Pollutions

Incendies de sites industriels : malgré Lubrizol, les autorités oscillent entre silence et indifférence

Pollutions

par Maud de Carpentier

Un accident industriel sur cinq concerne le secteur des déchets. Or, l’indifférence des autorités prévaut, sur fond de réglementation laxiste. C’est ce que révèle notre enquête autour de l’incendie qui a ravagé un entrepôt à Colmar en septembre 2020.

Cette enquête est publiée en partenariat avec le média indépendant Rue89 Strasbourg, dans le cadre de la semaine de l’investigation locale. Elle est aussi à retrouver sur le site de Rue89 Strasbourg ici (abonnés).

Les images sont impressionnantes. Deux énormes colonnes de fumées noires et opaques montent dans le ciel de Colmar. Il est environ 20 h ce lundi 21 septembre, et le site de l’entreprise Schroll, professionnel du recyclage et de la gestion des déchets, s’est transformé en un immense brasier.

Incendie de l’entrepôt Schroll, situé rue du Prunier à Colmar, le 21 septembre. Photo prise par un habitant, Mickaël Meguellati.

Mickaël Meguellati, 30 ans, agent de maintenance dans un lycée : « J’habite à l’ouest de la ville, et ce jour-là quand j’ai vu la fumée, j’ai cru que c’était tout près de chez moi tellement c’était gros. J’ai voulu aller voir, et j’ai dû faire du vélo pendant 15 minutes pour arriver à l’origine du feu ! » La rue du Prunier – où se situe l’entrepôt Schroll en question, se trouve en effet à l’opposé du domicile du jeune homme, à l’extrémité nord-est de cette ville de 71 000 habitants, qui s’étend sur près de 67 km2.

Photo prise par Mickaël Meguellati, le 21 septembre, au début de l’incendie.

« Une odeur persistante mais pas de toxicité dans l’air », assure la préfecture

Ce qui marque Mickaël Meguellati à son arrivée sur les lieux : « L’odeur ». Le jeune trentenaire est saisi par cette odeur typique de plastique brûlé, « ça puait le pneu ». Marie-Louise habite à quelques centaines de mètres du site incendié. La quinquagénaire, qui souhaite rester anonyme, parle aussi de cette odeur persistante, « et pendant plusieurs jours ! ». Le regret de la Colmarienne : « J’ai tout de suite pensé à Lubrizol [incendie en septembre 2019 d’une usine de produits chimiques classée Seveso, à Rouen, ndlr], et je me suis inquiétée. D’autant que personne n’est venu nous voir pour nous expliquer ce qui avait brûlé. Et puis après, c’est passé, et j’ai pensé à autre chose. »

De leur côté, les autorités se contentent d’affirmer par voie de communiqués – relayés par la presse locale – que tout va bien. « Des prélèvements ont été effectués toutes les deux heures sur les fumées dégagées par le feu. Ces mesures n’ont pas révélé de toxicité. » La ligne suivante explique toutefois : « Une odeur persistante subsiste, qui ne présente cependant pas de dangerosité. » Enfin, la cellule communication du préfet indique : « Au regard de la proximité du collège Hector-Berlioz et de la densité du nombre d’élèves, la préfecture et la direction académique des services de l’Éducation nationale organisent un accueil provisoire et un retour à domicile pour ce jour. »

Cliquez sur l’image ci dessous pour lire le communiqué de presse de la préfecture du Haut-Rhin suite à cet incendie.

Six communiqués de presse plus tard, la préfecture informe, enfin, que le feu est totalement éteint. Nous sommes le mercredi 23 septembre, il est 16 h 15. 200 pompiers de tout le département se sont donc relayés, nuit et jour pour éteindre les flammes. Et pendant près de 48 heures, les fumées des déchets entreposés sur le site de Schroll se sont dispersées dans le ciel de Colmar et de ses alentours.

Photo prise par Tristan Vuano, un photographe aérien, le 22 septembre, soit le lendemain du départ du feu. © Tristan Vuano / www.avuedecoucou.com

Analyses d’eau, d’air, de terre : « Tout va bien ! »

Le collectif Notre Maison Brûle s’est emparé du sujet et a tenu à alerter les rédactions de Basta! et Rue89 Strasbourg. Cette « plateforme d’autodéfense populaire » pointe le cas particulier – et trop souvent ignoré par les pouvoirs publics – des incendies et autres accidents dans le secteur des déchets. En 2019 pourtant, 21 % des accidents industriels en France concernaient ce secteur. C’est aussi celui qui connaît la plus forte hausse des accidents sur les six dernières années, avec +150 % d’augmentation entre 2014 et 2019.

