Avec le temps, le récit du « pic Covid », lors de la première vague de contaminations, prend des allures d’épisode cathartique. « Les médecins et les soignants avaient pris le pouvoir. Nous avons pu gérer les choses comme nous l’entendions », se souvient Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers SNPI CFE-CGC. Plus de réunions ni de projets « abscons », retient Guillaume [1], cadre aux urgences psychiatriques dans le Sud-Est. Matthieu a été marqué par « tous ces renforts » : « Il n’y a jamais eu autant de personnel dans le service », témoigne ce pneumologue, appelé pour l’épidémie dans un hôpital parisien. « J’ai eu un contrat en deux jours ! On nous a prêté un échographe cardiaque flambant neuf ! Du jamais vu... »
Tous parlent d’une grande solidarité. Quand bien même ils peuvent dire aussi qu’ils étaient « soulagés » que « les personnels administratifs ne soient pas dans [leurs] pattes puisqu’ils télétravaillaient ». Et que des soignants qui ont fait tourner les autres services s’estiment oubliés malgré leur participation à l’effort commun. Enfin, le printemps n’a pas été que galvanisant. L’effet « nez-dans-le-guidon-sans-toucher-le-sol » a duré un moment. Et, finalement, la catharsis n’a pas eu lieu. La parenthèse s’est refermée, avant un hiver qui s’annonce très compliqué.
Fin septembre, quand Paule Bourret, sociologue et coordinatrice d’un master destiné aux cadres de soin à l’Université de Montpellier, a revu la vingtaine de professionnels qui suivent cette formation continue, elle les a sentis « las, découragés ». En juin encore elle les trouvait seulement « fatigués mais satisfaits d’avoir repris la main, au plus près du terrain ». Infirmière à Belfort et secrétaire nationale de la Coordination nationale infirmière (CNI), Céline Durosay parle de « contre-coup » : « On se demande comment on a pu travailler dans ces conditions, avec toutes ces injonctions contradictoires, sans les protections nécessaires parce qu’elles n’existaient pas. Certaines expériences laissent d’importants traumatismes », raconte-t-elle, marquée par des récits glaçants.
Des médecins expérimentés sortant de garde « avec des yeux de lapins fous »
« Une collègue n’arrive toujours pas à dormir parce qu’elle entend un bruit de visseuse, tous les soirs. Pendant le pic Covid, les pompes funèbres venaient dans son service excentré de l’hôpital et, pour des raisons légales, elle devait assister au scellement du cercueil… » Matthieu, le pneumologue de Paris, a vu des médecins de dix ans de plus que lui « sortir de garde avec des yeux de lapins fous » : « Il n’y avait pas assez de ventilateurs pour tout le monde. On surveillait les patients non intubés tout le temps, en se disant "ça passe ou ça casse !” Il y a un traumatisme massif qui date de cette première vague. Cela explique qu’aujourd’hui il y ait un vent de panique même si la situation n’est pas la même. »
Paule Bourret identifie « une peur latente, exacerbée par le Covid », estimant que « les cadres ont toujours un peu peur parce qu’ils savent que, dans les conditions de travail qui sont les leurs, dégradées, ils ne sont jamais complètement en règle. Cette peur aujourd’hui est moins celle de la maladie, qui est mieux connue, que de ne pas pouvoir assurer le management s’il y a un nouvel afflux de malades. Il n’y pas eu d’absentéisme pendant la première vague. Au contraire, les personnels ont prolongé leurs journées et sont revenus sur des repos. Mais cette fois-ci ? Les cadres ont peur de ce qui se passe à l’hôpital et qui est aggravé par l’épidémie. »
En septembre, 100 000 postes étaient vacants dans les établissements de santé
La sociologue fait référence au manque d’effectifs, que « les consultants ont l’habitude de faire passer pour un manque d’organisation ». Ce que le président de la République a repris à son compte le 6 octobre, en visite dans un hôpital parisien. En juillet, à l’issue du Ségur de la santé, ont été annoncés, entre autres, 15 000 recrutements à l’hôpital public, une revalorisation des salaires de 183 euros par mois pour l’ensemble de la fonction publique hospitalière et l’ouverture, ou la réouverture, de 4000 lits d’hôpital « à la demande ». Olivier Véran a également promis 2000 places supplémentaires dans les Instituts de formation en soins infirmiers (IFSI).
Les hôpitaux sont repartis à la chasse aux candidats pour éviter de se retrouver avec autant de postes vacants qu’avant la première vague. Mais ils peinent toujours à recruter dans des métiers de moins en moins attractifs, tandis que, parmi les soignants en poste, les départs sont incessants. En septembre, 100 000 postes étaient vacants dans les établissements de santé, dont 34 000 d’infirmières et 24 000 d’aides soignantes, selon Le Parisien. Résultats : des lits ferment encore aujourd’hui, faute de personnel. Les 2,4 milliards d’euros supplémentaires annoncé le 20 octobre pour les hôpitaux par le ministre de la Santé, confiés aux Agences régionales de santé, arrivent bien tard. Il faut du temps pour former, recruter, fidéliser du personnel.
