Intégration

La longue marche des jeunes maghrébins

Intégration

par Agnès Rousseaux

25 ans après la marche des Beurs, les jeunes issus de l’immigration maghrébine peinent toujours à trouver leur place en France. Entre exigence d’intégration et maintien de fortes discriminations, cette place est vécue aujourd’hui comme paradoxale par une partie de ces jeunes. Entre la France et eux une relation complexe s’est tissée, pleine d’attentes mais aussi de désespoir. Une relation qu’a tenté de décrypter la sociologue Evelyne Perrin dans son ouvrage « Jeunes Maghrébins de France, La place refusée ».

Basta! : Vous avez réalisé une centaine d’entretiens avec des jeunes issus de l’immigration maghrébine. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ces rencontres ?

Je ne m’attendais pas à un tel désespoir. Les discriminations vécues par ces jeunes leur bouchent l’avenir. Beaucoup d’entre eux m’ont dit ne pas voir de perspectives pour eux en France. Ils ont envie de s’expatrier à Londres, au Canada. Pour certains la migration est un horizon, ils renouent en quelque sorte avec un passé migratoire. Aucun par contre n’a évoqué un retour vers le Maghreb. Ce qui ressort, c’est vraiment une impression de gâchis collectif. J’ai rencontré des jeunes qui ont souvent été scolarisés en France, qui ont beaucoup de talents, de compétences, mais qui ne peuvent pas s’épanouir. Pour certains, leur famille est en France depuis deux ou trois générations, et il y a toujours un mur, un plafond de verre, contre lequel ils buttent. Ils sont face à une injonction paradoxale : on leur dit de « s’intégrer » et on leur met plein de barrières. Leurs échecs leur sont renvoyés dans la figure. C’est une violence très forte. Pour résumer, le message adressé à ces jeunes, c’est : « Intègre-toi, mais ne viens pas prendre mes emplois, habiter près de chez moi, envoyer tes enfants dans les mêmes écoles que les miens ! » Alors que les autres vagues successives d’immigration ont été peu à peu intégrées, la situation semble ici s’être bloquée.

D’où vient ce blocage ?

Les causes sont multiples. La situation de l’emploi a rendu l’intégration plus difficile. Le contexte international et le développement de l’islamophobie ont suscité un rejet. Et surtout le poids colonial alimente ces discriminations : on reste sur des perceptions structurées par le passé colonial, qui joue sur l’inconscient collectif en alimentant un déni de citoyenneté. À cela s’ajoute les politiques de répression, le harcèlement policier dans les quartiers, le langage guerrier de Nicolas Sarkozy, qui sont perçus comme extrêmement violents par ces jeunes et alimentent la stigmatisation.

Comment ces jeunes réagissent-ils face à cette situation ?

J’ai senti des jeunes qui avaient envie de se battre, d’être reconnus. Pourtant leur parcours scolaire est souvent tortueux, laborieux. Ils sont orientés plus tôt vers des études professionnelles. Les exemples sont nombreux aussi de jeunes qui sont obligés d’arrêter leur études supérieures car ils ne trouvent pas de stages. Du point de vue de l’emploi, une étude menée en 2006 [1] a montré que les jeunes maghrébins sont systématiquement pénalisés comparés aux autres « secondes générations » (turques, africaines, asiatiques...) : à diplôme égal, ils se retrouvent en plus grande difficulté sur le marché du travail. On aurait ainsi une forme d’assimilation segmentée : une assimilation du point de vue linguistique ou culturel, et une discrimination persistante au niveau socio-économique.

Le groupe de rap Tandem a intitulé un de ces textes : « J’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime. » Pour moi, cela résume bien la situation : ces jeunes aiment la France et voudraient que la France les aime. Il n’y a pas de haine mais une souffrance. Ils sentent que leur place n’est pas garantie dans ce pays. Ces jeunes sont au milieu du gué, ils voudraient être considérés comme Français, mais on leur dénie ce droit, alors ils disent qu’ils sont Marocains, Algériens... Certains s’en sortent en disant : « Moi, je suis citoyen du monde. » Il y a aussi parfois un refus de la conception française de l’intégration. Certains ont le sentiment qu’on leur demande de renier leurs racines, alors même que dans la société contemporaine les identités sont complexes, multiples, librement recomposées. Pour reprendre les termes d’une des jeunes interrogées, ils ont l’impression qu’on leur demande « de se dépouiller de leur identité avant même de fouler le sol sacré de la République ». C’est aussi ce que décrit Mehdy, enseignant : « On nous dit : ’’Il faut vous dissoudre !’’ C’est de la désintégration. Assimilés, on l’est. Pour eux, s’intégrer ce serait être chrétiens ! »

Je me suis aussi posé la question dans mon étude : peut-on désigner une population par son origine, même si elle remonte à deux ou trois générations ? Ces jeunes sont pour la plupart Français. Et quand on utilise le terme « jeunes issus de l’immigration », on parle le plus souvent des « jeunes maghrébins ». C’est une forme de stigmatisation. La question centrale, c’est : pendant combien de temps ces jeunes seront-ils considérés comme « issus de l’immigration » ? 

L’engagement est-il perçu comme un moyen de faire bouger ces blocages ? Quels sont les lieux investis par ces jeunes ?

