Pogroms à Moscou

La Russie malade de ses ultranationalistes

Pogroms à Moscou

par Eric Simon

Les tensions ultranationalistes continuent d’agiter la Russie et d’inquiéter le pouvoir. Le 11 décembre dernier, à Moscou, une manifestation de supporters venus commémorer la mort de l’un des leurs par un Caucasien s’est transformée en émeute raciale. Les populations non-russes ont été prises à partie. L’État et sa justice délétère étaient également visés. Retour sur les dérives racistes d’une société en crise.

Que s’est-il vraiment passé dans la nuit du 6 décembre 2010, quand un groupe de Nord-Caucasiens a croisé la route de Yegor Sviridov ? Une rixe pour un taxi, selon les uns, une attaque gratuite, pour d’autres, au bout de laquelle l’un des Caucasiens sort une arme et tue le jeune Russe. Moscou est une ville violente, et de tels incidents, aussi graves, ne sont pas rares. Mais voilà : l’un des protagoniste vient du Caucase, et la victime appartient au milieu des supporters de football du Spartak de Moscou, connus pour leurs options nationalistes et leur racisme souvent violent, parfois lié aux mouvements néo-nazis. La réaction va être rapide et exceptionnellement forte.

Le 11 décembre, environ 5.000 supporters et sympathisants se rassemblent place du Manège, sous les murs du Kremlin, à Moscou, pour une manifestation spontanée qui a immédiatement dégénéré en chasse aux basanés. Plusieurs dizaines de ressortissants du Caucase et d’Asie Centrale sont poursuivis jusque dans les couloirs des stations de métro Okhotny Ryad et Teatralnaya. 10 jours plus tôt, l’organisation de la Coupe du monde de foot en 2018 était confiée à la Russie...

Des attaques racistes récurrentes

Les violences contre les immigrés, et généralement les non-slaves, sont devenues une banalité en Russie : selon les chiffres de l’observatoire SOVA sur le racisme et la xénophobie, les attaques racistes en 2010 ont causé la mort de 37 personnes, et fait 368 blessés. En septembre 2006, des violences sauvages exercées à Kondopoga, près de la frontière finlandaise, ont même forcé au départ 200 Caucasiens, principalement des Tchétchènes.

Mais pour Moscou, le coup de force du 11 décembre est une surprise. En juin 2002, suite à la défaite de la Russie contre le Japon lors de la Coupe du monde 2002 de football, le centre de Moscou avait été ravagé. Plusieurs dizaines de personnes avaient été blessées, principalement asiatiques. La réponse des autorités avait alors été assez ferme, reléguant les affrontements entre groupes de supporters aux parkings de banlieues et aux forêts environnantes. Le pouvoir ne s’attendait donc pas à être directement interpellé par ces accros de foot ultra-violents. D’autant que le milieu des supporters, pour nationaliste et raciste qu’il soit, parfois jusqu’au néonazisme, n’est pas embrigadé par les différents mouvements politiques. Le milieu, comme souvent ailleurs dans le reste de l’Europe, est rétif à l’engagement politique organisé.

Des autorités russes débordées

Évidemment, les récupérations de hooligans contre des ennemis politiques sont toujours possibles. D’ailleurs, les autorités de Moscou l’ont déjà prouvé. L’année dernière encore, un groupe de hooligans arborant des insignes d’extrême droite a attaqué le campement écologiste contre le chantier autoroutier dans la proche forêt de Khimki, sous le regard bienveillant des policiers qui ont ensuite interpellé… des militants environnementaux !

Les premiers surpris par ces débordements ont donc été les autorités elles-mêmes, qui n’avaient prévu qu’une soixantaine de policiers anti-émeutes pour gérer cette manif commémorativ. Elles se sont retrouvées avec des centaines de bras tendus sous les murs du Kremlin, avec feux de Bengale, slogans racistes, ultranationalistes et protestataires contre un système judiciaire incapable de poursuivre les meurtriers de Sviridov. Vraie ou fausse, cette dernière accusation rejoint le soupçon de corruption généralement attaché aux affaires policières, et transforme de facto une commémoration déjà violente en manifestation d’opposition.