Dans le cas de Colmar, ce qui est particulièrement frappant, c’est l’ampleur du sinistre. Un pompier intervenu sur place témoigne, anonymement : « Si le feu a duré si longtemps, et que les flammes et les fumées ont été si impressionnantes, c’est en raison de la quantité énorme de déchets qui a brûlé. » La direction de Schroll assure vouloir être transparente sur l’accident, et annonce depuis le début que « 3000 tonnes de déchets ont brûlé, sur un site qui en comptait 4000 », comme l’explique Pascal Schroll, le codirigeant de l’entreprise (avec son frère), avant de tenter de rassurer le public en affirmant qu’il s’agissait, « en grande majorité », de bois.

Ce site, habituellement réservé aux professionnels, artisans et commerçants, sert de déchetterie. Il n’y avait donc pas uniquement du bois. Au cours de l’entretien, Pascal Schroll reconnaît : « Oui, il y avait aussi un stock de matelas, et puis quelques déchets résidus destinés à l’incinération, un peu de plastique, du bois stratifié, ce genre de choses. Et des pneus. »

Le long de ce mur de l’entrepôt était entreposée une pile de matelas. © Maud de Carpentier / Rue89 Strasbourg

Mais pour autant, Pascal Schroll assure : « Toutes les analyses d’air, d’eau ou encore les analyses des terres agricoles à côté du site le confirment : il n’y a aucun problème ! » Des informations que nous avons eu du mal à confirmer. Les analyses d’eau et de terre, réalisées par la société Aspect Service Environnement, sont dans les dossiers Schroll, que la direction a bien voulu nous laisser regarder, très rapidement.

Si les conclusions des analyses de terre affirment bien que « l’incendie n’a pas eu d’impact », nous n’avons pas pu lire les conclusions des analyses d’eau – la rivière de la Lauch passe à quelques mètres du site. Quant aux analyses de l’air – effectuées par les services d’incendie et de secours, le SDIS, puis transmises à la préfecture –, nous les avons finalement reçues le 16 décembre au soir, après quasiment deux mois d’attente. Avec la conclusion suivante : « Les résultats obtenus en matière de toxicité aiguë indiquent l’absence de danger immédiat pour la population lors de la phase d’urgence de ce sinistre. »

Une dizaine de substances analysées, sur plus de 200 dégagées par une combustion

Ce document, assez technique, explique que les paramètres suivants ont été mesurés : composés organiques volatils, composé chloré (HCI), monoxyde de carbone (CO), ammoniac (NH3), dioxyde de soufre (S02), dioxyde d’azote (N02), monoxyde d’azote (N0), et sulfure d’hydrogène (H2S).

Des mesures qui ont été réalisées le lundi soir de l’incendie, le mardi matin et le mercredi matin, sur différents points de la ville et des alentours particulièrement touchés par les fumées – essentiellement au nord-est de la zone incendiée (près de l’aéroport, au gymnase de Horbourg-Wihr, à l’hôtel du Ladhof, près de l’hypermarché Cora, ou encore de la zone commerciale de Houssen).

Nous avons soumis ce document à Paul Poulain, expert dans la gestion des risques industriels : « Ils disent qu’il n’y a pas de problème immédiat. La difficulté est là : on ne cherche pas à connaître les impacts sur le long terme. Par ailleurs les tests ne concernent qu’une dizaine de substances, sur plus de 200 matières dégagées par une combustion. Et il n’y a rien sur les effets cocktails. »

« Un incendie, c’est toujours toxique, d’autant plus un incendie de déchets »

Sur le site de l’Observatoire des violences industrielles, créé en septembre dernier un an après l’incendie de Lubrizol, on peut voir l’incendie de Schroll repertorié, avec cette explication :

« La préfecture a indiqué qu’aucune fumée toxique n’a été détectée. C’est un mensonge, car un feu dégage toujours des substances toxiques (même du bois bio…). Les incendies de déchets entraînent des fumées provenant d’un mélange de différents matériaux comme le plastique, entraînant des effets cocktails augmentant considérablement le risque de cancer. D’ailleurs, dans le même temps, la préfecture décide de fermer le collège à proximité dans la journée… »

Capture d’écran du site de l’Observatoire des violences industrielles, avec le cas de Colmar étudié.