J’ai croisé beaucoup de jeunes qui s’engagent au sein d’associations locales mais aussi en politique, dans les municipalités. Mais l’histoire de cet engagement est marquée par beaucoup de déceptions et d’amertume, notamment pour la génération précédente. Après la marche pour l’égalité des droits de 1983, certains ont été bloqués dans leur ascension au sein de partis politiques. De nombreuses associations ont été instrumentalisées, comme SOS Racisme. Les jeunes que j’ai rencontrés sont tous très virulents contre Ni Putes ni Soumises, qu’ils voient comme une machine de guerre du PS qui a contribué à stigmatiser les jeunes garçons des quartiers comme violents et délinquants.
Le MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), créé en 1995, est issu des luttes et des fortes mobilisations des années 70-80, mais il a aujourd’hui du mal à mobiliser et à se renouveler. Le mouvement des Indigènes de la République n’a pas réussi à attirer beaucoup de monde. C’était assez marquant lors du Forum social des quartiers populaires en octobre 2008. Il n’y avait pas beaucoup de jeunes des cités. Il est triste de constater la difficulté de mobilisation. Et triste aussi que nombre des associations présentes se soient enfermées dans un discours vindicatif par rapport à la gauche, y compris la gauche de la gauche et des gens qui les avaient soutenues.

Vous citez Alain Bertho, professeur d’anthropologie, qui au lendemain de la victoire de Nicolas Sarkozy, analyse la « réticence politique et culturelle » de la gauche sur ce qui est pourtant le cœur des nouveaux enjeux politiques : racisme culturel et social, discriminations, stigmatisation de la jeunesse... Les partis ont-ils raté le lien avec ces mouvements ?

Pour Alain Bertho [2], la gauche est sur un « terrain d’hésitation », elle n’a pas vu par exemple les tensions urbaines « comme de nouveaux fronts à tenir, mais comme une source de difficulté pour les fronts traditionnels ». Ce décalage a aussi été analysé par Olivier Masclet, en 2003, dans La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué [3]. Il a montré la difficulté pour la gauche (ici le Parti communiste) à mobiliser la seconde génération de l’immigration, notamment maghrébine. On a dit que le Nouveau parti anticapitaliste avait réussi à rallier de nombreux jeunes de quartiers populaires issus de l’immigration. Je suis allée à son congrès en janvier. Sur 800 délégués, il y avait deux maghrébins, plus deux africains... À la Fédération [4], il y a un petit courant de maghrébins, pas forcement jeunes, plutôt de 30-40 ans, qui porte ce souci.

Le lien se fait donc difficilement, du point de vue de la mobilisation, des thématiques abordées... On peut citer aussi L’Appel des Indigènes lancé en janvier 2005. Il a été considéré comme discours communautariste par la gauche. C’est un débat qui a beaucoup divisé. Certains reprochaient au texte d’effacer la dimension sociale, les rapports de classe, d’ethniciser la question sociale pour en faire une question raciale. On ne peut pourtant pas nier que dans cette situation, au-delà des questions sociales, il y ait une question post-coloniale. Certains jeunes que j’ai interviewés ont l’impression que dès qu’on affiche une identité, c’est tout de suite la paranoïa, on est taxé de communautarisme. Moi, je ne dirais pas qu’il s’agit de communautarisme. C’est un réflexe logique de s’appuyer sur sa communauté. Quand d’autres groupes le font, cela ne pose pas de problème. Lorsque ce sont des maghrébins, on entend : « Ah là, ça devient très dangereux. » On n’utilise ce terme que quand on parle de rassemblements de personnes originaires d’anciens pays colonisés par la France.

Vous évoquez l’engagement depuis le début des années 2000 de nouveaux militants, qui portent des combats pour les droits sociaux et contre le néolibéralisme, proches du mouvement des « sans », et plus méfiants par rapport à toute instrumentalisation politique. Y a-t-il une nouvelle effervescence ?

Il y a effectivement un renouvellement. On a vu apparaître de nouvelles organisations, comme par exemple le Mouvement des quartiers pour la justice sociale [5], créé récemment par des jeunes. Je pense que l’élection d’Obama va aussi avoir un effet sur l’engagement en politique. C’est un changement énorme dans l’imaginaire collectif, qui permet sans doute à des jeunes issus de l’immigration de se sentir plus légitimes pour prendre leur place dans les partis. Ce que j’ai trouvé de plus marquant ces derniers mois, c’est l’énorme participation de ces jeunes aux mobilisations contre l’offensive israélienne à Gaza. Cet engagement important est un phénomène politique très intéressant qu’il faudrait analyser : comment se sont-ils mobilisés ? Était-ce spontané, ou via les réseaux militants, les mosquées ? Les expressions religieuses dans une partie des cortèges ont choqué ou mis mal à l’aise de nombreux manifestants. Mais on ne peut pas reprocher à des personnes d’exprimer leur indignation sous forme religieuse. Au moment où des jeunes s’engagent massivement, il ne faut surtout pas laisser se creuser un fossé quel qu’il soit, il est nécessaire de tisser des liens.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

Notes

[1Roxane SILBERMAN, Irène FOURNIER, « Les secondes générations sur le marché du travail en France : une pénalité ethnique ancrée dans le temps. Contribution à la théorie de l’assimilation segmentée », in Revue Française de Sociologie, 47-2, 2006.

[3Olivier MASCLET, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué. Paris, Éd. La Dispute, coll. Pratiques

[4http://lafederation.org/ : Les Alternatifs, la Coordination nationale des collectifs unitaires (CNCU), Lutte Ouvrière, le MRC, le NPA, le PCF, le PCOF, le Parti de gauche, le PS, Alternative Démocratie Socialisme (ADS), Alter-Ekolo