Santé

Nettoyer les hôpitaux : un travail crucial pour éviter le risque infectieux mais déconsidéré et sous-traité

Santé

par Maïa Courtois

Dans les hôpitaux, le nettoyage et la désinfection des chambres sont de plus en plus sous-traités à des prestataires privés, à prix cassé. Ces salariés sous pression, et parfois mis en danger, avaient été écartés du Ségur de la santé.

Nettoyer, assainir, désinfecter, ce sont des tâches essentielles dans un hôpital. Des salariés chargés de ce travail – le « bio-nettoyage » – au sein de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) ont mené plusieurs jours de grève début mars. Ces personnels ne sont pas employés directement par l’hôpital public, mais par des sociétés privées sous-traitantes. Le groupe Challancin vient alors de remporter l’appel d’offres de bio-nettoyage pour six hôpitaux de l’AP-HP. Les six établissements ont été agités par le mouvement social. Et pour cause : l’entreprise prestataire envisageait des baisses d’effectifs, ainsi que la fin des accords de site – donc la perte de certains acquis.

« Challancin a pris le marché pour un prix très bas, donc il fallait taper sur la masse salariale », explique Malamine N’Diaye, secrétaire général Force ouvrière pour le secteur de la propreté en Île-de-France. À l’hôpital Necker par exemple, sur près de 120 salariés, Challancin souhaitait revenir à 90 postes, « pour faire de la marge », estime le responsable syndical. Conserver les effectifs lors d’un changement de prestataire est pourtant une obligation de la convention collective nationale des entreprises de propreté. Mais il reste possible de jouer sur certaines conditions, et de ne pas prolonger, comme dans le cas de Challancin, des CDD. Suite à la grève, le groupe a fait marche arrière.

Gilbert* travaille dans le bio-nettoyage de l’un de ces hôpitaux parisiens depuis trente ans. « Je connais les lieux mieux que le directeur de Challancin lui-même », s’amuse celui qui est devenu chef d’équipe, et a participé à la grève. Des luttes, il en a vu passer d’autres, au fil des renouvellements d’appels d’offres, tous les quatre ans. « Challancin était déjà venu en 1999 sur cet hôpital, avant de revenir cette année », se souvient-il. Déjà en 1999, « on avait fait 58 jours de grève ! C’était pour les mêmes problèmes… Challancin, quand ils arrivent, ils veulent diminuer les effectifs ». Contactée à plusieurs reprises, la société n’a pas donné suite à nos demandes.

Sous-traiter le nettoyage des chambres pour réduire la dette hospitalière

Si certains acteurs comme Challancin se sont lancés il y a vingt ans, le secteur explose vraiment depuis ces dernières années. « Ce phénomène d’externalisation est récent, mais croissant, notamment dans les hôpitaux universitaires », décrit une directrice des finances d’un hôpital, membre du collectif Nos services publics, qui souhaite rester anonyme. Un appel d’offre vient par exemple d’être lancé pour le groupement d’hôpitaux universitaires Henri-Mondor de l’AP-HP. Les entreprises sous-traitantes du bio-nettoyage des hôpitaux ne se sont jamais mieux portées. Challancin annonce 150 millions de chiffre d’affaires pour cette branche de son activité en 2019 – un chiffre en progression constante depuis 2016, après une stagnation autour de 80 millions.

Les poids lourds du secteur demeurent Kompass, Elior ou encore Onet, leader du marché. Une enquête télé de « Cash Investigation » s’était penchée en décembre sur les conditions de travail au sein de cette dernière entreprise, au centre hospitalier de Valenciennes. De nombreux salariés y confiaient aussi ne pas pouvoir respecter le protocole sanitaire. Fin 2020, certains avaient lancé une grève pour obtenir entre autres des titularisations. De son côté, l’hôpital de Valenciennes a reçu en 2019 le prix de l’« excellence opérationnelle » du Medef dans la catégories « organisations publiques ». Une récompense pour couronner son excédent financier maintenu depuis sept années consécutives : « Un véritable exploit au regard des contraintes du secteur ».

C’est peu dire. Selon le dernier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), paru en avril 2020, la dette globale de l’hôpital public plafonne à 30 milliards d’euros depuis 2014. « Pour arriver à la réduire, l’externalisation reste un levier de stratégie financière », nous explique la directrice des finances.

