Les infirmiers psychiatriques sont de plus en plus nombreux à se sentir « comme dans une tranchée en temps de guerre » ou « en apnée », c’est selon. Pas loin en tout cas du point de rupture, et sans les ressources nécessaires pour simplement faire leur travail. « Le soin psychiatrique demande du temps. Pour faire en sorte que les choses se délient et permettre aux personnes de se reconstruire », dit Patricia, infirmière en pédopsychiatrie depuis plus de vingt ans au sein de l’hôpital Guillaume Régnier à Rennes. La soignante ajoute que « la qualité du soin est vraiment liée à la qualité de l’observation », qui exige elle aussi du temps et de la disponibilité d’esprit. Autant de ressources qui s’amenuisent en psychiatrie où, comme ailleurs dans l’hôpital, les soignants courent à longueur de journées. « Ça fait des mois que je n’ai pas eu le temps de faire de belote avec les résidents, soupire Olivier, infirmier en psychiatrie adulte depuis 2003, également au sein de l’hôpital Guillaume Régnier. Les patients s’en plaignent, bien entendu. »
Une course permanente après la montre
D’apparence anodine, ce moment de jeu permet aux soignants comme aux soignés de passer un bon moment, « ce qui est en soi important quand on est accueilli à hôpital dans l’espoir d’aller mieux », glisse l’infirmier. Le jeu permet aussi aux soignants d’affiner leurs observations : « Les patients relâchent parfois la garde et on peut par exemple réaliser que l’un d’eux, qui n’a de cesse d’affirmer que tout va bien, a des difficultés pour compter, ou pour se souvenir des cartes qui sont déjà passées. Ces détails indiquent qu’il n’est pas forcément prêt à sortir... » Quand Olivier est arrivé il y a dix ans, il y avait quatre personnes par unité. « Maintenant, on est trois. Deux infirmiers et une aide soignante. Pour 20 à 21 patients, plus une personne en chambre d’isolement. » Les infirmières passent leurs journées à dire « je viens vous voir dans cinq minutes ! », sans jamais trouver les quelques minutes disponibles.
A l’automne 2017, les soignants de l’hôpital Guillaume Regnier ont, à l’initiative du syndicat Sud Santé sociaux, fait grève pendant deux mois pour réclamer des moyens supplémentaires. Ils ont fini par obtenir 1,7 millions d’euros, débloqués par le ministère. Ce qui a permis de couvrir le déficit de l’année et surtout d’embaucher une quarantaine de personnes auparavant contractuelles. Pour autant, le compte n’y est pas... d’autant que depuis, la direction a fermé quinze lits supplémentaires.
« Je fais désormais des entrées sans pouvoir faire d’entretiens d’accueil, reprend Olivier. Alors que parler permet d’établir un lien et une certaine confiance avec la personne à qui l’on se livre. Ce lien est l’un de nos principaux outils de travail. Maintenant, quand quelqu’un arrive, je jette un œil à son livret d’accueil, je lui demande s’il a été vu, pourquoi il est là, et puis je file pour faire les glycémies, assurer les repas, faire une prise de sang, ou remplir des papiers. » Dans un rapport d’expertise remis en juin au CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) de l’hôpital, plusieurs soignants témoignent de conditions matérielles désastreuses : certains sont obligés de laver des résidents avec des chaussettes faute de gants de toilettes, d’autres se retrouvent à courir en ville pour trouver dans une pharmacie des médicaments manquants.
Les papiers…. Beaucoup ont l’impression de passer des heures penchés sur un écran à remplir des formulaires. « Tout doit être écrit et justifié. Quand on ne remplit pas les pipettes de prise de sang jusqu’au trait indiqué, il faut dire pourquoi. Comme si on n’avait pas autre chose à faire ! Et les collègues du labo [qui analysent le contenu des pipettes, ndlr] sont tenus de signaler ce genre de choses si nous ne l’avons pas fait ! »
« Il y a de moins en moins de considération pour nos savoirs »
« Autre exemple : la direction veut absolument suivre nos tests de "PTI" [pour protocole travailleurs isolés, ndlr]. » Mis en place suite à l’assassinat d’une infirmière et d’une aide soignante à Pau en décembre 2004, ce système permet d’alerter très rapidement des collègues si une situation dangereuse se présente. « Nos cadres font des tableaux dans lesquels ils comparent la qualité des tests PTI réalisés. Et ils viennent nous voir en disant : "Attention, telle équipe fait mieux que vous. Cela ne va pas." Ils nous emmerdent avec ça, c’est totalement hallucinant. Mais jamais ils ne vont nous reprocher de ne plus faire d’entretiens d’accueil ! » Ces demandes paraissent d’autant plus étonnantes que des soignants évoquent par ailleurs le fait que leurs téléphones portables professionnels dysfonctionnent régulièrement, ce qui majore les situations à risques.
« Quelque chose s’est rigidifié, intervient Patricia. L’hôpital était un lieu où la parole des infirmiers avait du poids. La parole était reine. Depuis, peu à peu, les écrits prennent le dessus. Il y a de moins en moins de considération pour nos savoirs. » Quand l’unité des enfants hospitalisés a été refaite à neuf, il y a quelques années, il a été décidé que chaque enfant aurait sa chambre. Or, certains enfants sont rassurés d’être à plusieurs. « S’ils nous avaient demandé notre avis, on leur aurait dit. Mais ce que l’on sait, ils s’en moquent. » Un collègue évoque de son côté le fait qu’il réclame, sans succès depuis des mois, une porte capitonnée pour la chambre d’un patient qui frappe violemment sa porte à coups de pieds la nuit, empêchant les autres résidents de dormir.