Dispersion de manifestation contre promesse de justice

C’est ainsi que le chef de la police de Moscou, Vladimir Kolokoltsev, sera obligé de négocier sous les caméras et les micros avec un hooligan masqué la dispersion des manifestants en échange de la promesse de justice pour Sviridov. Des manifestations, émaillées d’incidents, se produiront aussi dans d’autres villes de Russie. Un ressortissant du Kirghizstan, une ex-république soviétique d’Asie centrale, sera tué par une quinzaine de jeunes qui, après l’avoir battu, l’ont achevé d’un coup de couteau.

Dans un premier temps, le président Dmitri Medvedev a qualifié les événements de « pogroms ». « Les actes visant à attiser la haine raciale, nationale ou religieuse sont particulièrement dangereux, ils menacent la stabilité de l’État  », a-t-il ajouté. Dans un deuxième temps, il a trouvé la solution : le blocage plus rigoureux des filières de migrations clandestines, « oubliant » au passage que les Caucasiens du Nord, Tchétchènes, Ingouches, Daghestanais, Tcherkesses, Ossètes… sont juridiquement des citoyens russes !

Une mobilisation massive qui dépasse le milieu des supporters

Vladimir Poutine a fait encore mieux : il a invité les supporters à ne pas céder aux sirènes nationalistes qu’il a lui-même contribué à faire grandir dans ces milieux... lors d’un dépôt de fleurs sur la tombe du supporter. Il est vrai que de nombreux supporters soutiennent la politique de l’actuel Premier ministre. Certains sont même des cadres de divers groupes de jeunesse tels les « Nashi » ou « Molodaya Gvardia » (Jeune Garde). Plusieurs d’entre eux ont été reconnus place du Manège, accréditant un moment la thèse du complot d’État censé justifier un durcissement du régime. Le ministre de l’Intérieur, Rachid Nourgaliev, a remporté la palme de la mauvaise foi en accusant « les jeunesses radicales de gauche », dont des membres étaient, selon lui, infiltrés dans la manifestation pour provoquer les violences.

Si des groupes nationalistes et néonazis se sont retrouvés place du Manège, il est aujourd’hui clair qu’ils n’ont pas été les initiateurs du rassemblement : toute la mobilisation est passée par internet et par le biais des réseaux sociaux des supporters. Une enquête parue dans Global Voice montre que les sites des supporters fratria.ru, fanat1k.ru, et spartak.msk.ru ont considérablement accru leur audience dans les heures et les jours qui ont suivi la mort du jeune Sviridov. Les propos tenus sur les sites incitant à la fureur collective. Fratria, un des plus grands clubs de supporters, auquel appartenait Sviridov, a de son côté tenté de calmer le jeu. Et si les commentateurs ont partagé de nombreux liens vers des sites internet néonazis, « l’activité des sites internet néonazis les plus bruyants reste inférieure à celle des sites de supporters de football  ».

Une opposition qui tente de récupérer l’incident

Les mouvements xénophobes ont tenté de rebondir : le 14 décembre, le Mouvement contre une immigration illégale (DPNI), puissante organisation d’extrême droite, a essayé de jouer la stratégie de la tension en invitant les Russes à « ne pas sortir dans la rue sans moyens d’autodéfense légaux », au prétexte d’ appels à manifester émanant de Caucasiens. Mais les rassemblements ultérieurs du week-end suivant ne réuniront que quelques centaines de participants, avec cette fois-ci près de 2.000 arrestations préventives sur Moscou et ses environs. L’État reprend la main.

Le réveil politique des supporters n’a pas attiré que les néonazis : certains groupes de l’opposition démocrate ont cru pouvoir profiter de cette occasion pour tenter de récupérer cette force en gestation, et des appels ont été faits par des animateurs de « L’autre Russie », invitant les manifestants à les rejoindre lors du rassemblement du 31 décembre, date choisie en référence à l’article 31 de la constitution sur le droit à manifester... Échec. Plus inattendu, le parti de tonalité social-démocrate « Iabloko », pourtant référence du libéralisme politique, a organisé la manifestation des 40 jours de deuil, en référence au rite orthodoxe. Environ un millier de manifestants ont défilé sans incident, dûment surveillés par 4.000 policiers anti-émeutes.