Paul Poulain explique : « L’analyse de la pollution de l’air d’un incendie est très complexe. Pour l’incendie de Lubrizol aussi, la préfecture avait dit que tout allait bien ! Ce qu’on mesure classiquement, ce sont les particules fines, alors qu’il faut faire des analyses bien plus fines. »

Dans le cas de Schroll par exemple, l’ingénieur analyse la potentielle toxicité de l’air, pendant et après l’incendie : « Le plastique par exemple, dégage des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des HAP. Depuis 1991, le HAP est reconnu comme responsable du cancer bronco-pulmonaire, du cancer de la peau ou encore de tumeurs de la vessie. »

Et le bois ? Paul Poulain s’agace presque : « Tout le monde pense que le bois n’est pas toxique, mais c’est tout l’inverse. Il n’y a qu’à voir toutes les études de pollution qui sont faites et qui montrent aujourd’hui le problème avec les feux de cheminées en France. Le bois, lorsqu’il brûle, dégage lui aussi des fumées toxiques, notamment des particules fines, qui sont cancérigènes ». Le spécialiste en risques industriels craint également « les effets cocktails » : « Ce sont les pires : on ne peut pas deviner aujourd’hui, l’effet qu’il y aura demain, de la synergie des matières qui vont brûler dans un incendie. »

L’ingénieur pointe du doigt les effets sur l’environnement : « Un incendie de bois entraîne des fumées à base de cyanure d’hydrogène, qui ne fait pas partie des analyses faites par le SDIS. Il affecte la biodiversité, aussi bien les bactéries que les algues. Cela peut déséquilibrer un écosystème. »

Juste de l’autre côté d’un mur détruit de l’entrepôt, la rivière de La Lauch dans laquelle les pompiers ont puisé une partie de l’eau pour éteindre les flammes. © Maud de Carpentier/Rue89 Strasbourg

Aucune étude épidémiologique, aucune inquiétude du public : la grande indifférence

Si notre enquête a pris autant de temps – de début octobre à mi-décembre –, pour peu de conclusions certaines au final, c’est avant tout en raison de l’indifférence des interlocuteurs. Les pouvoirs publics ont semblé assez vite passer à autre chose. « Aucune recherche n’a été lancée et nous n’avons pas été alerté de quelconques retombées sanitaires », nous a par exemple simplement indiqué par mail l’Agence régionale de santé.

Idem du côté des médecins généralistes de Colmar. Trois cabinets différents contactés, situés à proximité du site incendié, ont affirmé n’avoir reçu « aucun patient ne se plaignant des fumées en particulier ». Une secrétaire médicale reconnaît toutefois : « Vue la période de pandémie, nous n’avons que des patients qui ont des problèmes respiratoires, donc pas évident de voir la différence ! »

Il ne reste plus rien aujourd’hui de l’entrepôt de la rue du Prunier, à Colmar. Le toit de tôle menace de s’envoler, et une forte odeur de brûlé persiste sur le site. © Maud de Carpentier / Rue89 Strasbourg

L’Association chargée de la surveillance de la qualité de l’air en Alsace (ATMO Grand Est) dit également de son côté, n’avoir « rien à signaler niveau pollution », pour la nuit du 21 au 22 septembre. Cependant Emmanuel Rivière, le directeur délégué de l’organisme, explique : « Nous n’avons que deux capteurs à Colmar, et aucun n’est situé à proximité du site incendié. Le plus proche étant à cinq kilomètres. » Or, « pour percevoir l’impact de l’incendie, il faudrait vraiment que le point de mesure soit sous le panache de flammes, et que les vents nous soient favorables… ce qui n’a pas été le cas. »

En effet, le soir du 21 septembre, et toute la nuit, les vents ont soufflé en grande partie vers le nord-ouest. « C’est donc normal que notre capteur n’ait rien détecté », conclut Emmanuel Rivière qui ajoute : « Un incendie a forcément des polluants, mais nous, on ne peut pas dire dans quelle concentration. »