Mais le plus douloureux, pour l’équipe de soignants, est le retour d’une chambre d’isolement, qui avait été supprimée. « On a parfois besoin d’isoler des enfants. Mais avant, on restait avec eux, tout simplement. Désormais, on les abandonne dans la chambre d’isolement, et on court s’occuper des autres, c’est horrible » , déplore Patricia. « Dans l’histoire de l’hôpital psychiatrique, on a toujours été de l’asilaire vers le soin. On prend maintenant le chemin inverse. » Selon Olivier, la direction « a anticipé la diminution des équipes, qui crée en psychiatrie des ambiances de "cocotte-minute" ». Une partie des soins passe par la proposition d’activités - jeux, jardinage, sorties... - qui sont souvent supprimées à la dernière minute, faute de soignants. « On dit aux gamins : "Vous ne comprenez pas pourquoi, mais l’activité est supprimée, c’est comme ça". Certains pètent les plombs, ils hurlent, ils tapent sur les soignants, et terminent en chambre d’isolement. »
Soignants et patients mis en danger
Côté adultes, mêmes constats : les activités annulées, l’impossibilité de faire une sortie faute de véhicules ou à cause de l’arrêt inopiné d’un collègue épuisé, rendent le quotidien totalement insatisfaisant. « La solution c’est souvent les médicaments, alors que l’on sait que ce dont ils ont besoin c’est d’attention et de contacts humains », soupire Patricia. Les infirmiers dénoncent un recours trop systématique à l’isolement [1]. L’impossibilité de soulager les souffrances dont les soignants sont témoins laisse une impression d’inutilité très douloureuse.
« Des collègues en arrivent à être vraiment abimés psychiquement et physiquement, signale Olivier. On a appris l’autre jour qu’une collègue avait été jetée à terre par un enfant. Elle s’est mise en arrêt juste après. » D’autres infirmiers se mettent à avoir peur d’eux-mêmes, craignant de déraper avec des patients, un jour où la pression serait trop forte. Il est parfois difficile de garder son calme dans des situations de stress généralisé.
« Un collègue, après avoir signalé plusieurs fois qu’il était en difficultés avec certains patients difficiles, et qu’il fallait absolument renforcer les équipes pour tenir le choc, a fini par déraper : il a réalisé une mise à l’isolement de manière violente. Et l’a aussitôt signalé. Il était évidemment très mal. Mais il a été convoqué par la DRH pour "suspicion de maltraitance". Les défaillances de l’institution sont portées par chacun et chacune, individuellement. Cela nous fragilise et porte atteinte à la qualité des soins. » Le rapport d’expertise remis au CHSCT en juin dernier alerte sur ce point, soulignant clairement des risques de maltraitance sur les résidents.
« Ce cadre de soin riche et varié, seul l’hôpital peut l’offrir »
« Il ne s’agit pas de nier les maltraitances, encore moins de les minimiser, précise Patricia. Nous savons bien qu’il y a des soignants réellement maltraitants, et que c’est un problème grave qu’il faut régler. Mais actuellement, de bons professionnels craignent aussi d’être maltraitants, et le sont même parfois, à cause d’une institution défaillante qui les maltraite eux mêmes ! » Ces maltraitances institutionnelles entraînent de fort taux d’absentéisme, ce qui augmente encore, en retour, les difficultés. Changements de planning de dernière minute, rappel de personnes en congés ou en RTT, recours sans cesse accru à des contractuels empêchent de s’organiser et d’anticiper.
« Le travail en psychiatrie est difficile, insiste Patricia. On côtoie des personnes angoissées, fragiles, parfois agressives. Il faut une équipe solide pour faire tampon, qui connaisse les patients. Si on arrive au boulot la peur au ventre, parce qu’il n’y a que des contractuels qui vont sans cesse nous solliciter pour gérer les clashs, ou qu’on a peur de se retrouver dans une unité où l’on ne connait personne, cela devient impossible. » Le manque de discussion sur le travail, ici comme ailleurs, prive les professionnels d’une analyse de leurs pratiques, et d’une possibilité d’évacuer une partie des souffrances vécues. Contactée par Basta! pour évoquer ces divers points, la direction de l’hôpital Guillaume Régnier n’a pas donné suite.
L’amélioration des conditions de travail réclamée aux quatre coins de la France par les soignants du secteur psychiatrique est d’autant plus importante que le travail en hôpital est « irremplaçable », selon Patricia. « On y échange avec des enseignants, des travailleurs sociaux... On peut demander à des collègues de prendre soin d’un patient parce qu’on se connaît mutuellement, qu’on se fait confiance. On peut aussi envisager des thérapies familiales, pour faire sauter des verrous. Ce cadre de soin riche et varié, seul l’hôpital peut l’offrir. » Autre avantage du collectif de travail qui peut se construire à l’hôpital : la transmission entre générations, les conseils de lectures, les échanges informels sur le travail. Autant de richesses qui ont nourri la psychiatrie pendant des années, et qui se font désormais trop rares.
Nolwenn Weiler
Photo : Grève et manifestation à l’hôpital Sainte Anne, à Paris, le 6 septembre 2018 / © Serge d’Ignazio
– Ce reportage est le premier volet d’une série sur le malaise de la psychiatrie française. A suivre : pourquoi un think-tank d’obédience néolibérale et une fondation financée par les labos pharmaceutiques s’intéressent de près à l’avenir de la psychiatrie.