« Elles avaient très peur de rentrer dans les chambres Covid, on leur a répondu qu’elles n’avaient pas le choix »

Depuis un an et demi, la crise sanitaire « a démontré que le nettoyage était un secteur essentiel, Emmanuel Macron nous a parlé de "héros"… Si cette fonction est essentielle, pourquoi l’externalise-t-on de plus en plus ? » questionne aussi la membre du collectif Nos services publics. Durant la pandémie, les conditions de travail des sous-traitants sont devenues « un peu compliquées, soupire Gilbert. Il faut faire attention aux clusters, changer de gants à chaque chambre… ». À l’AP-HP, les salariés du sous-traitant n’entrent pas dans les chambres des patients touchés par le virus, ce sont les aides-soignantes de l’hôpital qui s’en chargent. Mais ce n’est pas le cas partout.

Au sein de l’Institut du cancer de l’Ouest, à Saint-Herblain (Loire-Atlantique), le nettoyage des chambres Covid, assuré dans un premier temps par les aides-soignantes, a basculé vers l’entreprise sous-traitante. « J’ai formé les salariées, mais elles avaient très peur de rentrer dans les chambres, se souvient Sophie Frou, déléguée syndicale FO et membre du comité social et économique (CSE) de la société prestataire. J’ai fait remonter à ma hiérarchie le fait que les filles avaient peur, on leur a répondu qu’elles n’avaient pas le choix, que c’était leur métier. »

La salariée note cependant avoir toujours été bien équipée. Mais là aussi, les réalités divergent. En Île-de-France, Malamine N’Diaye assure qu’il a fallu se battre pour obtenir le matériel de protection : « Au début de la pandémie, l’AP-HP a protégé les soignants en premier, puis a dit aux sociétés prestataires : "C’est à vous d’équiper vos salariés". » Le lavage du linge des soignants est pris en charge par des prestataires spécialisés. Les salariés externalisés du bio-nettoyage, eux, doivent parfois s’en charger eux-mêmes. « Certaines sociétés ont installé des machines à laver pour cela dans plusieurs hôpitaux de l’AP-HP », s’indigne Malamine N’Diaye.

Une infirmière de l’hôpital parisien de Lariboisière confirme : dans son hôpital, ces sous-traitants doivent utiliser une machine pour leurs tenues de travail, et une seconde pour… les bandeaux utilisés pour le lavage des sols. À eux, donc, de se dégager du temps pour laver et sécher leur tenue, mais aussi leurs outils de travail. Pourtant, « les salariés du nettoyage sont en contact permanent avec les patients, tout comme les soignants. Ils doivent être équipés au même titre, et il faut que leurs tenues soient traitées par des sociétés spécialisées ! » soutient Malamine N’Diaye.

Davantage de risques infectieux dans les hôpitaux ?

Le bio-nettoyage constitue un pilier de la prévention contre les risques infectieux dans les hôpitaux. Son externalisation à moindre coût pose une question de santé publique. L’économiste Veronica Toffolutti et le professeur de santé publique Martin McKee ont mis en évidence en 2016, dans leurs travaux de recherche sur une centaine d’hôpitaux du Royaume-Uni, un lien entre la sous-traitance du bio-nettoyage et la prévalence des infections au staphylocoque doré, une bactérie redoutée. Suite à leurs publications, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord ont mis fin à cette sous-traitance.

« Dans un hôpital, la qualité de la prestation devrait être prioritaire » , réagit Tony Hautbois, secrétaire général de la CGT Ports et Docks, dont dépend la branche nettoyage. Or, dès le début de la pandémie, des entreprises se sont positionnées sur des missions de désinfection qu’elles ne réalisaient pas auparavant. « Vous croyez que tout le monde est formé à la désinfection ? Bien sûr que non », tranche Nadia Jacquot, secrétaire fédérale de FEETS-FO (la branche services du syndicat). « Quand le Covid est arrivé, les sociétés n’ont pas toutes pris le temps de former les gens à ces nouvelles missions… »

Tony Hautbois confirme cette impréparation. Suite à des interpellations auprès du ministère de la Santé et des entreprises concernées à propos des salariés en zones sensibles dans les hôpitaux, « il leur a fallu deux mois et demi pour finaliser un simple guide de bonne pratique ! Pendant ce temps, les salariés ont travaillé dans un environnement scandaleux. »  Sollicitée, la Fédération des entreprises de la propreté n’a pas répondu à nos questions.

