Basta! : En quoi consiste ce « règne de la peur » que vous dénoncez dans votre livre, concernant la gestion municipale de Hénin-Beaumont ?
Marine Tondelier : Il s’agit de viser des cibles très précises : l’opposition municipale, les journalistes et tous ceux qui, de manière générale, auraient la mauvaise idée de ne pas rentrer dans le rang. Le but est double, puisqu’il s’agit d’une part d’intimider ces récalcitrants, et d’autre part de bien montrer à tout le monde ce qui arrive à ceux qui se mettent en travers du chemin.
Concrètement, cela se joue beaucoup dans le journal municipal ou sur les réseaux sociaux, où on va livrer en pâture un nom ou une action qui n’a pas plu au maire. Dans le cas très particulier des journalistes, cela passe par des droits de réponse incessants, dès le moindre article contrariant la majorité municipale – on en est au vingt-cinquième depuis le début de l’année, dans la seule édition d’Hénin-Beaumont de La Voix du Nord.
Cette violence politique exposée dans l’espace public – vous parlez des « combats de boxe » que sont devenus les conseils municipaux – touche aussi directement les employés municipaux, qui subissent un traitement que l’on connaît moins...
Lorsqu’on est élu d’opposition ou responsable politique, on est certes plus exposé mais avec cet avantage de pouvoir raconter et exposer nos désaccords. Un employé municipal, lui, est soumis au devoir de réserve. Or, ils sont victimes de techniques managériales très choquantes : on interdit à certains employés de se parler, on espionne à qui ils parlent sur le marché, on leur reproche des mauvaises fréquentations, on surveille ce qu’ils postent sur Facebook et ce qu’il se passe dans leur vie privée... Pour certains, cela a lieu quotidiennement, et sans guère d’échappatoire. Imaginez la pression psychologique que cela peut représenter, quand vous vivez et travaillez dans cette ville depuis quinze ou vingt ans…
En pratique, comment cela est-il organisé ?
Cela se joue à différents niveaux. A Hénin-Beaumont, Steeve Briois est l’incarnation du gendre idéal, celui que tout le monde doit protéger. Donc il est très peu en prise avec ces conflits, on le fait pour lui. Dans la presse ou face à l’opposition, ce sont souvent Bruno Bilde, l’adjoint aux affaires générales, et Christopher Szczurek, le président du groupe FN, qui s’en chargent. Et en mairie, ils ont leurs chefs de service, qui sont arrivés avec l’alternance : notamment à la direction de l’aménagement du territoire, où le chef de service est particulièrement influent.
Il y a deux autres personnes très impliquées : le directeur de cabinet du maire, qui est un peu sur tous les fronts et joue plusieurs rôles en même temps, et le directeur général des services, qui semble un peu en retrait et ne pas décider grand-chose, mais dont le nom revient dans beaucoup de témoignages d’employés.
Vous insistez sur le rôle des réseaux sociaux dans ce pouvoir, à la fois en tant qu’espace important pour la communication politique, mais aussi comme outil principal de surveillance...
C’est une arme à double-tranchant. La page Facebook du maire sert en effet à faire de la propagande dans des dimensions inédites. Il y a aussi une page anonyme, mais dont tout le monde voit bien qui se cache derrière, sur laquelle on diffame l’opposition municipale, les journalistes de La Voix du Nord, ou le délégué CGT de la mairie… On peut y lire des posts tels que : « Ne faites pas confiance au juda René Gobert [le délégué syndical de la CGT d’Hénin-Beaumont, ndlr] qui vous ment », des posts que « likent » d’ailleurs des élus FN. Autrement dit, une sorte de soutien officiel au lynchage d’un employé municipal.
Ces réseaux sociaux sont aussi devenus un moyen de contrôle. Des employés racontent qu’au début du mandat, des élus les demandaient en amis sur Facebook. Ils en étaient très honorés, pour eux c’était un signe de considération. Jusqu’à ce qu’ils réalisent que c’était un outil de surveillance massive : dès qu’il y a quelque chose qui mérite d’être signalé à leur hiérarchie, ça l’est, que ce soit par un autre employé municipal ou par un militant FN. Cela inquiète sur le niveau de délation que rendent possible les réseaux sociaux dans une ville de 27 000 habitants, où tout le monde est ami avec tout le monde et où tout se sait rapidement. La limite entre vie publique et vie privée est devenue très ténue pour les employés municipaux.
Vous décrivez l’omerta qui entoure le sujet, en interne à la mairie : comment avez-vous fait pour obtenir les témoignages ?