Le « crachat dans le dos » du gouvernement
« Pour recruter, il faut revaloriser les salaires, de meilleures conditions de travail et des effectifs adaptés à la charge de travail. Le Ségur de la santé répond en partie au premier point, très peu au deuxième et au troisième », écrit Rémi Salomon, président de la commission médicale de l’AP-HP, sur Twitter. « L’augmentation de salaire de 183 euros ne nous aligne toujours pas sur le salaire infirmier de l’OCDE et surtout ne résout pas la question de la déshumanisation », renchérit Fabien Paris, membre du Collectif Inter-urgences (CIU) créé lors du mouvement de grève national de 2019.
Les soignants interrogés gardent en travers de la gorge le renoncement de l’exécutif à la promesse faite en juin de reconnaître automatiquement le Covid en maladie professionnelle pour eux. Finalement, seuls ceux qui ont été touchés par une forme sévère, « ayant nécessité une oxygénothérapie ou tout autre forme d’assistance ventilatoire », peuvent y prétendre. « Nous l’avons très mal vécu, vous ne pouvez pas imaginer… », témoigne Thierry Amouroux, du SNPI CFE-CGC. « Un manque de considération », « un crachat dans le dos »… Une grande incompréhension pour des personnels qui attendaient « un véritable changement dans les priorités ».
« Je n’en peux plus d’expliquer aux malades que je n’ai pas le temps de répondre à leurs questions ni de les rassurer, ou qu’il faut qu’ils rentrent chez eux parce que nous n’avons plus de lits d’hospitalisation disponibles et que, s’ils restent, ce sera sur un brancard aux urgences. » Infirmier à Saint-Nazaire, Fabien Paris se demande si, en restant à l’hôpital public, il « n’entretient pas le système ». « Ce n’est pas à moi de vendre les choix du gouvernement. Parfois je me dis qu’il faudrait que je trouve autre chose mais, le temps de se le dire, je suis déjà embrigadé dans une urgence. » Partir pour sauver sa santé et ses valeurs, ou rester, mais à quel prix ? Ils sont nombreux dans les personnels interrogés à balancer entre survie et culpabilité.
« Chaque semaine depuis un mois, on me demande comment poser une démission »
Parmi les membres – au nombre de six – du premier bureau du Collectif Inter-urgences, la moitié ne travaille plus dans le secteur public [2]. Et, selon une consultation de l’Ordre national des infirmiers, publiée par Le Parisien, 40% des infirmiers interrogés ont envie de changer de métier depuis la crise sanitaire. Plus d’un tiers travaillent en effectifs réduits, deux tiers déclarent que leurs conditions de travail se sont encore détériorées depuis le début de la crise. Enfin, 43 % ont le sentiment de ne pas être « mieux préparés collectivement pour répondre à une nouvelle vague de contaminations ».
« Chaque semaine depuis un mois, une ou deux personnes me demandent comment poser une démission ou prendre une disponibilité. Elles s’effondrent quand je leur dis que ça ne peut se faire qu’à une date fixée par l’employeur pour cause de nécessité de continuité de service », constate Céline Durosay. « En discutant, je me rends compte qu’elles ont avant tout besoin de prendre un arrêt maladie parce qu’elles sont à bout ». Selon elle, ces demandes étaient moins fréquentes il y a quelques années et ne provenaient pas des mêmes profils. « C’était des jeunes, qui n’étaient pas depuis longtemps dans la profession. On se disait que c’était générationnel, même si l’argument était toujours qu’ils ne voulaient pas travailler à l’envers de leurs valeurs. Le motif est le même aujourd’hui mais de la part de personnes plus âgées. Certaines ne sont pas loin de la retraite et elles précipitent leur départ alors qu’elles pensaient prolonger. »
Une majorité de soignants en quête de plan B
« Dans mon secteur, on a perdu la moitié du personnel sur un an. Ils partent pour du privé, de l’intérim », raconte Éric, cadre de santé aux urgences dans le Sud-Est. « Ce sont des jeunes mais aussi des soignants après 20 ou 30 ans de carrière, ce qui ne se voyait pas avant », constate l’ancien infirmier. Lui-même compte quitter l’établissement : « J’ai un plan, B qui correspond plus à mes valeurs. Je vais être prestataire de services à domicile dans le privé à but non-lucratif, coordonner le parcours des patients, avoir du temps pour eux. Ici, c’est frustrant d’en arriver à être des gestionnaires. Je voulais prendre une disponibilité cet automne mais j’ai repoussé à cause de la crise. »
Emma Beynel, étudiante infirmière pour quelques jours encore, à Paris, le constate déjà : « Dans mon cercle d’une vingtaine d’étudiants de la promo, tous se posent la question de partir. » Pas en clinique privée : leur formation les y a peu amenés, mais plutôt en libéral. Même Emma l’envisage, elle qui a toujours voulu travailler aux urgences, à l’hôpital public. « Au moins en libéral, on gère notre planning, le temps qu’on passe avec les patients. Et puis on est chez eux, ce qui change beaucoup le sens du soin. Cela me correspond mieux. »
Elsa Fayner
Photo : © Anne Paq