Euromaïdan

Ukraine : « Un mouvement de libération non extrémiste de désobéissance civique »

Euromaïdan

par Collectif

Quel est le rôle exact des groupes d’extrême droite au sein du mouvement protestataire en Ukraine ? Comment cela est-il analysé et relayé par les médias internationaux depuis quelques semaines ? Des chercheurs, spécialistes du nationalisme ukrainien, ont publié en février une déclaration collective pour dénoncer une déformation de l’impact et de la prépondérance de l’extrême-droite ukrainienne dans le mouvement en cours. Ils se disent « choqués par une dangereuse tendance qui se manifeste dans trop de reportages des médias internationaux au sujet des récents événements en Ukraine ». Des reportages qui sous couvert d’antifascisme font le jeu de l’impérialisme russe. Tribune.

Nous sommes un groupe de chercheurs comprenant des spécialistes dans le domaine des études sur le nationalisme ukrainien, et nous sommes pour la plupart des experts de la droite radicale ukrainienne post-soviétique. Plusieurs d’entre nous publient régulièrement dans des journaux scientifiques et dans la presse universitaire. D’autres mènent leurs recherches au sein d’organisations gouvernementales ou non-gouvernementales, spécialisées dans l’observation de la xénophobie en Ukraine.

Du fait de notre spécialisation professionnelle et de notre expérience de recherche, nous sommes conscients des problèmes, des dangers et des conséquences potentielles de l’engagement de certains groupes extrémistes de droite dans les manifestations ukrainiennes. Après des années d’études approfondies sur ce sujet, nous comprenons mieux que beaucoup d’autres commentateurs, les risques que cette participation de l’extrême droite entraîne pour l’Euromaïdan. Plusieurs de nos commentaires critiques envers les tendances nationalistes ont déclenché des réponses de colère de la part d’ethnocentristes en Ukraine et dans la diaspora ukrainienne en Europe de l’ouest.

Déformation par les médias

Bien que nous soyons critiques envers l’activisme de l’extrême droite dans l’Euromaïdan, nous sommes néanmoins choqués par une dangereuse tendance qui se manifeste dans trop de reportages des médias internationaux au sujet des récents événements en Ukraine. Un nombre croissant d’évaluations du mouvement protestataire ukrainien, à un degré ou à un autre, déforment le rôle, la prépondérance et l’impact de l’extrême-droite ukrainienne dans le mouvement protestataire. De nombreux reportages prétendent que le mouvement pro-européen a été infiltré, qu’il est conduit ou dominé par des groupes radicaux ethnocentristes et fanatiques. Plusieurs présentations donnent l’impression trompeuse que les acteurs ultranationalistes et leurs idées sont le cœur ou le moteur des manifestations ukrainiennes. Les photographies graphiques, les citations croustillantes, les comparaisons excessives et les sombres références historiques sont très demandées. Tout cela se mêle avec une prise en compte disproportionnée d’un élément particulièrement visible, bien que politiquement mineur, dans la mosaïque confuse formée par les centaines de milliers de manifestants avec leurs motivations aussi diverses que le sont leurs parcours et leurs buts.

La résistance à Kiev, qu’elle soit violente ou non, inclut des représentants de toutes les tendances politiques, aussi bien que des personnes sans idéologie qui auraient du mal à se situer politiquement. Non seulement les manifestants pacifiques, mais aussi ceux qui font usage de bâtons, de pierres et même de cocktails Molotov dans leur confrontation physique avec les unités spéciales de la police et les voyous employés par le gouvernement, constituent un vaste mouvement, qui n’est pas centralisé. La plupart des manifestants n’usent de violence qu’en réponse à la férocité policière grandissante et à la radicalisation du régime de Ianoukovytch. Les manifestants comprennent des conservateurs, des socialistes et des libéraux, des nationalistes et des internationalistes, des chrétiens, des non-chrétiens et des athées.

Le mouvement reflète la totalité de la population ukrainienne

Il est vrai qu’il existe, parmi les manifestants violents et non-violents, une diversité de radicaux d’extrême droite comme d’extrême gauche. Pourtant, le mouvement considéré dans son ensemble reflète la totalité de la population ukrainienne, jeune et âgée. La focalisation pesante sur les extrémistes de droite dans les reportages des médias internationaux est donc injustifiée et erronée. Une telle sur-représentation a plus à voir avec le potentiel sensationnaliste des slogans, des symboles ou des uniformes extrémistes ethno-nationalistes, qu’avec la situation actuelle, sur le terrain.