J’ai commencé à recevoir des personnes, une par une, dans ma cuisine pour enquêter et essayer de comprendre. J’ai réalisé que c’était beaucoup plus grave que ce que je pensais, j’avais quelques éléments du puzzle mais j’étais loin de m’imaginer que ça allait aussi loin, pour autant de monde. Je n’avais eu vent que de cas individuels. En réalité, cela concerne toutes les strates des employés municipaux [entre 600 et 800 employés, ndlr], qu’ils soient étiquetés militants ou non, syndiqués ou non.
Le plus dur a été de les mettre en confiance et de les rassurer sur l’anonymat ou les risques de représailles. J’ai expliqué qu’il fallait briser cette loi du silence pour que la honte change de camp. Parmi eux, beaucoup pensaient être seuls à vivre ça ; il y a un gros tabou autour du sujet.
Quels sont les contre-pouvoirs à votre disposition pour résister ? Manque-t-il par exemple un organe de contrôle de la vie publique locale ?
Il existe : c’est la préfecture. Nous les saisissons souvent. Mais quand le maire a décidé qu’il n’avait pas envie que l’on pose notre question orale en conseil municipal, le courrier de la préfecture n’y change malheureusement pas grand-chose… Il y a une grande différence de moyens financiers et de moyens d’action, nous essayons de lutter sur le terrain des réseaux sociaux, même si nous n’avons pas non plus les moyens de « sponsoriser » nos publications qui touchent, de fait, moins de monde que les leurs. Ce qu’il faut surtout, c’est ne pas lâcher le terrain. Parce que si l’on décide que cela ne sert à rien, c’est à partir de là qu’ils gagnent une deuxième fois, par résignation de l’adversaire.
Une telle dérive est-elle strictement liée à l’échelle municipale, ou vous paraît-elle envisageable à des niveaux supérieurs ?
C’est la question. Je pense qu’ils auront du mal à reproduire exactement leur succès au niveau national, car il est lié au fait qu’Hénin-Beaumont est une petite ville dans laquelle on peut faire du « bon travail » avec seulement trois ou quatre cadres expérimentés. Par ailleurs, ils ont pris la ville au meilleur moment, celui où le gros du travail ingrat de redressement financier a été accompli et où il devient facile d’enchaîner sur les « finitions sexy », sur lesquelles ils communiquent : reprendre les investissements dans la ville, baisser les impôts, etc.
C’est donc une situation très spécifique. Je ne pense pas que celui ou celle qui gagnera la présidentielle en 2017 en France puisse d’un claquement de doigts résoudre tous les problèmes. Mais j’ai en tête une image qui m’inquiète, celle de voir un jour Bruno Bilde accéder à la tête de la DGSE [le service de renseignement français, ndlr]. Étant donné ce qu’ils ont démontré en termes de surveillance, d’intimidation, de diffamation...
L’un de vos propos consiste à refuser « la démonologie » qui entoure le rapport au FN. Vous appelez à arrêter d’exorciser le vote FN. Un tel témoignage n’y contribue-t-il pas, paradoxalement ?
Je ne fais pas de diabolisation, je rapporte des faits précis. Ce livre est là pour donner des clés à travers différents témoignages. Chacun les reçoit et en tire ensuite ses conclusions. Ce n’est pas un réquisitoire contre le Front National. Je n’élude pas, d’ailleurs, les choses qu’ils font de manière plutôt positive. Pour être critique sur le Front National, il faut être lucide sur leurs victoires, sur une certaine forme d’intelligence stratégique et communicationnelle.
Le Front National se définit comme « new age ». Ils ont arrangé leurs méthodes, leur stratégie a changé : ils se font passer pour les agneaux mais leur objectif reste le même. Tout ce qui est répréhensible est désormais caché, même si le naturel revient souvent au galop… C’est une stratégie pour étendre leur pouvoir. Et cela marche : il n’y a aucune raison que le vote Front National s’effondre là, maintenant. Je ne vois pas aujourd’hui comment Marine Le Pen pourrait ne pas être au deuxième tour de la présidentielle.
Propos recueillis par Barnabé Binctin
Photo : jeunes militants frontistes lors d’un meeting en 2012 / CC Blandine Le Cain
– Lire aussi : Austérité budgétaire, abandon des familles modestes, vision néolibérale du travail : le véritable programme du FN
Marine Tondelier, Nouvelles du Front, éditions Les Liens qui libèrent, sortie le 1er mars 2017. Plus d’informations ici.