Sexisme

« La cause des pères : une stratégie pour faire passer une idéologie misogyne »

Sexisme

par Nolwenn Weiler

L’occupation par deux hommes d’une grue, à Nantes, mi-février a fait connaître les revendications de pères divorcés « désespérés de ne pas voir leurs enfants ». Une revendication reprise en boucle et sans aucun recul par nombre de médias. Or, cette action s’inscrit dans une stratégie bien précise de mouvements appelés « masculinistes ». Qui sont-ils ? Quels sont leurs objectifs ? Décryptage avec Patric Jean, cinéaste et réalisateur du documentaire « La domination masculine ».

Basta! : D’où vient le mouvement masculiniste ?

Patric Jean [1] : Les premiers masculinistes sont apparus à la fin du 19e siècle, à un moment où l’on adulait moins la force masculine, à cause de l’arrivée des machines qui la remplaçaient. Cela a entraîné une crise d’identité de l’homme viril. Actuellement, certains hommes, comme les masculinistes, se sentent mis en danger par le fait que les femmes prennent davantage de place. Chaque fois que les femmes avancent, ou que les homosexuels marquent des points, ils se manifestent. C’est la conséquence directe du récent renouveau féministe en France, et des nouveaux droits que sont en train d’acquérir les homosexuels. C’est comme le ressac d’un mouvement d’émancipation. On pourrait comparer cette idéologie au racisme, qui va du gars au coin du bistrot qui dit du mal des ouvriers noirs ou arabes, aux thèses plus élaborées des partis de droite. C’est bâti sur la peur de l’autre, la haine de l’autre. Pour les masculinistes, c’est le même processus : cela va de ce lui qui tient des propos misogynes sur sa femme entre collègues jusqu’à l’idéologie masculiniste. C’est du sexisme, qui se structure différemment selon les personnes et les endroits. Les masculinistes sont par ailleurs souvent racistes, et ultra-libéraux au niveau économique. Ils détestent l’État qu’ils associent à l’image d’une mère toute puissante.

L’action menée à Nantes mi-février, par des « pères désespérés », installés en haut d’une grue, s’inscrit-elle dans cette nébuleuse ?

On retrouve dans l’action de Nantes, les mêmes expressions que celles employées au Québec par les mouvements masculinistes : « Dans 80% des cas, ce sont les mères qui obtiennent la garde des enfants ». On retrouve aussi le même V de la victoire en fin d’action. L’association SOS papa, qui a soutenu les deux pères, fait partie des références des masculinistes québécois. En 2007, les Québécois étaient montés sur des ponts pour dénoncer les mêmes injustices. Mais avaient commis l’erreur d’entraver la circulation, ce qui leur avait mis la population à dos. En prenant soin de choisir des grues désaffectées, les Français ont amélioré le procédé. Tout cela était bien organisé et très préparé. Rien à voir avec l’acte désespéré d’un père en souffrance, comme on a pu l’entendre en boucle sur les médias.

Pourquoi ces hommes ont-ils bénéficié d’une telle audience médiatique ?

On peut déplorer que les journalistes n’aient pas pris la peine d’aller voir le site de ces militants, ce qui leur aurait permis de comprendre tout de suite à qui ils avaient à faire. Ils n’ont pas non plus vérifié les chiffres donnés par ces pères sur les gardes d’enfants. Celles-ci sont au profit quasi-exclusif des mères, pour la simple raison que les pères réclament moins cette garde ! Si ces messieurs ont été si vite et si bien écoutés, c’est que la société dans laquelle ils s’expriment est prête à accueillir leur parole. Les idées masculinistes vont dans le sens de notre culture, toujours structurellement misogyne, sexiste et prête à écouter n’importe quel idiot se plaindre des femmes. Imaginons un seul instant que des féministes soient montées sur une grue pour dénoncer les violences conjugales, qui pour le coup sont bien réelles. On aurait dit : qui sont ces hystériques extrémistes qui montent sur une grue ? Elles n’auraient pas eu 1/10e de l’attention accordée à ces hommes. A moins qu’elles n’y soient montées nues, évidemment.

Les difficultés évoquées par les pères concernant les gardes d’enfants, au moment des séparations, sont quand même bien réelles, non ?

