Précarité

Dans un lieu d’accueil de jeunes sans domicile, « la question de l’alimentation devient centrale »

Précarité

par Elsa Gambin

À Nantes, l’équipe de la R’ssource, seul lieu d’accueil de jour pour les jeunes sans domicile, pallie l’angoisse d’une jeunesse désorientée par la crise. Avec un nouveau problème à gérer : de plus en plus de jeunes ne mangent plus à leur faim.

Une façade discrète, en bois, dans un des derniers quartiers populaires du centre de Nantes. Trois demi-journées par semaine, la R’ssource accueille des jeunes sans-abris de 16 à 25 ans dans ce rez-de-chaussée modeste. Une pièce de vie agréablement décorée, un espace repos, y compris pour les chiens, une cuisine sommaire, et le bureau des travailleurs sociaux. Hors pandémie, en plus des permanences, les mercredis après-midi sont consacrés à des sorties culturelles, sportives, ou des promenades, sur inscription. Mais ces rares plaisirs n’existent plus depuis le début de la pandémie. Comme tous les lieux d’accueil, la R’ssource a fermé lors du premier confinement.

Pendant le confinement, les jeunes cherchaient de quoi se nourrir

Si l’espace d’accueil a depuis rouvert ses portes, plus question de musées, de visites ou de sport. L’équipe, elle, se remet doucement du choc d’avoir dû laisser ces jeunes se débrouiller seuls, livrés à eux-mêmes dans une ville désertée. « J’ai vraiment cru, au tout début, que des solutions seraient trouvées pour ces jeunes en errance, se souvient Marie Novert, coordinatrice du lieu depuis trois ans. Je les contactais par téléphone, pour ceux dont j’avais le numéro, puis j’appelais le 115. Au final, peu ou pas de solutions ont été trouvées. » La travailleuse sociale a réussi à prendre des nouvelles de 27 jeunes sur ces deux mois de confinement. Tous demandaient où ils pouvaient trouver de quoi se nourrir, leurs lieux habituels de ravitaillement ayant fermé. Le public de la R’ssource est peu au fait de l’actualité locale et de l’ouverture de lieux alternatifs durant cette période.

Ici, les jeunes sans-abris passent surtout pour se reposer. Deux heures trente d’un sas réconfortant, porté à bout de bras par des travailleurs sociaux et une animatrice. Ils étaient habituellement trois pour accueillir sept jeunes. Les professionnels tournent à présent à deux pour un accueil de cinq jeunes par jour. Une jauge revue à la baisse, pandémie oblige, là où la détresse s’est pourtant creusée. Lilas, 24 ans, est de passage ce jour-là [1]. Elle y vient de temps en temps depuis trois ans. La première fois, une assistante sociale l’a accompagnée. Même si la jeune femme a récemment obtenu un logement, elle continue de venir, rassurée par l’habitude et le lien social. « Pendant un an, j’avais un travail, alors je venais moins. Mais c’est la seule asso que je fréquente, j’ai pas besoin d’en connaître d’autres. Ça me fait bouger au lieu de rester chez moi. »

Les jeunes sans-abris passent surtout à La R’ssource pour se reposer. © Elsa Gambin

Depuis que la jauge d’accueil a diminué, Lilas n’est plus prioritaire car elle a un lieu où vivre. Elle passe cependant voir Marie, et Catherine l’animatrice, pour parler de ses missions intérim, et croiser d’autres jeunes, avec lesquelles elle se trouve des points communs. « Ici ils parlent tous le même langage, sourit Marie Novert. Ça reste des jeunes entre eux. Il n’y a pas trop de tabous, on parle de tout assez ouvertement. » Lilas, elle, a connu un parcours chaotique, ballottée de foyers en familles d’accueil, de retours au domicile en CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale).

Une grande proportion des jeunes à la rue ont « un parcours ASE »

En 2020, le lieu a accueilli 79 jeunes, dont 6 % de mineurs. 58 des jeunes accueillis étaient des garçons. Mais si le nombre augmente légèrement au fil des années, un autre est vertigineux : 80 % des jeunes sans-abris nés en France qui passent à la R’ssource ont « un parcours ASE » (Aide sociale à l’enfance) comme on dit dans le jargon. Autrement dit, qu’ils soient ou non mineurs non accompagnés (MNA), le public de la R’ssource est, à un moment ou un autre, passé par la protection de l’enfance. Et se retrouve à la rue. « Parfois ce sont des retours en famille à 18 ans qui se passent très mal, et le jeune préfère repartir. Nous avons aussi des mineurs en fugue de l’ASE, qui demandent à changer de foyer par exemple », relate la coordinatrice.

