Lutte sociale

La plus vieille usine de France sera-t-elle rachetée par ses salariés ?

Lutte sociale

par Benoît Borrits

La Papeterie de Docelles, en Lorraine, créée il y a cinq siècles, va fermer. Ainsi en a décidé son propriétaire, un groupe international. Des salariés montent un projet de reprise en coopérative, soutenu par le gouvernement, les collectivités locales et plusieurs banques. Une seule chose manque : la propriété du site. Mais le groupe refuse de le céder, même pour plusieurs millions d’euros. Une entreprise peut-elle dicter ses conditions et envoyer dans la misère 161 salariés, au nom du droit de propriété ? Les pouvoirs publics peuvent-ils réquisitionner l’usine pour que les emplois et savoir-faire locaux restent ? Le droit de propriété peut-il prévaloir sur le droit au travail ?

Mi-décembre 2013, la direction des Papeteries de Docelles, dans le département des Vosges, annonce la fermeture de l’usine, spécialisée dans la production de papiers spéciaux et créée en 1478. Un plan social, avec suppression de 161 emplois, est présenté. Il sera accepté par les autorités à la mi-janvier. Les choses vont alors très vite et l’usine cesse ses activités le 22 janvier 2014. Le propriétaire de l’usine est le groupe anglo-finlandais UPM, spécialisé dans les produit forestiers, qui emploie 25 000 personnes dans le monde [1].

Comme cela se fait maintenant régulièrement, les salariés et leur section syndicale CGT, montent un projet de reprise de l’entreprise en coopérative, afin de maintenir l’emploi et les savoir-faire sur place. 85 salariés s’engagent à devenir sociétaires. Le projet prévoit la reprise de 116 emplois la première année, 130 la seconde puis 160 la troisième. Avec, il est vrai, des réductions de salaires de 15 %. Mais dans une Scop (Société coopérative et participative), la rémunération des travailleurs ne se limite pas au salaire : elle comprend aussi une partie des profits – l’autre partie des bénéfices constituant des réserves impartageables qui ne bénéficient pas à une personne en particulier mais à l’entreprise elle-même.

Les besoins en fonds de roulement de la future coopérative sont évalués à 15 millions d’euros. Ils sont couverts par une partie des indemnités perçues par les ex-salariés, par l’enveloppe du Plan de sauvegarde de l’emploi, ainsi que des financements coopératifs et bancaires. Le projet de reprise est largement soutenu par l’Union régionale des Scop, les collectivités locales, l’État et les banques. Tous l’estiment « viable ». Il ne manque qu’une chose : que le groupe UPM accepte de céder le site.

Le propriétaire empêche toute reprise d’activité

Les salariés, s’estimant lésés par cette fermeture brutale du site, demande fort légitimement que celui-ci soit cédé pour un euro symbolique. Refus d’UPM, qui demande qu’une nouvelle offre soit formulée par les salariés pour la reprise du site. Ceux-ci proposent 3 millions d’euros, une somme loin d’être négligeable et qui représente 35 000 euros par sociétaire. Mercredi 5 mars, UPM a sèchement rejeté l’offre des salariés, indiquant pour la première fois qu’il exigeait entre 10 et 12 millions d’euros. Impossible et inacceptable pour les salariés.

« Au départ, nous voulions racheter l’usine pour l’euro symbolique, ce que UPM refusé. Nous sommes montés à 3 millions d’euros, ce qui est énorme. Mais UPM n’a pas tenu ses promesses de vendre ses actifs, ils nous ont menti », déclare sur France 3 Sébastien Saget, délégué syndical dans l’entreprise. L’entreprise, qui a pourtant annoncé début 2013 son intention de trouver un repreneur, a déjà rejeté deux candidatures… Voilà qui en dit long sur la façon dont ce groupe envisage sa restructuration : il ferme une usine, mais semble ne pas vouloir que les capacités de production restent derrière lui.

Le gouvernement fera-t-il expulser les travailleurs ?

Deux logiques sont désormais face à face. Celle des salariés qui exigent le maintien des emplois et du savoir-faire local, exigence qui conditionne souvent la vie d’une localité. Celles des actionnaires qui, au nom du sacro-saint droit de propriété, estiment avoir le droit de fermer une usine en bloquant toute perspective de maintien de la production, quitte à laisser celle-ci dépérir. Qu’ils veuillent se séparer d’une unité de production, pourquoi pas. Mais ne serait-il pas normal qu’ils en assument alors les conséquences sociales, et laissent aux salariés les moyens de prendre en main leur avenir ?

Que va-t-il désormais se passer ? Quelle application de la loi dite « Florange » – qui impose aux entreprises fermant des sites rentables de rechercher un repreneur ? Ici, le repreneur était tout trouvé : la Scop constituée par les salariés. A ce jour, il n’y a plus d’autres projets de reprises. Quels moyens le gouvernement mettra-t-il en œuvre pour maintenir l’emploi ? Dans l’hypothèse où les salariés occuperaient l’usine et relanceraient la production, le gouvernement se rangerait-il du côté du respect constitutionnel de la propriété privée ? Fera-t-il expulser les travailleurs ou laissera-t-il faire ? Ce serait une rupture politique fondamentale... Tel sera, n’en doutons pas, un des enjeux des luttes à venir.

Benoît Borrits

Cet article a été initialement publié sur le site Association Autogestion, qui veut promouvoir la réflexion et l’éducation populaire sur la thématique de l’autogestion.

Photo : B. Boulay/Actu88.

Notes

[1En France, UPM dispose de deux usines de papier (à Rouen et Docelles), une usine de transformation de complexes auto-adhésifs à Nancy et trois bureaux de vente, à Levallois-Perret, Lagord et Villeurbanne.