réformes sociales, une meilleure prise en compte des droits de l’homme. Il a obtenu une majorité de deux tiers au sein du Parlement, en coalition avec le Parti populaire chrétien-démocrate (KDNP), mais cette majorité est le résultat d’un système électoral compliqué, qui ne reflète pas les proportions réelles des votes. Et l’abstention a été particulièrement élevée.

Quel est le projet politique de Viktor Orbán ?

La politique d’Orbán n’a plus vraiment de logique. Il parle toujours de « lutte », contre le FMI, contre l’Union européenne, utilisant en permanence un vocabulaire guerrier, appelant le peuple à la « révolution des urnes ». De 1998 à 2002, Orbán était déjà au pouvoir (sans majorité des deux tiers). Il a construit un réseau d’entreprises et de banques, un empire médiatique, avec parfois des affaires de corruption… Des réseaux qui lui servent aujourd’hui. Il se présente comme le premier homme politique depuis 1990 à vraiment vouloir transformer le système communiste, qui n’a pas bougé, selon lui.
Ses valeurs ? Travail, religion, famille. Comme Mussolini. Son modèle : Berlusconi. On l’appelle d’ailleurs « le Poutine de la grande plaine ».

Et sur le plan culturel ?

On évoque peu la culture dans les médias, mais le Fidesz est aussi en train de détruire la diversité du réseau culturel, les théâtres, les lieux de la culture alternative et indépendante... Le maire de Budapest a nommé un sympathisant notoire de l’extrême droite directeur d’un grand théâtre de la ville. Un groupe a été crée sur Facebook pour dénoncer cette dictature et recenser nos « pertes culturelles ».

Le Fidesz est-il aussi puissant localement ?

Absolument. Le parti a aussi remporté les élections locales. La nouvelle réforme des collectivités locales va centraliser encore davantage le système de redistribution des ressources. Le grand résultat de la transition démocratique depuis les années 1990, qui a instauré les collectivités locales comme unités de gestion, est en train de s’affaiblir.

La loi sur les médias, votée en 2010, a entravé la liberté de la presse en Hongrie [2]. Les Hongrois ont-ils aujourd’hui accès à une information indépendante ?

Internet est resté libre, comme la presse écrite, mais les médias audiovisuels sont pratiquement mis sous tutelle du Fidesz. La dernière radio d’opposition, Klubrádió, perdra sa fréquence le mois prochain. C’était une radio soutenant le parti libéral, elle nous paraissait insupportable, et maintenant on a l’impression que c’est une radio formidable ! Un « Directorat de l’information », composé de partisans de Fidesz, distribue lui-même aux médias audiovisuels des informations que les chaînes publiques sont obligées de relayer. Les chaînes privées sont libres, mais on compte de plus en plus de proches du Fidesz parmi les propriétaires ou au sein des comités de direction, donc elles ont aussi changé de registre.

Le directorat peut également diffuser de fausses informations, comme lors de la manifestation du 2 janvier, qui a réuni près de 100 000 personnes devant l’Opéra de Budapest. Au journal télévisé le soir, le journaliste, debout dans une rue complètement vide devant une rangée de policiers, a simplement évoqué une « bagarre » entre manifestants et forces de l’ordre. En réponse aux critiques, le journaliste a affirmé qu’il était arrivé trop tard pour voir la manifestation, et qu’il n’avait pas pu passer les cordons de police.

Orbán veut « renationaliser » l’économie. Comment est perçu ce projet par la population ?

Orbán veut créer une économie suffisamment forte pour que le pays soit indépendant. Un rêve qui attire les citoyens. Face à la crise, le gouvernement a d’abord demandé une aide financière à la Russie, à la Chine, à l’Arabie Saoudite. Devant leur refus, la Hongrie s’est tourné vers le FMI et l’Union européenne. Au niveau fiscal, l’impôt sur le revenu est maintenant à taux unique (16 %), ce qui favorise les plus riches, une minorité. La politique d’Orbán consiste à renforcer les classes moyennes, ce qui garantit selon lui une stabilité économique. Toutes les contributions de l’État à des organismes sociaux ont été supprimées. Le gouvernement criminalise la pauvreté : vivre dans la rue est devenu un délit [3].

Comment s’organise l’opposition ?

La Hongrie n’a pas la même tradition politique que la France. En France, on serait déjà sur les barricades ! La population hongroise est passive, dépolitisée depuis les années 1990 : on parle beaucoup de politique mais on agit peu. Il y a plein de mouvements qui se forment, fusionnent, se séparent, comme Szolidaritás, 4e République, ou Milla, « Un million pour la liberté des médias », mouvement créé il y a un an sur Facebook qui a pris de l’ampleur.

L’opposition de gauche ne fait pratiquement rien au sein du Parlement. Le parti socialiste MSZP et le nouveau parti DK (« Charte démocratique »), de l’ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsany, essayent plutôt de soutenir l’opposition civile. Ils ont participé au rassemblement le 2 janvier, mais sans le soutenir officiellement. Le parti écologiste de gauche LMP (« La politique peut être différente »), créé par des militants de l’association environnementale Protect the future, veut créer une nouvelle opposition. Mais ils n’ont pas encore tranché s’ils doivent s’allier ou non aux socialistes, ou participer à une grande coalition droite-gauche anti-Fidesz.

Les membres du LMP estiment qu’on ne peut plus faire de politique au sein du Parlement, et qu’il faut sortir dans la rue. Ce que tente d’empêcher le pouvoir : pour la fête nationale du 15 mars commémorant la révolution de 1848, le gouvernement hongrois et la Ville de Budapest ont réservé pratiquement tous les sites disponibles dans la capitale pour manifester. La réservation est prolongée sur les deux ans à venir (2013 et 2014) ainsi que sur la date du 23 octobre (fête nationale commémorant la révolution de 1956). L’opposition ne pourra donc plus organiser de manifestations officielles à ces grandes occasions. La Milla a tout de même appelé à manifester le 15 mars sur l’avenue appelée « la Rue de la presse libre », qui fait partie des sites réservés par le gouvernement.

Et l’extrême droite ?

À droite du Fidesz, prospère le Jobbik, composé d’eurosceptiques, en lien avec des organismes paramilitaires, qui brûlent des drapeaux européens pendant les manifestations.

Au Parlement européen, Viktor Orbán a été soutenu par le Parti populaire européen (PPE), qui rassemble les droites « classiques », dont l’UMP en France. Qu’attendez-vous de l’Union européenne ?

Une partie de l’opposition s’attend, comme en Grèce ou en Italie, à la création d’un gouvernement technocrate, qui pourrait amener une plus grande transparence économique, mais aussi détruire davantage les réseaux sociaux. L’Union européenne doit intervenir davantage pour le respect des droits de l’homme. Mais c’est surtout aux Hongrois de réagir. Les liens de solidarité sont complètement cassés, et la population manque de soutiens : les mouvements sociaux européens doivent aider les mouvements hongrois.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

Photo : DR

Notes

[1Une décision condamnée par l’Union européenne et qui pourrait être remise en cause par les négociations avec le FMI.

[2La loi sur les médias est en transformation permanente, car elle dépend des négociations actuelles avec le FMI.

[3Au bout de deux délits, on doit payer 200 à 500 euros (le salaire minimum en Hongrie est de 220-250 euros) ou passer 2-3 mois en prison.