Nous soupçonnons même que, dans plusieurs reportages semi-journalistiques, spécialement ceux des médias sous influence du Kremlin, l’attention excessive portée aux éléments d’extrême-droite dans le mouvement protestataire en Ukraine n’ait rien à voir avec l’antifascisme. Paradoxalement, la production, l’influence et la diffusion de tels reportages peuvent eux-mêmes êtres motivés par une forme d’impérialisme ultranationaliste — russe, en ce cas précis. En discréditant fondamentalement l’une des plus impressionnantes actions de masse de désobéissance civile dans l’histoire de l’Europe, ces reportages contribuent à fournir un prétexte pour une implication politique de Moscou, voire peut-être même à une intervention militaire russe en Ukraine, comme en Géorgie en 2008. (Dans un blog éclairant, Anton Shekhovstov a récemment détaillé les activités d’institutions clairement pro-Kremlin, leurs connections et leurs responsables. La liste n’est probablement pas exhaustive.)

Angoisse quotidienne d’un peuple

Étant donné ces menaces, nous appelons les commentateurs, spécialement ceux situés politiquement à gauche, à prendre des précautions lorsqu’ils expriment des critiques justifiées sur l’ethno-nationalisme ukrainien. Les déclarations les plus alarmistes sur l’Euromaïdan sont susceptibles d’être instrumentalisées par les “techniciens politiques” du Kremlin, afin de servir la mise en œuvre des projets géopolitiques de Poutine. En fournissant des munitions à la lutte de Moscou contre l’indépendance de l’Ukraine, un tel alarmisme aide involontairement une force politique qui est une menace beaucoup plus sérieuse pour la justice sociale, les droits des minorités et l’égalité politique, que tous les ethnocentristes ukrainiens rassemblés.

Nous appelons aussi les commentateurs de l’Ouest [de l’Europe] à montrer de l’empathie pour un état-nation qui est très jeune, encore fragile, et qui subit une grave menace étrangère. La situation fragile dans laquelle se trouve encore l’Ukraine et les complications énormes de la vie quotidienne dans une telle société en transition donnent naissance à une grande diversité d’opinions, de comportements et de discours étranges, destructeurs et contradictoires. Le soutien au fondamentalisme, à l’ethnocentrisme et à l’ultra-nationalisme a souvent plus à voir avec la confusion permanente et l’angoisse quotidienne d’un peuple vivant dans de pareilles conditions, qu’avec ses convictions profondes.

Interpréter la radicalisation politique grandissante

Enfin, nous appelons tous ceux qui n’ont pas d’intérêt particulier ou pas de connaissance particulière de l’Ukraine, à ne pas commenter les questions nationales complexes de cette région sans s’être livré au préalable à une recherche approfondie. Étant des spécialistes de ce domaine, plusieurs d’entre nous luttent quotidiennement pour interpréter la radicalisation politique grandissante et la dérive paramilitaire du mouvement protestataire ukrainien. En contrepartie, on doit toujours rappeler que face à la terreur d’État exercée contre la population ukrainienne, un nombre grandissant de personnes ordinaires ou d’intellectuels ukrainiens à Kiev, arrivent à cette conclusion que, pour être préférable, la résistance non-violente n’est plus possible concrètement. Les reporters qui ont le temps nécessaire, l’énergie et les moyens, doivent venir visiter l’Ukraine, et / ou faire des lectures sérieuses sur les publications qui leur servent de références pour leurs articles. Ceux qui n’ont pas la possibilité de le faire doivent plutôt se consacrer à des sujets qui leur sont plus familiers, plus accessibles et présentent moins d’ambiguïté. Cela permettra d’éviter, à l’avenir, les nombreux clichés hélas, les erreurs factuelles et les opinions mal informées qui accompagnent souvent les débats sur les événements en Ukraine.

Signataires :