Il y a évidemment des situations malheureuses, mais elles sont très rares. L’exemple du Québec est parlant. On a là-bas des chiffres précis, puisqu’en cas de divorce, les couples sont tenus de passer devant un médiateur. Dans 80% des cas, la situation a déjà été négociée à l’amiable quand les parents se présentent devant le médiateur. Dans la grande majorité des autres cas, une solution est trouvée lors du second rendez-vous avec le médiateur. Seuls 4% des cas posent vraiment problème, alors que 96% des séparations ont été gérées à l’amiable. Les vraies guerres sont très rares. Une étude qui vient d’être publiée en Belgique démontre à nouveau que l’immense majorité des pères ne veulent pas de la garde alternée. Nous sommes dans des sociétés où la quasi-totalité des tâches parentales et domestiques sont dévolues aux femmes. Les hommes l’ont bien compris ! Ils savent qu’une garde alternée, cela signifie gérer au quotidien les petites maladies, les absences du bureau... Ils préfèrent clairement ne pas s’occuper de ces soucis ! Et se contentent de ne voir leurs enfants qu’un week-end sur deux, voire moins encore.

Alors, pourquoi ces actions de « pères désespérés » ?

C’est une vitrine, tout simplement. Les masculinistes québécois, qui sont en contact avec une association telle que SOS papa, me l’ont dit eux-mêmes, hors caméra : c’est de la pure stratégie pour faire passer leur idéologie misogyne, qui considère que les avancées vers l’égalité entre femmes et hommes sont une destruction du modèle social patriarcal auquel il faudrait revenir. D’ici quelques semaines, on aura droit à d’autres sujets dans les médias, qui n’ont rien à voir. Le suicide des hommes par exemple, avec toutes sortes de chiffres très tendancieux, que les médias iront – je l’espère – cette fois vérifier. Après, ce sera l’échec scolaire des petits garçons, avec l’accusation d’un système scolaire pensé pour les petites filles et qui pénaliserait les petits garçons. Ils vont comme cela égrener les thématiques.

Les deux hommes qui ont grimpé sur les grues à Nantes sont accusés de violences. Comment les masculinistes se situent-ils sur ces questions ?

Ils nient l’importance des phénomènes de la violence conjugale, de l’inceste et du viol, qui seraient des inventions des féministes. Ils sont de fervents défenseurs du « syndrome d’aliénation parentale » ou SAP. Ce concept a été inventé dans les années 80 par le psychiatre américain Richard Gardner, dans un contexte où de plus en plus de mères dénonçaient les pères abuseurs. Il s’agit de l’idée selon laquelle lors d’un divorce, la femme pousserait ses enfants à accuser faussement leur père de violences, afin de les en écarter. Ce syndrome n’existe pas. Il n’a été validé par aucune association psychiatrique dans le monde. Il est cependant fréquemment utilisé par les tribunaux. C’est une véritable catastrophe, qui sert de défense aux hommes accusés de violences conjugales ou d’agressions sexuelles sur leurs enfants.

Comment se prémunir, face à cette idéologie ?

Nous devons tous et toutes être vigilants au quotidien pour ne pas véhiculer de stéréotypes sexistes. Il faut aussi que les élus soient très attentifs. Depuis 2009, plusieurs propositions de lois ont été déposées par des députés de droite, directement inspirées de l’idéologie masculiniste. Nous savons que les membres de SOS papa ont été reçus plusieurs fois à l’Assemblée nationale. Certaines propositions prévoyaient de faire entrer dans la loi le syndrome d’aliénation parentale ! D’autres envisageent de rendre la résidence alternée obligatoire, ce qui rendrait plus difficiles les demandes de séparation des femmes qui ont des enfants, mais aussi la dénonciation d’éventuelles violences. Les échecs précédents n’empêcheront pas des élus de déposer de nouvelles propositions lors de la prochaine discussion à l’Assemblée nationale sur la famille.

Recueillis par Nolwenn Weiler

(@NolwennWeiler sur twitter)

Voir le blog de Patric Jean

Notes

[1Patric Jean, cinéaste et réalisateur du documentaire « La domination masculine ».