Pour chaque mineur, l’éducatrice spécialisée indique au jeune qu’elle doit prévenir la « cellule de recueil des informations préoccupantes » (CRIP). Certains jeunes fréquentent l’association régulièrement pendant deux ou trois mois, puis disparaissent complètement. D’autres viennent de manière sporadique. L’association Solidarité Estuaire dispose également de deux logements de « mise à l’abri », des appartements où le jeune peut se (re)poser 19 jours. Les critères pour obtenir ces logements se font à l’appréciation des professionnels qui côtoient les jeunes et connaissent bien les situations de ces derniers. Certains jvivent en squat, ou sont logés chez des gens et ne souhaitent pas perdre leur place.

La R’ssource comprend un espace repos, y compris pour les chiens. © Elsa Gambin

Bons petits plats et bonnes nouvelles

La R’ssource est l’endroit pour cuisiner un repas collectif avec un plat de son pays, regarder ses mails, parler de ses addictions, mater un film, jouer et rire avec d’autres. L’année qui vient de s’écouler a mis à mal ces moments de sérénité. L’espace d’accueil a mis du temps à se remplir à nouveau. « Des jeunes ont vraiment été perdus, ils ne savaient plus ce qui étaient possible ou non, ouvert ou pas, explique Marie. Je me souviens d’angoisse de mort terrible chez certains. Chez les jeunes migrants notamment, la peur de la maladie était très forte. » La précipitation du premier confinement a mis de côté ces jeunes déjà isolés. Ils sont nombreux à avoir eu des difficultés à accéder à de l’aide alimentaire malgré la réactivité de certaines associations nantaises.

La cuisine, sommaire, de La R’ssource. © Elsa Gambin

« La faim a été un gros problème. La manche que certains font d’habitude pour manger ne marchait pas du tout pendant le confinement, ils se sont cassés le nez sur tous leurs lieux de distribution alimentaire habituels qui étaient alors fermés, et ils ne savaient pas trouver d’alternative », raconte l’éducatrice. Au retour des jeunes, et jusqu’à fin juillet, les plats mitonnés à le R’ssource étaient réalisés en grande quantité, le personnel étant particulièrement attentif à cette problématique.

Aujourd’hui, si l’angoisse de la maladie est moindre, « ils demeurent très inquiets des conséquences sur leur vie de tous les jours ». Les nouveaux sont rares à pousser la porte : « Ces jeunes font déjà des efforts pour venir, ils ont besoin de repères. Or, tout a été chamboulé ces derniers temps. Il y a une forme de découragement ». Au milieu des règles sanitaires difficiles à appliquer parfois, qui empêchaient jusqu’alors l’équipe et les jeunes de manier les cartes des jeux de société, ponctuellement, de bonnes nouvelles émergent. Ce jour-là, Ousmane, 21 ans, discute vivement politique guinéenne avec Malik, 24 ans. Ousmane, sans-abri, vient d’apprendre qu’il va être accueilli dans une famille pendant six mois, grâce aux démarches d’une association.

Arrivé depuis un an à Nantes, le jeune homme a traversé l’Afrique, puis l’Espagne. Il se plaît à Nantes, se rend régulièrement à la mission locale, et passe à la R’ssource « pour manger et boire un thé. Ici on m’aide dans mes démarches, ça me fait du bien, les gens sont gentils et amicaux. L’essentiel c’est de pas rester dehors ». Malik lui, doit patienter encore. Trois ans qu’il est à Nantes, et il cherche toujours emploi et logement. Le jeune guinéen a obtenu son titre de séjour, et terminé son CAP de conduite d’installations de production. « Pour moi, je suis arrivé à destination ici à Nantes. »

« On aimerait proposer davantage à ces jeunes »

Ouvert depuis 2014, la R’ssource, en quête de financements, aimerait augmenter le nombre de permanences. Pensé avec d’autres partenaires comme l’association d’action sociale Anef-Ferrer et Oppelia le Triangle, spécialisée en réduction des risques et suivis addictologiques, le lieu d’accueil est là pour répondre à un besoin « en proposant des missions complémentaires sur un même site, résume Alice Cavillon, cheffe de service. Le public reste majoritairement le même, des jeunes passés par l’ASE. Ils connaissent un fort isolement, certains vivent déjà un peu confinés ». L’évolution, négative, se joue du côté de la nourriture. « On le voit bien, la question de l’alimentation devient centrale. Ce n’était pas le cas auparavant. »

L’association cherche à multiplier les partenariats. La Banque alimentaire a répondu présente, ainsi que le Super U du quartier, qui donne ses invendus de fruits et légumes. « La cuisine, c’est aussi un lieu de partage, c’est facilitateur de rencontres, souligne Alice Cavillon. Et nous dans l’absolu, on aimerait proposer davantage à ces jeunes. » Davantage de tout, dans une période où ils ont de moins en moins.

Elsa Gambin

Photo : © La R’ssource

Notes

[1Les prénoms des jeunes ont été modifiés.