Iryna Bekeshkina, researcher of political behavior in Ukraine, Sociology Institute of the National Academy of Sciences, Ukraine ; Tetiana Bezruk, researcher of the far right in Ukraine, Kyiv-Mohyla Academy, Ukraine ; Oleksandra Bienert, researcher of racism and homophobia in Ukraine, PRAVO. Berlin Group for Human Rights in Ukraine, Germany ; Maksym Butkevych, researcher of xenophobia in post-Soviet Ukraine, “No Borders” Project of the Social Action Center at Kyiv, Ukraine ; Vitaly Chernetsky, researcher of modern Ukrainian and Russian culture in the context of globalization, University of Kansas, USA ; Marta Dyczok, researcher of Ukrainian national identity, mass media and historical memory, Western University, Canada ; Kyrylo Galushko, researcher of Ukrainian and Russian nationalism, Institute of Ukrainian History, Ukraine ; Mridula Ghosh, researcher of human rights abuses and the far right in Ukraine, East European Development Institute, Ukraine ; Olexiy Haran, researcher of Ukrainian political parties, Kyiv-Mohyla Academy, Ukraine ; John-Paul Himka, researcher of Ukrainian nationalist participation in the Holocaust, University of Alberta, Canada ; Ola Hnatiuk, researcher of right-wing tendencies in Ukraine, University of Warsaw, Poland ; Yaroslav Hrytsak, researcher of historic Ukrainian nationalism, Ukrainian Catholic University at L’viv, Ukraine ; Adrian Ivakhiv, researcher of religio-nationalist groups in post-Soviet Ukraine, University of Vermont, USA ; Valeriy Khmelko, researcher of ethno-national structures in Ukrainian society, Kyiv International Institute of Sociology, Ukraine ; Vakhtang Kipiani, researcher of Ukrainian nationalism and samizdat, « Istorychna pravda » (www.istpravda.com.ua), Ukraine ; Volodymyr Kulyk, researcher of Ukrainian nationalism, identity and media, Institute of Political and Ethnic Studies at Kyiv, Ukraine ; Natalya Lazar, researcher of the history of the Holocaust in Ukraine and Romania, Clark University, USA ; Viacheslav Likhachev, researcher of Ukrainian and Russian xenophobia, Euro-Asian Jewish Congress, Israel ; Mykhailo Minakov, researcher of Russian and Ukrainian political modernization, Kyiv-Mohyla Academy, Ukraine ; Michael Moser, researcher of languages and identities in Ukraine, University of Vienna, Austria ; Bohdan Nahaylo, researcher of ethnic tensions in Eastern Europe and the CIS, formerly with UNHCR, France ; Volodymyr Paniotto, researcher of post-Soviet xenophobia, Kyiv International Institute of Sociology, Ukraine ; Olena Petrenko, researcher of war-time Ukrainian nationalism, Ruhr University of Bochum, Germany ; Anatolii Podolskyi, researcher of genocide history and antisemitism, Ukrainian Center for Holocaust Studies at Kyiv, Ukraine ; Alina Polyakova, researcher of radical right movements, University of Bern, Switzerland ; Andriy Portnov, researcher of modern Ukrainian, Polish and Russian nationalism, Humboldt University of Berlin, Germany ; Yuri Radchenko, researcher of war-time Ukrainian nationalism, Center on Inter-Ethnic Relations in Eastern Europe at Kharkiv, Ukraine ; William Risch, researcher of Ukrainian nationalist thought and politics, Georgia College, USA ; Anton Shekhovtsov, researcher of West and East European right-wing extremism, University College London, United Kingdom ; Oxana Shevel, researcher of Ukrainian national identity and historical memory, Tufts University, USA ; Myroslav Shkandrij, researcher of inter-war Ukrainian radical nationalism, University of Manitoba, Canada ; Konstantin Sigov, researcher of post-Soviet discourse strategies of the “Other,” Kyiv-Mohyla Academy, Ukraine ; Gerhard Simon, researcher of contemporary Ukrainian history and nationality affairs, University of Cologne, Germany ; Iosif Sissels, researcher of hate speech and antisemitism, Association of Jewish Organizations and Communities (VAAD) at Kyiv, Ukraine ; Timothy Snyder, researcher of historic Ukrainian nationalism, Yale University, USA ; Kai Struve, researcher of Ukrainian radical nationalism and the Holocaust, University of Halle, Germany ; Mykhaylo Tyaglyy, researcher of genocide and antisemitism, Ukrainian Center for Holocaust Studies at Kyiv, Ukraine ; Andreas Umland, researcher of the Russian and Ukrainian post-Soviet extreme right, Kyiv-Mohyla Academy, Ukraine ; Taras Voznyak, researcher of Ukrainian intellectual life and nationalism, Magazine “JI” (L’viv), Ukraine ; Oleksandr Zaitsev, researcher of Ukrainian integral nationalism, Ukrainian Catholic University at L’viv, Ukraine ; Yevgeniy Zakharov, researcher of xenophobia and hate crimes in today Ukraine, Kharkiv Human Rights Protection Group, Ukraine

Coordinateur du projet : Andreas Umland

La déclaration a été aussi déposée sur le site du journal de Kiev Le Jour.

Traduit de l’anglais par Olivier Favier (Voir le texte original ici).

Photo : Ivan Bandura, Standing in the snow, 9 décembre 2013, Kiev, Urkaine / CC