Un repli identitaire

Le dirigeant de « Iabloko », Sergei Mitrokhine, a déposé une couronne sur le lieu de la mort de Sviridov… suivi à quelques mètres par Sergeï Belov, leader du DPNI et par Dmitry Demoushkine, chef du groupe néonazi interdit « Union Slave », aux initiales « SS » en cyrillique. Mitrokhine a déclaré qu’il était contre la « privatisation de la mémoire de Sviridov par les nazis », au risque toutefois de justifier les raisons racistes de leur colère.

Il est vrai que le slogan « la Russie aux Russes » reste une idée soutenue par 54% des Russes, selon un sondage de novembre 2009 de l’institut indépendant Levada. S’afficher en train de fleurir le lieu de la mort d’une victime du « fascisme caucasien », selon le terme aujourd’hui en vogue, peut avoir des impacts en termes électoraux. Alexandre Verkhovski, directeur de SOVA, constate depuis des années cette montée du nationalisme et des violences, mais il ne croit pas que les hooligans vont devenir une force politique. Le danger d’une autre explosion reste par contre bien réel, alimenté par les fantômes de la guerre en Tchétchénie, le terrorisme islamiste nord-caucasien qui vient encore de frapper lors de l’attentat de l’aéroport de Moscou, et surtout par tous les fantasmes qui traversent les esprits de populations qui se connaissent très peu. « La fraternité des peuples » tant vantée par le système communiste ne s’est jamais vraiment concrétisée, et la chute de l’empire, coïncidant avec une forte crise sociale et économique a aggravé le repli sur l’identité ethnique russe.

« Moscou pour tous »

3.000 personnes se sont rassemblées quelques jours après les événements du 11 décembre à Moscou pour protester contre la montée de la xénophobie en Russie, sur le thème « Moscou pour tous », à l’appel de personnalités telles que l’écrivain Viktor Shenderovich. Le rassemblement a réuni plusieurs leaders de l’opposition, dont le défenseur des droits de l’homme, Lev Ponomarev, ou le réalisateur Pavel Lounguine. Mais les représentants des minorités ethniques de citoyenneté russe, comme les ressortissants du Nord-Caucase, étaient absents. Très liés au pouvoir en place pour des raisons de sécurité autant que d’affaires – les deux étant souvent liées –, ils préfèrent la discrétion.

Dans les jours qui ont suivi le 11 décembre, des représentants de la communauté daghestanaise ont assisté à un séminaire organisé par le Centre Anti-Discrimination du Mémorial Saint-Petersbourg et ont réaffirmé cette position, au grand dam de jeunes de la communauté beaucoup plus impatients et révoltés. Les échanges avec les différents intervenants ont permis d’entrevoir d’autres possibilités, comme un travail commun avec la société civile qui n’avait jamais été réellement entrepris, et dont l’actualité montre l’urgence. Comble des paradoxes, cette réunion s’est passée sous haute protection des super-flics du Centre Anti-Extrémisme, plutôt habitués à surveiller les actions des ONG.

Dans le même ordre idée, le 19 janvier dernier, la commémoration annuelle de l’assassinat par des néonazis de l’avocat Stanislas Markelov et de la journaliste Anastasia Babourova, n’a donné lieu à aucun incident de la part des forces de l’ordre. L’autorisation pour le rassemblement a été obtenue avec la plus grande facilité, ce qui n’avait pas été le cas l’année précédente… Il a été discrètement avoué aux organisateurs qu’une telle action ne pouvait que contrebalancer l’ambiance délétère qui règne sur le pays. Ces derniers jours, un ressortissant ouzbek a été tué, un Vietnamien blessé : deux nouvelles attaques attribuées par la police à des militants néonazis. On n’ose se demander ce qu’il adviendra aux supporters étrangers lors de la Coupe du monde de football de 2018 dont l’organisation avait été confiée à la Russie, 10 jours avant le 11 décembre.

Éric Simon

Photo : manifestation antifasciste à Saint-Pétersbourg © A voix autres.