Étonnant également, le silence des associations environnementales locales. Damien Reininger, ancien président d’Alsace Nature et habitant de la banlieue de Colmar reconnaît que l’évènement « est passé relativement en douce ». Les « communiqués rassurants » de la préfecture ont persuadé le militant, qui admet, un peu gêné : « C’est vrai que les gens n’ont pas bougé, et qu’on ne s’est pas saisi du sujet. Et pourtant ce n’est pas la première fois que ça brûle… Il faudrait en effet demander les analyses de l’air à la préfecture ! »

Pour Paul Poulain, c’est là une partie des problèmes : l’indifférence de la population vis-à-vis des incendies de sites de déchets. « Malgré Lubrizol en 2019, c’est le vide total de conscience de la population, sur les effets d’une installation classée pour l’environnement… Et c’est bien dommage. »

Pour le spécialiste en risque industriel : « Il faudrait lancer une vraie étude épidémiologique : savoir où est parti le nuage ? Où s’est-il arrêté ? Toutes les personnes impactées doivent être mises au courant pour qu’il y ait un suivi spécifique avec leur médecin traitant. Ainsi, dès qu’il y a des symptômes, on peut intervenir à temps, et soigner la population ! Beaucoup de cancers à venir pourraient être traités et soignés grâce à cela ».

Le site Schroll de la rue du Prunier à Colmar porte toujours les stigmates de l’énorme incendie du 21 septembre. © Maud de Carpentier / Rue89 Strasbourg

À l’origine de l’incendie, le dysfonctionnement d’une caméra thermique : « pas de bol »

L’autre point sensible du dossier, c’est la cause de l’incendie et surtout son ampleur. Les images de vidéosurveillance du site – que nous avons pu consulter – permettent de voir un départ de feu, sans origine apparente, à 18 h 50, sur un immense tas de bois. « C’est un feu couvant », explique Didier Ehret, le directeur d’exploitation de l’entreprise Schroll. Autrement dit, une auto-combustion, sans flammes ni fumée apparente, « qui a couvé pendant deux heures », affirme Pascal Scholl, et qui s’autoalimente jusqu’à s’enflammer. Les images montrent donc le départ de feu, et l’embrasement rapide et puissant du tas de bois entreposé. Puis les minutes s’égrènent. Lentement. Jusqu’à l’arrivée des pompiers sur le site, à 19 h 30.

Pourquoi ces quarante longues minutes d’attente ? Didier Ehret, le directeur d’exploitation de l’entreprise Schroll : « Nous avons eu une caméra thermographique qui n’a pas fonctionné correctement. »

Ces caméras sont censées détecter les points chauds à plus de 70°C. Si cette température est repérée à l’image, le système de détection envoie une alerte sur les téléphones des responsables de Schroll, mais aussi aux pompiers et à la société de surveillance du site. « Cette caméra fonctionnait encore quelques heures avant l’incendie, assure la direction, mais là, elle nous a signalé le départ de feu à 19 h 21, or l’incendie avait déjà commencé depuis trente minutes. » Le temps que les pompiers arrivent, il est bien trop tard. Un dysfonctionnement technique donc. « Pas de bol », résume Pascal Schroll.

Ce système de détection est le même pour les 21 sites de l’entreprise qui couvre l’Alsace, la Lorraine et le Territoire de Belfort, et qui traite un million de tonnes de déchets par an. « Nous travaillons avec la même société de maintenance pour ces caméras, et c’est la première fois que ça arrive », assure le directeur, qui reconnaît : « Il faut qu’on prenne nos dispositions pour que ce genre d’incident n’arrive plus. »

Un système de double détection existe pourtant sur différents sites de traitement de déchets en France. Et Paul Poulain de conclure : « Dommage d’attendre 2020 et un incendie d’une telle ampleur pour réaliser cela ». Selon l’expert, « c’est à la population de se saisir du problème, et de demander des comptes aux pouvoirs publics. Sinon, rien ne va bouger. »

Maud de Carpentier

Photo de une : Photo prise par Tristan Vuano, un photographe aérien, le 22 septembre, soit le lendemain du départ du feu. © Tristan Vuano / www.avuedecoucou.com