Une spirale du moindre coût permise par les ordonnances Macron de 2017

Cet enjeu de qualité du service achoppe à une tendance de fond : la baisse progressive des prix des appels d’offres. « Dès qu’il y a un passage d’une société à une autre, les donneurs d’ordre économisent, expose Malamine N’Diaye – comme dans le cas de l’AP-HP, qui n’a pas non plus souhaité répondre à nos questions. Donc, le nettoyage dans les hôpitaux se dégrade ». On assiste aussi à un phénomène de concentration : « Les vingt plus grosses entreprises détiennent 80 % du marché, résume Tony Hautbois. Logique : plus les appels d’offres sont bas, plus ce sont ces grosses entreprises qui peuvent y répondre. »

Dans le même temps, « la concurrence folle entre les entreprises de nettoyage » monte en puissance, observe Nadia Jacquot. Ces appels d’offres « au ras des pâquerettes », comme les qualifie Tony Hautbois, couplés à la concurrence effrénée, se répercutent sur la masse salariale. « Une personne qui avait une heure pour nettoyer 60 m2, lorsque le prestataire change, on va lui demander de faire ça en 45 minutes. Les cadences et les exigences s’intensifient », conclut Nadia Jacquot.

Les ordonnances Macron de 2017 ont accéléré cette course au moindre coût. En bouleversant la hiérarchie des normes en matière de droit du travail, elles ont « remis en cause certaines dispositions là où auparavant la convention collective régulait un minimum le marché. Cela a accéléré la concurrence déloyale entre les entreprises. Les donneurs d’ordre jouent là-dessus », analyse Tony Hautbois.

« L’hôpital fait pression sur l’entreprise, qui fait pression sur les salariés »

Le traitement différentiel avec les salariés internalisés se fait d’autant plus ressentir. À Saint-Herblain, les travailleuses de l’entreprise Samsic côtoient des employées du bio-nettoyage salariées par l’hôpital. « On voit bien la différence. Nous, nous avons une salariée pour quinze chambres. En interne, c’est quatre salariées pour dix chambres. Ce que l’on doit faire seule en trois heures et demi, les agentes de l’hôpital le font à quatre… », résume Sophie Frou.

Syndicats comme salariés accusent moins leur entreprise que le donneur d’ordre, donc les hôpitaux. « La pression, elle vient du client. L’hôpital fait pression sur l’entreprise prestataire, qui fait pression sur les salariés », résume Gilbert. « C’est au donneur d’ordre, l’AP-HP, d’être exigeant par rapport au contrôle de la qualité. Mais pour pouvoir être exigeant, il faut donner les moyens au prestataire », ajoute Malamine N’Diaye.

Comité d’hygiène, équipe opérationnelle d’hygiène, direction de la qualité, comité de lutte contre les infections nosocomiales… Toutes ces instances veillent directement à la qualité du bio-nettoyage, lorsque celui-ci est internalisé. C’est une autre affaire lorsqu’un prestataire extérieur intervient. Celui-ci s’engage sur un cahier des charges. L’équipe opérationnelle d’hygiène peut faire remonter des dysfonctionnements, mais ensuite, c’est l’administration qui vérifie si le cahier des charges est respecté ou non.

« Le combat de l’externalisation a été perdu. On se concentre donc sur l’organisation des travailleurs »

Du fait de ces intermédiaires supplémentaires, les relations de l’hôpital au prestataire se caractérisent par « l’opacité et la lenteur…, déplore la directrice financière hospitalière. Si l’on constate que la qualité n’est pas au rendez-vous, les marges de manœuvre sont restreintes, et le temps de faire bouger les choses est long. Alors que lorsque c’est internalisé, il suffit d’une réunion de service. »

Que faut-il finalement revendiquer ? L’amélioration des conditions de travail, ou la réinternalisation du bio-nettoyage ? La réinternalisation a ses effets bénéfiques : « Une meilleure organisation du travail, des horaires en journée, des travailleurs qui se parlent davantage, une meilleure qualité du service… », détaille Tony Hautbois. Pour autant, il ne se fait pas d’illusion : « Le combat de l’externalisation a été perdu. On se concentre donc sur l’organisation des travailleurs. » Pas simple : la profession est constituée de personnes précaires, en majorité des femmes, beaucoup sont issues de l’immigration. Ce qui peut aussi être un frein à l’internalisation. Car pour être recruté dans la fonction publique, il faut avoir la nationalité française ou d’un pays de l’Union européenne, rappelle Gilbert. Or, parmi la centaine de ses collègues, « seule la moitié a la nationalité française ».

Écartés du Ségur de la santé organisé à l’été 2020 par le ministère pour remettre à plat notamment les rémunérations des personnels hospitaliers, ces travailleurs du nettoyage risquent de l’être aussi par la mission du ministère du Travail autour des métiers « de seconde ligne ». Nadia Jacquot espère tout de même une forte mobilisation nationale à la rentrée, si l’« utilité sociale » de ces personnels, maintes fois vantée, n’est toujours pas valorisée.

Maïa Courtois

* Prénom modifié

Photo : CC Hospital Clinic via flickr.